Le gouvernement caquiste de François Legault prépare un projet de loi visant à interdire les prières dans l’espace public. Après en avoir parlé en décembre dernier, le premier ministre semble prêt à officialiser cette restriction, suscitant un vaste débat sur la liberté religieuse dans un Québec laïque. La Converse est allée à la rencontre de ceux qui vivent cette réalité au quotidien, s’entretenant notamment avec des membres des communautés musulmane et chrétienne évangélique. Pour eux, une question se pose : comment pratiquer sa religion en 2025 ?
À 25 ans, Sara*, qui est d’origine marocaine, mène une vie bien différente des jeunes professionnels de son âge. À titre de missionnaire chrétienne, elle parcourt régulièrement le monde pour annoncer l’Évangile. Cheveux long et brun, casque sur la tête, la jeune femme nous parler par visioconférence. Quand elle n’est pas en déplacement, on peut la croiser dans les rues de Montréal, seule ou avec des membres du mouvement Revival Montreal, pour évangéliser, c’est-à-dire pour partager sa foi et prier pour les inconnus.
Sara est née au Maroc, et sa famille a immigré au Canada lorsqu’elle avait six ans pour fuir les restrictions religieuses qui leur étaient imposées, raconte-t-elle. « Mon père est athée, et ma mère, chrétienne. Aucun des deux n’est musulman, dit-elle. Au Maroc, tu peux être chrétien, mais tu n’as pas le droit d’évangéliser et de prier pour les gens en public. Et pendant le ramadan, tu n’as pas le droit non plus de manger [dans l’espace public]. Si tu le fais, tu risques la prison », affirme la jeune femme.
Pour cette famille marocaine, l’exil avait un sens : il s’agissait de trouver un pays où la liberté religieuse était plus qu’un concept théorique. « Mon histoire est celle de beaucoup d’immigrants. Le Canada n’a pas seulement attiré notre famille pour sa prospérité économique, mais aussi pour la possibilité d’y vivre notre foi sans pression sociale ou persécution. C’est ce que nous sommes venus chercher ici », explique Sara.
Mais aujourd’hui, la jeune missionnaire s’inquiète. Pour elle, le projet de loi interdisant les prières dans l’espace public place le Québec sur une pente dangereuse. « Si cette loi passe, il n’y aura pas de grande différence entre le Québec, l’Iran et la Corée du Nord », croit-elle. « Pourquoi ? Parce que si tu commences à prier dans la rue, un policier peut venir. En Corée du Nord, si tu pries dans la rue, un policier vient également. C’est la même chose. C’est dur à entendre, mais au fond, la logique est la même : contrôler les croyances de la population », laisse-t-elle tomber.
Un constat partagé par certains experts. En décembre dernier, le politologue Marc Chevrier déclarait au média Présence : « Interdire toute manifestation publique de prière, c’est ce que l’on observe dans des États totalitaires, où la prière était non seulement non tolérée, mais parfois carrément interdite, comme dans l’ancienne Union soviétique ou en Chine. »
« Être croyant en 2025, c’est possible si on se fait tout petit »
Devant le centre Badr, réservé le vendredi aux fidèles musulmans, Nour, un jeune musulman québecois de 24 ans, coordonne l’entrée et la sortie des voitures dans un stationnement trop petit pour l’affluence des fidèles. La prière vient de se terminer. Les hommes et les femmes sortent par des portes distinctes.
« Dans notre religion, on apprend à être discret, à ne pas déranger la paix des autres. Donc, prier dehors n’est pas une pratique courante. Dans un pays où la majorité n’est pas musulmane, on ne devrait pas s’imposer de cette manière, même pour une bonne raison », commence-t-il. Selon le jeune homme, cette discrétion est nécessaire pour protéger l’image de sa communauté, qu’il estime déformée.
Il pointe notamment le rôle des médias et de l’éducation. Il se souvient de ses années à l’école où le cours d’Éthique et culture religieuse favorisait l’ouverture d’esprit et la tolérance. « On visitait des temples hindous, des mosquées, des églises, des synagogues… On apprenait à connaître toutes les religions. Ça a aidé beaucoup d’élèves à comprendre et à respecter les autres croyances », se souvient-il. Mais depuis l’an passé, le cours a disparu du programme pour être remplacé par Éthique et culture québécoise.
Solange Lefebvre, professeure et titulaire de la Chaire de recherche en gestion de la diversité culturelle et religieuse, qui a participé à l’élaboration du cours d’Éthique et culture religieuse, ne mâche pas ses mots. « [Le gouvernement] a remplacé le programme d’Éthique et culture religieuse, qui avait coûté des dizaines de millions de dollars et avait exigé un travail énorme de conception et de réflexion sur une période de 10 à 12 ans, par un cours sur la citoyenneté, puis l’identité québécoise. C’est de la pure manipulation ! » s’exclame-t-elle.
« Être croyant en 2025, c’est possible si on se fait tout petit, reprend Nour. Surtout si on est musulman. » Mais selon lui, l’interdiction de la prière dans l’espace public n’aura que peu d’incidence sur la pratique des musulmans. « À part ceux qui manifestent, personne ne prie dans l’espace public », laisse-t-il tomber.
C’est le cas de Zahraa, 25 ans, étudiante à l’Université de Montréal. Depuis plus de deux ans, elle manifeste chaque semaine contre le génocide à Gaza. Pour elle, prier dans la rue est devenu un acte de résistance collective et de communion entre plusieurs communautés.
« Quand on prie ensemble après les manifestations, il n’y a pas seulement des musulmans dans les prières, il y a des chrétiens, il y a des juifs, il y a des athées. On traduit même les prières pour que tout le monde puisse participer. Ce sont des sujets que n’importe qui peut partager : on prie pour les enfants orphelins, pour que le peuple gazaoui soit libéré, pour que sa souffrance se termine bientôt. »
Elle insiste : les prières de rue ne sont que le résultat d’un concours de circonstances. « Dans l’islam, on a des temps de prière prescrits. Quand l’heure arrive, peu importe où on est, on prie. Lorsqu’on manifeste, on occupe déjà l’espace public. La seule différence, c’est qu’au lieu de rester debout, on se met à genoux, on se prosterne », explique-t-elle.
Elle observe que les critiques qui fusent ne viennent pas d’un réel dérangement, mais bien de préjugés islamophobes entretenus par le discours dominant. « Le gouvernement et les médias traditionnels ont beaucoup façonné l’image des croyants, surtout des musulmans et du voile. Résultat : les gens ont presque peur de nous. »
Elle déplore qu’il y ait deux poids, deux mesures : « Quand ce sont des chrétiens qui prient dans la rue, dans les médias, ce n’est jamais présenté comme un problème. Par contre, les prières musulmanes, elles, sont rapidement montrées du doigt. Mais, on ne dérange personne ! » laisse-t-elle tomber.
Prières chrétienne et musulmane : deux poids, deux mesures ?
«Avant, c’était "Habille-toi comme une Blanche "; aujourd’hui, c’est "Comporte-toi comme une Blanche". Se prosterner dans la rue, ce n’est pas considéré comme québécois. » -Zeinab Diab
Le fait qu’il y ait deux poids, deux mesures – un constat que déplorent Zahraa et d’autres croyants – s’inscrit dans un contexte plus large, explique Zeinab Diab, experte en sciences des religions. Spécialiste de la loi 21, elle a consacré sa thèse à l’étude des effets de cette loi sur les minorités religieuses au Québec. Pour elle, le nouveau projet de loi a un objectif clair : « Nourrir la peur de l’ennemi musulman. »
Elle rappelle à cet égard la définition de l’islamophobie, qui ne se limite pas à des préjugés individuels. « L’islamophobie est un système politique qui vise à dominer les communautés musulmanes », commence-t-elle.
« On parle tout le temps des musulmans. On a commencé par le corps des femmes musulmanes avec le voile, puis maintenant, on s’attaque aux comportements. Avant, c’était “Habille-toi comme une Blanche” ; aujourd’hui, c’est “Comporte-toi comme une Blanche”. Se prosterner dans la rue, ce n’est pas considéré comme québécois... » Elle marque une pause avant de reprendre avec véhémence. « Ces personnes prient pour leurs frères et sœurs à Gaza et au Liban, qui sont massacrés depuis deux ans et dont les corps déchiquetés défilent tous les jours sur nos écrans. Prier en groupe est une forme de ressourcement pour atténuer le traumatisme collectif, c’est pacifique », insiste-t-elle.
« On disait viser tous les signes religieux, mais tout le monde savait que c’était le hidjab. Aujourd’hui, on prétend viser toutes les religions, mais tout le monde sait que ce sont les musulmans qui sont ciblés », martèle-t-elle.
Un constat renforcé par le rapport Pelchat-Rousseau, publié quelques jours à peine avant que le premier ministre ne propose un projet de loi visant à interdire les prières de rue. Dans ce document, les musulmans sont mentionnés plus de 30 fois, et l’islam plus de 20 fois – soit deux fois plus que toutes les autres religions prises ensemble.
Pour sa part, la sociologue Solange Lefebvre tient à rappeler que d’autres confessions ont également été durement touchées par les mesures liées à la laïcité de l’État, notamment le catholicisme, religion historiquement majoritaire au Québec. « L’Église catholique a perdu beaucoup de prérogatives, lâche-t-elle. Les messes qui se faisaient à la fin de janvier ne sont plus reconnues. On les a interdites dans la sphère publique pour que ce soit privé, dans des endroits. L’Église catholique a écopé aussi. » En pratique, toutes les religions pourraient effectivement être affectées par une telle mesure.
Une majorité athée, une minorité oubliée ?
« C’est faisable, mais difficile. » Voilà la réponse d’Hassan Guillet, imam et membre fondateur de la Table interreligieuse de concertation Québec, lorsqu’on lui demande s’il est toujours possible, selon lui, de pratiquer sa religion librement au Québec.
Nous parlant depuis sa voiture, il développe sa pensée. « De plus en plus, on essaie de faire de la laïcité une nouvelle religion. Ils essaient d’imposer l’athéisme, pas la laïcité. La laïcité, c’est l’égalité de tous les croyants et des non-croyants devant la loi », dit-il, en soulignant les deux concepts.
Sara abonde dans le même sens. Aux yeux de la missionnaire, la neutralité invoquée par le gouvernement québécois cache en réalité une idéologie. « On dit : “On est laïques, on ne fait qu’enlever la religion de l’espace public.” Mais en fait, c’est imposer l’athéisme. »
Un sondage mené par la firme Léger et publié le 11 septembre dernier indique que 43 % des personnes sondées souhaitent que les prières de rue soient interdites au Québec, contre seulement 21 % ailleurs au pays. Sébastien Dallaire, vice-président exécutif de la firme Léger, explique cet écart par le fait que les Québécois sont, en général, beaucoup moins pratiquants que le reste de la population canadienne.
« Notre droit humain, c’est la liberté de choisir »
Sara, de son côté, est d’avis que le débat dépasse la question québécoise : il touche au cœur des droits fondamentaux. « Notre droit humain, c’est la liberté de choisir ce en quoi on croit. Mais si le gouvernement te dit : “Tu n’as pas le droit de prier ici”, il enlève ce choix. C’est comme si ta liberté était confisquée », dit-elle en haussant les sourcils.
Maryse Potvin, une politologue qui a consacré ses recherches aux effets de la loi 21 sur les universités québécoises, abonde dans le même sens : « On va s’attaquer à des formes de liberté d’expression, et à la liberté de religion, qui peut être étroitement liée à la liberté d’expression [...] Ce n’est pas l’État québécois qui s’occupe de gérer ces questions-là habituellement, mais les municipalités. Et donc, ça vient changer complètement la donne. »
« La CAQ veut que la foi soit de plus en plus restreinte à l’espace privé – donc à la maison et aux lieux de culte –, alors que ça n’a jamais été délimité de cette façon-là », déclare-t-elle.
Andrew Cho, lui, ne se sent pas concerné. Celui qui évangélise dans les rues de Montréal depuis plus de cinq ans cumule plus de 15 000 abonnés sur Instagram, où il publie quotidiennement des vidéos d’évangélisation. Il fait une distinction entre prière et évangélisation. « La Bible me dit de prier en privé. Évangéliser et prier dans l’espace public, ce n’est pas la même chose », explique-t-il.
Quand on lui rappelle qu’il prie parfois pour des passants, il reconnaît que la question pourrait être sensible. « Si on interdit l’évangélisation, de parler de Jésus, là ça pourrait avoir un effet. Et je serais contre cette loi. Mais ce n’est pas nouveau : déjà du temps des apôtres, les autorités interdisaient la proclamation de la Parole de Dieu. La question était claire : à qui doit-on obéir ? Aux hommes ou à Dieu ? » déclare-t-il, sûr de sa décision.
Il ajoute qu’aucune restriction législative ne modifiera sa pratique : « Pour moi, ça ne va rien changer. Je vais continuer à évangéliser et à prier pour ceux qui le veulent. »
La loi 21, une simple mascarade politique ?
Pour Maryse Potvin, la loi 21 n’est pas seulement une mesure visant à renforcer la laïcité, mais une stratégie d’instrumentalisation politique.
Elle rappelle qu’à son arrivée au pouvoir, la CAQ a fait de cette loi l’une de ses priorités : « On sortait d’un contexte marqué par l’attentat à la mosquée de Québec et la montée en visibilité des groupes ultranationalistes comme La Meute, les Soldats d’Odin et la Fédération des Québécois de souche. Ces groupes s’étaient radicalisés autour du débat sur la laïcité et les signes religieux. La CAQ a choisi d’adopter la loi 21 pour calmer le jeu et leur envoyer un signal. »
Ce choix a été stratégique, explique-t-elle : « C’était une manière de répondre aux groupes populistes identitaires, qui réclamaient une plus grande laïcité de l’État depuis la commission Bouchard-Taylor et la Charte des valeurs québécoises. Après la loi 21, on a vu certains de ces groupes disparaître ou perdre en visibilité. »
Mais au-delà de cette apparente pacification, elle voit désormais une instrumentalisation électoraliste du sujet : « Parler maintenant des prières de rue, c’est une façon de détourner l’attention des véritables échecs gouvernementaux : la crise du système de santé, l’éducation, le fiasco de la SAAQ ou encore les milliards engloutis dans des projets ratés comme le troisième lien. Au lieu de régler ces questions, on fait diversion parce que les élections s’en viennent. Puis, comme le PQ a l’air de monter dans les intentions de vote, là, ils jouent la carte nationaliste. »
Cette analyse est partagée par Hassan Guillet. « On a tellement de problèmes à régler, notamment dans notre système de santé qui n’est pas en bonne santé », déplore-t-il, en accusant les politiciens de détourner l’attention à des fins « purement électoralistes » et de cibler certaines communautés pour séduire d’autres électorats.
Zeinab Diab dresse le même constat : « Ce qui est présenté comme un problème n’en est pas un, insiste-t-elle. Il n’y a jamais eu de signalement, aucun incident lié aux prières. Mais on les gonfle dans le débat public, on fabrique un sentiment d’urgence, on répète qu’il y a un danger. Cette fixation sur les communautés musulmanes fait en sorte que le gouvernement ne s’occupe pas des vrais problèmes et détourne l’attention des vrais enjeux : la santé, l’éducation, le logement. »
Et maintenant ?
L’appel de Sara est clair : que le Québec fasse preuve d’humilité. « En tant que chrétienne, j’ai appris qu’il faut honorer et valoriser toutes les cultures. Ça ne veut pas dire être d’accord sur tout, mais reconnaître la valeur de l’autre. Le danger, c’est l’orgueil, c’est de se dire : “Notre culture est meilleure, notre vision est la bonne.” La majorité des Québécois est athée, d’accord. Mais ça ne donne pas le droit d’imposer cette vision aux minorités. Sinon, on reproduit les mêmes travers que les pays qui cherchent à contrôler la religion de leur peuple. »
« Et vous, que feriez-vous ? Si vous aviez quitté votre pays natal pour fuir le manque de liberté religieuse – ou toute autre forme de contrainte – et qu’une fois arrivé dans votre nouveau pays, on vous annonçait que cette même pression gouvernementale vous rattrape, à nouveau ? » questionne-t-elle en s’adressant directement à nos lecteurs.
Zahraa, de son côté, redoute une dérive autoritaire : « Ce n’est pas le fait que les prières de rue soient menacées qui m’effraie. Mais si on accepte aujourd’hui qu’on nous enlève cette liberté-là, qu’est-ce qui sera interdit demain ? »
En guise de mot de la fin, Hassan Guillet désire faire résonner une dernière pensée :« Toutes ces manifestations-là étaient pour attirer l’attention sur le génocide qui se passe devant nos yeux à Gaza et sur la mort de milliers d’enfants. C’est un vrai problème international. Je trouve que, malheureusement, on a kidnappé les débats et on les a tous mis autour de la prière dans la rue, plutôt de parler du génocide à Gaza, de la violation des droits de l’Homme et du droit international », conclut-il.