« J’ai une audience le 20 juillet, et j’attends de voir ce qui va arriver », nous confiait M. Boujemaa, qui préfère taire son prénom, d’une voix inquiète le mois dernier. Ce père de famille fait partie des nombreux locataires montréalais qui doivent quitter leur logement, et sont donc menacés d’éviction, en raison des rénovations de leur propriétaire.
Une bataille de longue haleine dans La Petite-Patrie
Depuis 2015, le propriétaire de l’immeuble où habite M. Boujemaa essaie par tous les moyens de l’évincer de son logement de La Petite-Patrie. « En 2015, il m’a dit qu’il allait faire tout son possible pour que je quitte mon logement, rapporte-t-il. Il m’a dit : “On est au Canada, tu vas voir.” » C’est la menace que l’homme lui a faite, en sachant que son locataire est issu de l’immigration.
Depuis, chaque année, M. Boujemaa se rend au Tribunal administratif du logement (TAL) pour défendre son droit à rester chez lui. Sa plus grande crainte est que sa famille soit déracinée. « L’an dernier, le propriétaire m’a annoncé qu’il avait vendu mon logement à son beau-frère. Il m’a dit que c’était une éviction pour cause de reprise de logement par sa fille », raconte le père de deux enfants. La juge a tranché en faveur du locataire à la suite d’une faute trouvée dans le dossier. « L’histoire de la nièce du propriétaire qui voulait mon logement n’était pas vraie », déclare-t-il.
Deux mois après ces événements, une entreprise de construction communique avec M. Boujemaa. Selon lui, le propriétaire souhaitait transformer le duplex qui abrite le logement de la famille en une maison unifamiliale. L’entrepreneur avait réussi à obtenir un permis, même si aucun architecte n’était entré chez M. Boujemaa afin de prendre des mesures pour des travaux. « Aujourd’hui, je suis le seul qui habite dans ce duplex. Ils ont évincé les locataires des autres unités l’été dernier. Le terrain de l’immeuble est à vendre. Ils attendent juste que je parte pour lancer leur projet », dit-il avec appréhension.
La crise du logement à Parc-Extension
Le quartier de Parc-Extension est particulièrement touché par les rénovictions. Beaucoup de gens y vivent des situations similaires à celle de M. Boujemaa. Pourtant, lorsqu’on se promène dans les rues pleines de vie du quartier, cette réalité est invisible.
Des marchands sont sur le pas de la porte de leurs commerces et prennent des nouvelles de leurs clients. Devant leurs étals remplis de fruits et de légumes multicolores, une ribambelle de poussettes et d’enfants anime les trottoirs, en compagnie de leurs parents ou de leurs éducateurs à la petite enfance.Sous le porche des restaurants, de vieux amis discutent et rient, assis sur des chaises en plastique, cigarette à la main. Difficile de croire que, dans ces rues qui débordent de joie de vivre, se cache une réalité beaucoup plus sombre. Les cas de rénovictions ponctuent le quotidien de Rizwan Khan, intervenant du Comité d’Action de Parc-Extension (CAPE).
Chaque jour, le CAPE gère des crises de logement. M. Khan nous mène devant le 7434, rue Querbes, un immeuble anodin en brique rouge de quatre étages. Vide depuis plus d’un an, le quadruplex a été le théâtre d’évictions. L’intervenant raconte que le propriétaire a offert à ses locataires des sommes d’argent pour les inciter à partir« La plupart des locataires du 7434, rue Querbes ont fini par déménager et se trouver un logement ailleurs. Deux sont restés jusqu’à la fin. Il y avait des personnes sans statut, des nouveaux arrivants, des familles, des personnes très âgées et vulnérables », rapporte M. Khan. Une dame y vivait depuis des décennies. « Techniquement, au sens de la loi, elle ne pouvait même pas être évincée. Le Code civil protège les gens de plus de 75 ans à bas revenu qui habitent à un endroit depuis plus de 10 ans. Mais elle a été mise dehors, comme tout le monde », déplore l’intervenant. Le propriétaire a réussi à contourner la loi en la forçant à consentir elle-même à partir.
Le 7434, rue Querbes a été revendu, et le propriétaire a réalisé un profit de plusieurs centaines de milliers de dollars. Le nouveau propriétaire a retiré tous les systèmes de sécurité incendie, ce qui est illégal. Après cette initiative, les pompiers ont dû intervenir et évacuer l’immeuble pour des raisons de sécurité. Sans les systèmes de sécurité incendie, il était impossible pour les locataires de réintégrer leurs logements. Selon M. Khan, ce geste est une façon pour le nouveau propriétaire de procéder à des évictions illégales. « La justification est qu’il est en train de reconstruire l’immeuble et doit retirer tout ce qui est à l’intérieur », dit-il. Dans quelques mois, ces appartements seront remis à neuf et seront prêts pour de nouvelles locations. « Des gens plus aisés habiteront là, car les loyers auront doublé ou triplé », prédit l’intervenant.
Depuis que le nouveau campus de l’Université de Montréal a ouvert dans le quartier en 2018, les rénovictions se sont accélérées. Sachant que les étudiants universitaires et les professionnels qui travaillent à l’université ont la possibilité de payer des loyers plus coûteux, les propriétaires redoublent d’efforts pour chasser leurs anciens locataires et rénover les logements. Ces locataires sont contraints de déménager de plus en plus loin du centre de la ville ou de payer le double de leur ancien loyer pour un logement qui est souvent de piètre qualité.
Une lutte difficile pour les familles
Non loin de là, nous nous arrêtons devant un immeuble qui a subi un sort similaire. Le 555-561, rue Saint-Roch est un duplex en brique rouge de deux étages situé à côté d’une épicerie. L’immeuble aux portes délabrées fait contraste avec les murs décorés de scènes bibliques de l’église située à la même intersection. Des babillages et le vacarme joyeux d’enfants qui jouent nous parviennent par la porte entrouverte du balcon d’un appartement du deuxième étage.
C’était la trame sonore des appartements voisins lorsque ceux-ci étaient habités. « Une famille pakistanaise vivait là, dit M. Khan, en pointant le logement voisin. Deux frères, leurs femmes, leurs enfants, la grand-maman », ajoute-t-il au sujet de ses anciens clients, dont certains membres de la famille étaient de nouveaux arrivants, alors que les autres étaient ici depuis plus longtemps. Le propriétaire de l’immeuble a tenté de les évincer en leur disant qu’il allait loger un membre de sa propre famille dans leur logement. Il leur a offert 10 000 $ pour qu’ils partent. La famille a consulté le CAPE, et un dossier a été ouvert au TAL. Au cours des procédures, les barrières de la langue ont compliqué les choses, la famille ne parlant que l’anglais et sa langue maternelle. Ils ont fini par quitter leur logement.
Des recours inaccessibles
Les défis linguistiques ne sont pas chose rare. Guiying Wang, intervenante au Service de la famille chinoise, reçoit régulièrement des appels de citoyens allophones aux prises avec des menaces d’éviction. Elle aide ces personnes, qui ne parlent ni français ni anglais, à s’y retrouver dans le grand labyrinthe des droits du logement québécois.
Les besoins sont tels que Mme Wang est constamment débordée par les appels, qui arrivent sur plusieurs lignes téléphoniques en même temps. « S’ils ne parlent pas français ou anglais, on leur dit d’écrire un résumé de leur situation en chinois. Par la suite, on les aide à le traduire et à communiquer leur situation au comité des locataires de leur arrondissement », explique Mme Wang.Malheureusement, l’organisme n’a pas les ressources nécessaires pour offrir un encadrement tout au long des procédures. « On les encourage fortement à demander de l’aide à leur famille ou à leurs amis qui sont plus à l’aise en français et en anglais », explique-t-elle. S’ils doivent se présenter au TAL, l’organisme offre à ses clients les services de traducteurs, d’avocats et de travailleurs sociaux qui parlent différents dialectes chinois. Malgré cela, les actes d’intimidation de la part de propriétaires abondent, alors que ceux-ci ciblent tout particulièrement les locataires qui ne connaissent pas leurs droits ou la langue.Les locataires de Parc-Extension sont visés par les rénovations pour des raisons similaires. « Sur papier, les recours existent. Quelqu’un peut aller au tribunal, contester, démontrer que son propriétaire est de mauvaise foi ou n’a pas bien fait son projet et avoir gain de cause », affirme M. Khan.
Mais entrer en contact avec les plaignants est difficile en raison de la barrière de la langue. « Il est également difficile de faire connaître aux locataires leurs droits, car tout est en français. Ils ne sont pas au courant de l’existence du CAPE et se résignent donc à leur sort », se désole-t-il.Le fait que plusieurs locataires vivent déjà dans la précarité, en plus d’avoir d’autres responsabilités et être débordés avec leur travail et leur famille, ne fait qu’empirer leur situation. Souvent, il ne leur reste pas de temps, d’argent ou d’énergie afin de se battre pour rester dans leur logement. Et les défis ne s’arrêtent pas là. Même si les locataires réussissent à surmonter ces obstacles et à soumettre leur dossier au tribunal, il reste toujours des barrières. « Il y a aussi une pénurie d’avocats pour représenter les locataires. Donc, même s’il y a un accès à la justice – ce qui n’est pas toujours le cas –, il y a un manque d’avocats, même au CAPE. » C’est d’ailleurs cette pénurie d’avocats en droit du logement qui a poussé M. Khan à faire des études en droit.« Même si ces populations connaissent leurs droits, ont-elles les moyens de se protéger ? »
Selon Leslie Touré Kapo, chercheur en sécurité urbaine, ces nombreux obstacles font partie des barrières systémiques qui touchent plus largement les populations des quartiers populaires. « La question qui se pose, c’est si ces populations aux prises avec des situations de précarité connaissent leurs droits. Et même si elles connaissent leurs droits, ont-elles les moyens de se protéger ? » demande-t-il. « Il faut tenir compte de la charge mentale liée à la procédure juridique. Quelqu’un qui occupe deux emplois dans la même journée n’a pas nécessairement le temps et l’énergie. On doit se questionner sur la charge de travail qui est réellement assumée par les gens des quartiers populaires qui font un recours », explique-t-il. Le chercheur estime que la métropole doit s’interroger sur l’accessibilité des recours judiciaires pour les locataires les plus marginalisés et les plus précaires de Montréal.
Ce genre de barrière systémique a eu raison de M. Boujemaa. Presque deux semaines après notre première discussion, il nous informe que son audience a été reportée à la mi-août et que c’est sans espoir. « Je dois partir, je n’ai aucune chance. L’avocat m’a dit que mon propriétaire avait le permis de construction, que tous ses documents étaient en règle. Il a trouvé la faille », nous dit-il, paniqué. « Je suis en train de chercher un autre logement et je n’ai rien trouvé. Les logements que j’ai visités sont insalubres et pleins de moisissures, avec des loyers de 1 200 $ ou 1 300 $. C’est l’enfer ! » se désole-t-il.Il ne veut surtout pas déménager loin de La Petite-Patrie, car sinon ses enfants devront faire plus d’une heure de route pour continuer à fréquenter leur école secondaire. « J’ai visité trois appartements tout près. On ne m’a pas donné de réponse après que j’ai rempli le formulaire pour l’un deux. Un autre était extrêmement insalubre. C’est une catastrophe », s’exclame-t-il. Le fait d’être contraint à déménager en pleine pandémie ne fait qu’ajouter au stress de M. Boujemaa, qui cherche désespérément de l’aide. « Il faut que je parte avant le 31 août, sinon je serai à la rue. Je cherche, ma femme cherche, on visite. Je ne vois pas la lumière au bout du tunnel. »