Portrait de Fatma Djebbar, directrice générale du Service d’Interprète, d’Aide et de Référence aux Immigrants (SIARI). Photo: Quentin Dufranne
Migrations
Dans le quotidien d’un organisme d’aide aux immigrants
8/11/23
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Initiative de journalisme local
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Cet article fait partie de l'Initiative de journalisme local (IJL)

Après de nombreux arrêts, les portes de l’ascenseur de cette tour du chemin de la Côte-des-Neiges s’ouvrent. Alors que celles du Service d’Interprète, d’Aide et de Référence aux Immigrants (SIARI) ouvriront dans quelques minutes, des dizaines et des dizaines de personnes, en grande partie des demandeurs d’asile, forment déjà une longue file d’attente pour venir chercher de l’aide. 

La journée sera donc semblable à celle d’hier, et à toutes celles qui l’ont précédée depuis le début de la pandémie. Depuis plus de 40 ans, le SIARI soutient et accompagne les nouveaux immigrants, les réfugiés et leurs familles. Que ce soit par ses services d’interprétariat dans les activités du quotidien, de francisation, de soutien informatique dans les démarches d’immigration, le SIARI aide les nouveaux arrivants qui, souvent, ne parlent ni le français ni l’anglais, à surmonter ces barrières. 

Dans une salle située de l’autre côté de la cage d’ascenseur, une dizaine d’employés du SIARI dînent ensemble au milieu des cubicules avant de reprendre du service. La scène est en soi plutôt banale, et pourtant, c’est la première fois depuis longtemps qu’ils parviennent à se retrouver presque tous pour partager une pause. 

Ce rare moment infusé de légèreté, ils le doivent au fait qu’une représentante du conseil d’administration est passée plus tôt dans la matinée pour discuter avec eux de leurs conditions de travail devenues insoutenables. 

C’est sur un ton ironique, tout en anticipant leur réponse, que la directrice générale du SIARI, Fatma Djebbar, s’adresse à ses employés pour mesurer le poids de la surcharge de travail qu’ils endurent. 

« Qui va aux toilettes deux fois dans une journée ? » demande-t-elle en bout de table à ses employés. 

Les rires jaunes non moins dénués de sens de l’ensemble de la salle répondent indirectement à la question. Sans surprise, la réaction est la même lorsque Fatma demande qui sont ceux et celles qui prennent leur pause non rémunérée d’une heure pour dîner. 

« On a des rendez-vous de planifiés et c’est déjà rempli, mais il y a du monde sans rendez-vous qui s’ajoute », explique Sharmila, une des employées. 

Partie entre-temps chercher son agenda, Yolanda montre à quoi ressemble la semaine qui s’en vient pour elle. Chaque journée est remplie de rendez-vous qui s’enchaînent heure après heure, du matin jusqu’au soir, et même la fin de semaine. 

« C’est mon agenda sans les rendez-vous ; je n’y ajoute pas les personnes sans rendez-vous, sinon ça fait beaucoup », explique-t-elle en regardant son agenda qui, pour beaucoup, serait source d’anxiété. 

« Il y a quelques années, on pouvait encore sortir, prendre une marche, aller chez quelqu’un après le travail, mais maintenant, c’est fini, lance une autre employée. Tu rentres le soir pour manger, et ensuite tu restes sur ton divan jusqu’au matin même. Le week-end, ça te prend tout le samedi pour te remettre de la semaine. » 

Assise en bout de table, Fatma Djebbar raconte sur un ton grave que, preuve du mal-être de ses employés, leurs cotisations pour les assurances collectives ont doublé cette année. 

Parmi les solutions évoquées plus tôt avec le conseil d’administration, il y a l’embauche d’un travailleur social, non pas pour les bénéficiaires, mais bien pour les employés du SIARI. 

Aussitôt la pause terminée, tout le monde repart au front. L’effervescence reprend rapidement dans le dédale de couloirs où les langues du monde s’enlacent. 

Un employé interpelle son collègue au fond d’un couloir proche de l’imprimante pour lui demander un service.

« Tu as vu tout le monde dans mon bureau ? Ça va être très long », lui répond son collègue.

Changer des vies avec les moyens du bord 

Tous les membres de l’équipe sont issus de l’immigration et ont ainsi connu personnellement les péripéties que réserve le processus d’immigration au Canada. 

Pour Fatma, il ne fait aucun doute que leur histoire de vie les rend encore plus sensibles à la réalité des personnes qu’ils desservent. 

« Ils ne se rendent même pas compte qu’ils changent des vies chaque jour », explique la directrice devant ses employés.

« On change des vies sur un détail, ajoute Fatma. Quand tu perds tes clefs, tu vas voir un serrurier, mais il y a des gens qui ne peuvent pas parler au serrurier pour qu’il vienne et qu’il change la serrure parce qu’ils ne parlent ni anglais ni français. » 

Cette empathie et ce désir profond d’aider les personnes qui ne parlent aucune des deux langues officielles rendent encore plus difficile la possibilité, pour les employés, de refuser certaines demandes vitales aux yeux des demandeurs d’asile.

« Ils sont pour la plupart conseillers en intégration, mais ils deviennent travailleurs sociaux, traducteurs, accompagnateurs, infirmiers, médecins, professeurs », explique avec consternation Fatma. Ce à quoi tous les employés acquiescent sans hésitation.

Hier encore, une personne parlant uniquement ukrainien et ne sachant à qui s’adresser a appelé le SIARI pour trouver un gynécologue. 

« On n’est pas financés pour les choses qu’ils font au quotidien, même pour l’inscription des demandeurs d’asile sur le portail du ministère de l’Immigration, on n’est pas subventionnés pour ça », explique la directrice du SIARI. Pourtant, des centaines de personnes s’adressent à l’organisme pour remplir la fameuse plateforme. 

Mme Djebbar affirme que seul un financement à la mission leur permettrait de répondre adéquatement à la demande, qui a depuis longtemps dépassé leur seuil de capacité. 

Sur son budget annuel d’environ 1,4 M$, seulement 119 000 $ sont octroyés chaque année à la mission du SIARI, soit 8,5 % de son budget total. 

« Les gouvernements, autant provinciaux que fédéral, s’en lavent les mains. Ils nous subventionnent avec des miettes et ils se lavent les mains de leurs responsabilités, dit Fatma Djebbar. C’est le communautaire en ce moment qui soutient les communautés, ce n’est plus normal. » 

Elle déplore l’absence totale de communication entre son organisme et le gouvernement fédéral. 

Combler l’absurde

Les membres de l’équipe profitent ainsi de l’occasion pour énumérer différentes mesures imposées par les gouvernements qui, à leurs yeux, ne font qu’alourdir leur travail. 

Parmi les récentes mesures se trouve l’obligation pour les demandeurs d’asile de s’inscrire sur le portail d’Immigration Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) à l’aide d’un ordinateur. 

Cette exigence remplit chaque jour la salle informatique, qui fut improvisée dans l’urgence par le SIARI pour faire face à l’arrivée massive de demandeurs d’asile ne disposant pas d’équipement informatique. « On sent que les décisions sont prises dans des bureaux, que ce soit au fédéral ou au provincial, dit Fatma. Ils ne voient pas les répercussions [de leurs décisions] sur les gens. »

Une autre mesure qui force de nombreuses personnes à aller voir l’organisme est l’inscription aux cours de francisation du ministère de l’Immigration du Québec. Bien que ces cours soient destinés à des gens qui ne parlent pas la langue de Molière, l’inscription se fait… en français. Le SIARI les accompagne donc afin qu’ils puissent s’inscrire aux cours de francisation, nécessaires pour s’installer au Québec. 

Pour répondre au flux massif de personnes souhaitant obtenir de l’aide, les employés du SIARI ont aussi été obligés de s’improviser architectes d’intérieur. 

Depuis le début de la pandémie, une dizaine de bureaux ont dû être ajoutés pour répondre à la demande. Des salles accueillant auparavant un seul bureau et un seul employé en accueillent désormais trois. La salle de réunion et même la cuisine ont toutes deux dû être converties pour accueillir des cubicules et des bureaux.

Pour Fatma, le financement à la mission leur permettrait aussi de se trouver de plus grands locaux et d’embaucher davantage de personnel. 

« Le devoir de les aider »

Sergine L. a commencé à travailler au SIARI avant la pandémie. Elle a pu voir l’évolution de la situation au sein de l’organisme. 

Sergine L. est chargée de projet pour les demandeurs d’asile. Comme chacun de ses collègues, elle travaille avec son cœur, quitte à y laisser des plumes. C’est cependant avec le sourire qu’elle confie ne pas avoir « assez d’heures dans une journée » pour répondre à la charge de travail. 

« À partir de 14 h. je suis obligée d’arrêter de prendre des demandeurs d’asile pour leur inscription sur le portail d’IRCC, parce que la dernière fois, il était presque 18 h et j’étais encore là, alors que c’est censé fermer à 16 h, dit-elle. J’ai dû commencer à faire ça, parce que je ne veux pas non plus épuiser les collègues. »

Depuis le début de la journée, Sergine a vu passer pas moins d’une soixantaine de demandeurs d’asile venus chercher de l’aide auprès du SIARI pour diverses raisons. « Ils viennent tous les jours, mais pas nécessairement pour le portail d’IRCC. Ils viennent aussi pour d’autres choses, comme l’allocation logement et le registre des bébés », explique-t-elle.

« Ce matin, on a eu une famille de demandeurs d’asile dont la maman avait accouché depuis deux mois, mais ne savait pas comment enregistrer son enfant », ajoute-t-elle. 

Elle dit que le rythme de travail était « plutôt calme » lorsqu’elle a été embauchée, en 2021. Par la suite, la réouverture des frontières est venue imposer un nouveau rythme en remplissant les couloirs du SIARI de centaines de demandeurs d’asile. 

« Je sentais que j’allais perdre la tête, explique Sergine. Je venais même en cachette le samedi pour aider à remplir des formulaires, car j’ai beaucoup d’empathie pour ces personnes. »

Au moment d’évoquer l’épuisement qu’elle ressent, Sergine cesse de sourire, et ses yeux s’embuent. Elle avoue que l’évocation même de ce sujet peut lui faire couler des larmes. « Je suis débordée, je n’ai pas assez de temps et je suis incapable de dire “non”, confie-t-elle. À la fin de la journée, ça se passe très mal, car je suis comme un légume sur mon divan. »

Face à la détresse des demandeurs d’asile pris dans la complexité de leur nouvelle société d’accueil, Sergine s’en veut de ne pas trouver la force de refuser leurs requêtes. « Même à l’intérieur de moi, quand je veux dire “non”, je ne peux pas, dit-elle. Ce sont des gens qui sont quand même vulnérables, mais ils ne comprennent pas que nous, au SIARI, on a besoin de se reposer pour fonctionner. » 

En plus de la fatigue causée par la quantité de travail, les employés du SIARI doivent aussi composer avec les histoires de vie des demandeurs d’asile. Ces histoires sont souvent marquées au fer rouge par l’horreur et la persécution qu’ils ont vécues et qui les ont obligés à demander l’asile au Canada.

« Il n’y a pas de belles histoires »

Dans leur demande d’asile, les personnes doivent démontrer qu’elles ont été persécutées dans leur pays d’origine. Pour les conseillers en intégration, il n’y a pas d’autre choix que d’écouter à longueur de journée ces histoires d’horreur pour ensuite renseigner les demandeurs au sujet d’IRCC. Mais, pour certains employés, ces histoires les renvoient à leur propre passé. 

C’est le cas de Raquel*, une demandeuse d’asile originaire de la Colombie qui travaille au SIARI. Chaque semaine, elle aide pas moins d’une trentaine de demandeurs d’asile hispanophones à remplir les formulaires du ministère de l’Immigration. 

« Ils doivent nous raconter tout ce qui s’est passé dans leur pays, dit-elle. Il y a des gens qui se sont fait violer, car ils font partie de la communauté LGBTQ+, des femmes qui ont été victimes de violence conjugale ou encore des familles qui ont été persécutées, car elles étaient en contact avec des narcotrafiquants. »

Certains demandeurs hésitent à lui donner des détails, mais pour d’autres, Raquel est la première personne depuis longtemps à qui ils peuvent se confier. La jeune femme assure qu’« il n’y a pas de belles histoires » dans tout ce qu’elle entend. 

« C’est dur pour moi, car il y a beaucoup de cas dans lesquels je vois ma propre histoire, ajoute-t-elle. On se met dans la peau des personnes et c’est fatigant, mais on essaie de faire au mieux. » Elle-même a dû quitter sa Colombie natale avec sa famille, car sa sœur était persécutée en raison de son identité de genre et de son orientation sexuelle. Face aux histoires d’horreur qu’elle entend à longueur de journée, elle avoue avoir parfois le sentiment de « sacrifier sa santé mentale ». 

« C’est comme si tu revivais la même chose, mais dans la peau des gens, raconte Raquel. Cette semaine, je suis arrivée chez moi et j’ai pleuré dans les bras de ma sœur, car c’est une charge, toutes ces émotions. » 

À peine est-elle remise de ses émotions qu’un collègue passe en coup de vent dans le couloir pour interpeller Raquel et deux autres collègues. « Dans cinq minutes, on souligne l’anniversaire de Yolanda ! » annonce-t-il pour rameuter le maximum de monde. 

De retour dans la salle où l’équipe dînait plus tôt, une vingtaine d’employés se précipitent accompagnés de leur directrice Fatma. Tout le monde semble avoir laissé le poids du travail de côté pendant quelques instants pour célébrer la fête de Yolanda, une des plus anciennes employées du SIARI. 

Les employés du SIARI se réunissent pour célébrer l’anniversaire de leur collègue Yolanda.

« Une tradition au SIARI, c’est qu’on fête tous les anniversaires ! » lance Fatma après que Yolanda, ou Yollie comme aiment l’appeler ses collègues, a soufflé les bougies sur le gâteau acheté pour l’occasion. « Merci les amis ! » leur répond Yolanda, toute heureuse de la surprise qu’ils lui ont préparée. 

À peine les parts de gâteau sont-elle finies que la directrice Fatma rappelle ses troupes à la réalité du travail : « Les amis, il y a beaucoup de monde qui attend dans le couloir. » 

Encore une fois, le moment de répit a été de courte durée.

L’actualité à travers le dialogue.
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