Autochtonie
D’Iqaluit à Montréal, « je suis là, quoi qu'il arrive. » À la rencontre de Mary Kelly
5/4/24
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« Avec la façon dont je suis bâtie, je pourrais blesser des gens, mais en fait je suis née pour les guérir », déclare d’emblée Mary Kelly, qui œuvre dans le domaine communautaire depuis plus de vingt ans. Cette Inuk d'une quarantaine d'années, au franc-parler et au caractère bien trempé fait preuve d'une grande assurance, peut-être intimidante pour certains, mais réconfortante pour beaucoup d'autres.

« Je m’étonne que mon énergie légendaire n’ait pas brulé votre caméra », s’amuse-t-elle.

Aujourd'hui, elle travaille à titre d'intervenante à Milton-Parc, où vivent de nombreux Inuit sans-abri. Je me suis entretenue avec elle pour dresser son portrait. Nous nous sommes retrouvées dans les bureaux de Comm-Un, un organisme communautaire qui  offre des services et des activités à la communauté itinérante du quartier Milton-Parc. 

L’intervenante salue avec enthousiasme tous ceux qui y entrent, les invitant parfois à s'asseoir avec elle au cours de notre entrevue. Ses cheveux sont retenus par deux couettes, elle est habillée avec des collants chauds et un chandail, prête pour sa patrouille dans le froid de la nuit.

L’atmosphère à Comm-Un est conviviale, on entend les autres intervenants et visiteurs du centre jaser dans une autre salle. C’est parfois bruyant, des gens entrent et sortent des bureaux, passent par la cuisine près de nous, nous saluent et se présentent, mais tout ça fait preuve du dynamisme de la communauté de Mary.

Questionnée au sujet des liens qui l’unissent à la communauté inuit de Milton-Parc, Mary répond : « La famille. Pourquoi croyez-vous que je m'entends bien avec tout le monde ? » demande-t-elle. « Parce que vous êtes liée à eux ? » lui réponds-je. « Parce que je suis apparentée à eux », rectifie-t-elle. « Je suis issue des plus grandes familles du Nord, du côté maternel comme du côté paternel. J'ai des liens de parenté avec chacun d'entre eux. Je les respecte. Je m'assois et j'écoute. Je bois et je fais la manche avec eux. Je ne suis pas différente. Je ne les juge pas. Je suis là pour eux, quoi qu'il arrive. »

De l'indépendance à la maternité

Mary Kelly n'a pas reçu le soutien de sa famille en grandissant à Iqaluit, ni quand elle a déménagé dans la métropole pour aller à l’école primaire. « Pendant mon enfance, je n'avais personne. Aucun mentor ne m'accompagnait. J'ai dû me financer moi-même. J'ai dû tout trouver par moi-même. J'ai commencé à 16 ans pour aller à l'école secondaire, pour aller à l’université et au collège », se souvient-elle.

« J'ai obtenu mon diplôme d’études secondaires avec distinction. Je suis allée à l'université pour concevoir des jeux vidéo. Et puis, ce qui s'est passé, c'est que j'étais...vous connaissez La Matrice ? On y écrit du code. Je rêvais dans ce fichu code. C'est une histoire vraie. J'ai encore des amis qui sont dans le domaine et qui me disent : “Je ne peux pas sortir du code, mec” », lance la quarantenaire en riant. 

Elle finit par s'inscrire à l'École de travail social de l'Université McGill pour suivre le programme de travail social autochtone. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle  possède un CV riche et varié :  secouriste et pompière diplômée, elle a travaillé dans le domaine de la santé sexuelle et a contribué à développer l'écosystème des organisations communautaires de Montréal qui desservent les populations autochtones marginalisées, comme Projects Autochtones du Québec (PAQ) et le Centre d'amitié autochtone.  

Elle aborde son travail avec un certain sens de l'humour. « Lorsque j'avais 28 ans, j'étais coordinatrice en matière de santé sexuelle. J'ai invité 24 participants en provenance de partout au Canada à se réunir à Kuujjuaq. Ils venaient de Cambridge Bay, Gjoa Haven, toutes sortes d'endroits différents. À Kuujjuaq, je me suis présentée à l'aéroport déguisée en énorme condom jaune, et je leur ai dit : " Merci d'être venus !”», raconte l’intervenante en riant. 

Alors que ses tâches s’intensifient, Mary Kelly devient mère, ce qui l'incite à faire une pause. 

« J'ai eu des enfants qui ont 13, 11, 8 et 6 ans, et l'aîné aura bientôt 22 ans. J’étais responsable de leurs vies. Maintenant ils sont géniaux. Ils sont si beaux. Ils me rendent si fière », révèle-t-elle d’une voix douce, en souriant.

Elle est d’avis que la maternité l'a « adoucie ». « J'ai toujours cru que j'étais parfaite, que j'étais si bonne. Jusqu'à ce que je commence à me sentir mal. Quand on a des enfants, on commence à ressentir certaines choses », confie l’intervenante. « Je n'arrivais pas à gérer mon travail. Je ne pouvais pas le ramener à la maison. Je ne pouvais pas faire ce travail », explique-t-elle. 

« Lorsque le père et moi avons conclu un accord et qu'il a pris la garde des enfants, j'ai pu partir et continuer. Et c'est pour cela que je suis ici, parce qu'ils ne sont pas avec moi. Je ne ramène rien à la maison, pas de charge émotionnelle ». 

Protéger sa communauté

Aujourd’hui, Mary Kelly consacre son énergie à protéger farouchement sa communauté. Elle met à profit sa maîtrise de l'inuktitut et sa formation polyvalente dans les rues.

Shlee, une autre intervenante autochtone, vient s'asseoir à ses côtés l’espace d’un instant. Elle raconte comment une nuit, Mary Kelly est venue en aide à un Inuk en détresse qui n’arrivait pas à se faire entendre dans la rue. 

« J'ai déjà essayé d'intervenir auprès de cette personne inuit, mais ce n'est pas ma tribu, ni ma nation. Et pourtant, c'était si simple. Mary est arrivée en parlant la langue, il l'a écoutée et il a obtenu ce dont il avait besoin », explique Shlee.

Mary poursuit son récit, sa colère est manifeste lorsqu’elle évoque des ambulanciers qui l’ont alors écartée. « Ce qui est merdique, c'est que ces gars-là disaient : "On ne veut pas t'écouter". J'ai répondu : “Je me fiche que vous ne vouliez pas m'écouter ! Vous allez le faire parce que c'est ma famille. Vous allez l'écouter" », raconte l’intervenante.

L’homme disait en inuktitut qu'il voulait aller à l'hôpital, mais les ambulanciers pensaient qu'il voulait aller dans un refuge. Face à l’insistance de l’intervenante, ils ont fini par amener l’homme à l'hôpital pour qu'il puisse y recevoir des soins médicaux. « Imaginez que ça vous arrive, vous ne parlez pas la langue et on vous emmène quelque part où vous allez mourir ! », lance Mary Kelly.

Peu après le départ de Shlee, CJ, une femme inuit plus âgée, vient s'asseoir avec nous. Elle est un peu timide, mais veut témoigner de son amour pour Mary. « Elle est formidable. Oui, vraiment formidable. C’est l'une des personnes les plus géniales que j'aie jamais rencontrées », déclare-elle, avant que Mary ne la serre dans ses bras. 

Après l’entrevue, elles sortent dans la nuit avec une patrouille de rue exclusivement féminine, qu'elles appellent Girls Night. CJ est habillée chaudement pour la sortie. « L’ambiance à Girls Night est bonne ! » s'exclame-t-elle.

« C’est pour des jeunes femmes comme elle que je sauve des vies », s’exclame Mary en pointant du doigt CJ. « Si un homme pose la main sur elle, voici ce qui va lui arriver », menace-t-elle en levant le poing. « Je t'aime », répond CJ.

Du fond, on pousse vers le haut

Mary Kelly reconnaît que son travail peut aussi être pesant. Elle consomme de l'alcool pour se libérer, mais elle a aussi recours à des pratiques spirituelles et s'appuie sur le soutien de ses proches.

« J'ai suivi au moins six cures de désintoxication et de traitements. Je me suis libérée de certaines choses lorsque j'étais en cure. Je pensais que c'était moi, je portais des choses. Ce n'était pas moi. J'ai évacué ces choses grâce à la sudation, comme je le fais maintenant [dans cette entrevue ]. Je le fais avec vous », dit-elle en me pointant du doigt et en hochant la tête. 

« Laisser aller les choses ! J'ai appris à le faire. Parce que si on n’arrive pas à les exprimer, je vous le jure, vous les porterez pendant des jours, le fardeau sera lourd, et vous en mourrez », explique Mary, le regard intense. « Quand je ne bois pas, je dois être telle une “White Lady Mary” », déclare-t-elle en exagérant une posture droite et en articulant ses mots de manière excessive.

« Je suis fatiguée des convenances. Tout le monde devrait en être fatigué. Tout le monde devrait pouvoir connaître le goût de la neige. Personne ne devrait se sentir mal à l'aise de s'asseoir par terre. Personne », déclare-t-elle.

Les gens dans la rue lui ont été d’un grand soutien, tout comme elle l’est pour eux. « Je bénéficie d'un programme de logement. J'étais sans domicile fixe l'année dernière. Je me suis dit que si je peux tomber et me relever, retomber et à me relever, beaucoup d’autres le peuvent aussi. Je ne suis pas spéciale. Je suis forte, mais je ne suis pas spéciale. Ces gens-là [là-bas] sont spéciaux », dit-elle en pointant du doigt l'extérieur. « Ce sont eux qui disent : "Mary, tu vas y arriver, ne te soucie pas de ce qui se passe. Tu es capable ». 

« Je n'ai jamais entendu cela dans ma propre famille. Personne ne pense que lorsqu'on s'assoit avec ces "pauvres types", comme ils les appellent… ». Elle parle à voix haute en inuktitut, cherchant le bon mot en anglais. « Hobo », lance-t-elle en riant. « C'est un drôle de mot. On ne s’imaginerait pas que ces personnes possèdent une force dont on ne peut saisir la portée que si on s'assoit avec eux », déclare-t-elle.

Alors que des organismes communautaires et les gouvernements cherchent des moyens pour « mettre fin à la situation des sans-abri », Mary estime qu'il est important de travailler en amont. « Un vrai leader ne se contente pas d'aller de l'avant. Un vrai leader est en bas de l'échelle, il pousse vers le haut. C'est ce que j'ai fait. Si un leader ne peut pas s'asseoir ici et casser la croûte avec vous, c'est que nous n'avons pas besoin de lui », explique Mary Kelly en guise de conclusion.

L’actualité à travers le dialogue.
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