Des infirmières s’occupent de nourrissons à la maternité de l’hôpital Al-Emirati de Rafah après leur transfert de l’hôpital Al-Shifa de la ville de Gaza, le 19 novembre dernier. Photo : Abed Rahim Khatib/dpa/Alamy Live News
Migrations
Le Canada demande à des travailleurs de la santé de Gaza s’ils ont soigné des membres du Hamas
8/4/24
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« Avez-vous soigné des membres du Hamas [à l’hôpital Al-Shifa] ? » C’est l’une des questions supplémentaires posées à un professionnel de la santé de Gaza dans une demande d’obtention de visa temporaire au Canada, a appris La Converse.

« C’est très troublant, lance d’emblée Randall Cohn, un avocat de Vancouver joint par téléphone. C’est extrêmement inusité comme question. Je n’ai jamais rien vu de tel. »

« C’est très alarmant », s’exclame l’avocate en droit de l’immigration Debby Rachlis, basée à Toronto. Cette dernière estime n’avoir jamais vu une telle question posée à un travailleur de la santé dans une demande de visa.

Dans une lettre que La Converse a pu consulter, un agent d’Immigration Canada basé à Amman, en Jordanie, demande des informations supplémentaires pour l’obtention du visa temporaire pour les Gazaouis. Dans quatre questions précises sur l’emploi de la personne (non identifiée pour des raisons de sécurité), Immigration Canada lui demande son historique de travail à l’hôpital Al-Shifa, si elle a déjà soigné des membres du Hamas et, si non, comment elle a pu réussir à ne pas soigner des membres du Hamas sans subir de représailles.

Il y aurait au moins deux cas où de telles questions ont été posées dans un contexte similaire, selon des avocats interrogés. Les deux cas avérés, y compris celui dont La Converse a pu prendre connaissance, concernent deux hôpitaux différents, dont celui d’Al-Shifa.

« Je ne comprends pas où les agents d’Immigration Canada veulent en venir avec ces questions », s’interroge Me Rachlis.

Pour Me Cohn, qui a donné son avis à la famille du travailleur de la santé visé par cette lettre, répondre aux questions honnêtement est la meilleure solution.

« Cela soulève certaines préoccupations quant à savoir si une personne peut être exclue en raison d’un contact fortuit [avec un membre du Hamas]. Et c’est si on met de côté la question de l’éthique médicale et de la responsabilité en vertu du droit humanitaire international pour les prestataires de soins médicaux de fournir des soins sans discrimination », s’empresse d’ajouter l’avocat.

L’hôpital Al-Shifa fait les manchettes depuis plusieurs semaines. L’armée de défense israélienne (IDF) a assiégé l’hôpital de la ville de Gaza en mars. Elle affirmait chercher des commandants du Hamas et du Jihad islamique palestinien. Le 18 mars, l’IDF a bombardé l’hôpital. Après deux semaines de siège, elle s’est retirée, laissant derrière elle un hôpital complètement détruit et de nombreux morts et blessés.

Contraire au droit international

Soigner tous les patients, peu importe leur origine et leur statut, est une exigence du corps médical. « Il est interdit de punir du personnel médical pour avoir accompli des actes médicaux conformes à la déontologie ou de le contraindre à accomplir des actes contraires à la déontologie médicale », selon le droit international humanitaire.

« Je pense que ce sont des questions racistes », déclare Me Cohn, qui ne s’explique pas autrement qu’on puisse demander à un infirmier s’il a soigné des membres du Hamas. Le Canada a inscrit le Hamas comme entité terroriste en novembre 2002.

« Je n’ai jamais vu quelque chose de semblable, où il semble que l’implication soit que quelqu’un pourrait être d’une manière ou d’une autre inadmissible s’il ou elle a traité un membre du Hamas », ajoute Me Rachlis.

« Ces questions ne semblent pas impliquer que la personne est un membre du Hamas. On cherche à savoir si cette personne qui travaillait dans des hôpitaux ou des établissements médicaux à Gaza a pu, dans l’exercice de ses fonctions, soigner des membres du Hamas, y compris des combattants. Je pense qu’il y a une grande différence entre ces deux choses, à savoir soigner des militants et être membre du Hamas. »

Des questions portant sur l’implication dans des crimes de guerre ne sont pas rares dans les demandes de visa. Par contre, ce qui choque ici les personnes consultées, c’est qu’on les adresse à des professionnels de la santé et portent directement sur leur pratique.

Réactions

Le médecin infectiologue et ancien porte-parole et député de Québec solidaire Amir Khadir s’exclame, après avoir lu le document, que « c’est absolument révoltant de constater que des agents d’immigration posent ce genre de questions ».

Celui qui a été chef de mission pour Médecins du Monde à trois reprises au début des années 2000 croit que ce type de questions signifie que la personne qui la pose ne comprend pas la nature du travail médical.

« Demandez “Avez-vous traité quelqu’un du Hamas ?”, en soi, c’est complètement inconséquent parce qu’en quoi cela intéresse les agents qui s’occupent des réfugiés ? s’exclame-t-il. Cette question nie le code de déontologie de tout professionnel de la santé. »

Il rappelle que le personnel de la santé a le devoir de soigner tout le monde, même le pire des criminels.

M. Khadir estime par ailleurs que la question qui demande au travailleur de la santé s’il aurait réussi à ne pas soigner un membre du Hamas est pire. « Cette question sous-entend qu’il aurait dû refuser de soigner ce membre du Hamas, ce qui est contraire au code de déontologie de n’importe quel personnel de la santé. »

De son côté, le Conseil canadien pour les réfugiés (CCR) n’a pas eu vent des questions posées à des travailleurs de la santé dans le cadre de demandes de visa temporaire d’urgence permettant de faire venir la famille proche des Palestiniens de Gaza au Canada.

La co-directrice générale de l’organisme, Lauren Lallemand, rappelle que le CCR a critiqué le « caractère invasif » des questions posées aux Gazaouis. Le programme a déjà été décrié par plusieurs personnes depuis son lancement officiel, notamment en raison de la limite de 1 000 Gazaouis autorisés à venir au pays.

Quant à savoir si le travailleur de la santé concerné a soigné un membre du Hamas ou non, la co-directrice est très perplexe.

« Nous serions choqués qu’une telle question soit posée. Chaque personne blessée a droit à des soins médicaux, et les professionnels de la santé ont l’obligation de les soigner », réagit-elle.

« D’après mon expérience, je n’ai pas vu de questions similaires posées à des réfugiés provenant d’autres régions, soutient-elle. Ces questions concernant les professionnels de la santé vont bien au-delà des limites et sont tout à fait inappropriées. »

Un loup solitaire ?

Comme les questions sur la nature du travail hospitalier du Gazaoui que nous n’identifierons pas viennent d’un agent d’Immigration Canada basé à Amman, en Jordanie, il se peut que ce ne soit pas une pratique officielle, avance l’avocat en immigration de Vancouver.

« Ces bureaux fonctionnent généralement avec un certain degré d’autonomie. Les différents bureaux sont chargés de prendre conscience des préoccupations particulières, des types de menaces pour la sécurité, des demandes frauduleuses, etc. qui sont les plus susceptibles d’émaner des habitants de cette région », explique Me Cohn.

Ils élaborent ensuite leurs propres protocoles pour tenter de les contrer. Chaque bureau agit en quelque sorte de manière autonome et pose ses propres questions, poursuit l’avocat vancouvérois.

Me Cohn a bon espoir qu’avec ces révélations, des directives claires seront envoyées à tous les bureaux internationaux d’IRCC.

« Ce que j’espère vraiment, dans cette situation, c’est que c’était évident et qu’en mettant en lumière la situation et en précisant que ce n’est pas légal et que ce n’est pas justifiable en vertu du droit canadien ou du droit humanitaire international, ils comprendront le message et que nous ne reverrons plus ce genre de questions à l’avenir », précise-t-il.

Appelé à réagir aux questions posées à des professionnels de la santé au sujet de soins possiblement prodigués à des membres du Hamas, le ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada (IRCC) a répondu ce qui suit : « Aucune modification n’a été apportée récemment aux formulaires de demande ou aux questions posées aux demandeurs. »

« Il s’agit d’une pratique courante dans les situations de crise où IRCC n’est pas présent sur le terrain pour procéder au contrôle initial et à la collecte des données biométriques », avance le porte-parole d’IRCC.

La Converse a également communiqué avec Amir Khadir, médecin et ancien député, pour connaître son avis. M. Khadir croit que le ministère canadien doit immédiatement ajuster le tir.

« Quand j’ai lu ces questions, je me suis demandé : “Mais où sommes-nous ? Qui sont ces gens ?” On ne peut s’empêcher de voir la trace du comportement de régimes qui sont en violation du droit à tous les égards, comme c’est le cas d’Israël en ce moment, ou du régime théocratique en Iran ou de la Corée du Nord, mais ça ne peut pas être compatible avec les codes de déontologie ou le respect du droit international du Canada. »

L’actualité à travers le dialogue.
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