Deux poids, deux mesures : l’impuissance des Palestiniens au Canada face au système de visas temporaires
Depuis le 9 janvier 2024, des nouvelles mesures sont en vigueur pour l’accueil de Palestiniens de la bande de Gaza au Canada. Mille d’entre eux peuvent y être admis, ce qui a déclenché une véritable course contre la montre, selon des Palestiniens au pays. Ces derniers ont l’impression d’être traités différemment, alors que la situation de leurs proches dans la bande de Gaza se détériore, après plus de 100 jours de guerre dans l’enclave palestinienne. Le temps presse pour eux : la famille qui est à Gaza doit fuir les bombardements, la mort, la famine, la maladie et la soif.
Dalya Shaat fait bouillir de l’eau pour préparer un café. « Tout est de Gaza ici », lance l’étudiante à la maîtrise en santé mentale et justice sociale en pointant les décorations qui agrémentent son appartement montréalais. « Comme cette cafetière qui est au centre de la table », dit-elle. Autant de souvenirs qu’elle a rapportés de son dernier passage à Gaza, en 2022, alors qu’elle était bénévole dans un hôpital auprès d’enfants malentendants.
Elle montre un sachet de café qui porte le logo d’une petite compagnie, Babaroti. « C’était le café de la famille. Il est maintenant détruit, en ruine, raconte Dalya en hochant la tête. Même prendre une bouchée de chocolat me rend coupable aujourd’hui. » C’est qu’elle tente de faire venir des membres de sa famille depuis l’ouverture du programme de visa de résident temporaire (VRT).
Ce visa permet aux ressortissants palestiniens de rester au Canada trois ans si leur famille les soutient financièrement. Un chemin de croix, estime-t-elle, et un coup dur à encaisser.
« J’ai perdu à peu près 30 personnes de ma famille. Hier, j’ai encore perdu sept jeunes hommes de la famille ; ils ont tous été tués », soutient Dalya.
« Pourquoi sommes-nous traités différemment ? »
Au moment d’écrire ces lignes, on compte plus de 24 447 morts et plus de 61 000 blessés du côté de Gaza. « Les habitants de Gaza risquent de mourir de faim à quelques kilomètres de camions remplis de nourriture », estimait la directrice du Programme alimentaire mondiale, Cindy McCain, le 15 janvier dernier. La gravité de la situation dans l’enclave palestinienne a même poussé l’Afrique du Sud à déposer une plainte de génocide à la Cour internationale de justice contre Israël.
Mme Shaat éprouve de la colère d’être traitée avec si peu de considération par le Canada : « Je ne veux pas le faire, mais si on compare le programme offert aux Gazaouis avec ce qui a été offert aux Ukrainiens, c’est complètement, complètement différent, ce n’est pas le même traitement et c’est injuste. Le gouvernement canadien a imposé une limite sur ceux qui méritent de vivre et d’avoir la sécurité. »
Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, le Canada a mis sur pied de manière accélérée un programme d’accueil, l’Autorisation de voyage d’urgence Canada-Ukraine, qui est entré en vigueur en mars 2022. Le Canada a d’ailleurs émis 935 000 visas d’urgence temporaires depuis cette date aux Ukrainiens qui souhaitent travailler ou étudier au pays. Ottawa avait annoncé qu’il « délivrerait également des permis de travail ouverts aux visiteurs, travailleurs et étudiants ukrainiens qui se trouvent actuellement au Canada et ne peuvent pas rentrer chez eux en toute sécurité », en reconnaissant la situation d’urgence dans ce pays en guerre.
Dalya ne comprend pas que le processus pour les Palestiniens de Gaza soit aussi restrictif pour les membres de la famille qui sont acceptés.
Une fois la demande de visa remplie, la personne qui la porte au Canada – elle doit être citoyenne ou résidente permanente – est également tenue de payer la somme exigée pour le traitement de chaque demande. « Il y a un double standard clair ici, puisque les frais n’ont pas été annulés (...) comme ç’a été le cas avec le programme d’urgence pour les ressortissants ukrainiens », rappelle Imtenan Abdul-Razik, une avocate en immigration basée à Waterloo, en Ontario.
« Les gens doivent payer 100 $ par demande ou 500 $ pour une famille de plus de cinq personnes. » « (Les services d’Immigration du Canada) ont fait une exception en traitant sans frais les demandes de plus d’un million d’Ukrainiens, alors qu’ils ne peuvent pas exonérer 1 000 Palestiniens des frais liés à leurs demandes ! » – une preuve parmi d’autres d’un traitement à deux vitesses, selon l’avocate.
Une course à obstacles
Le document à remplir pour obtenir un visa temporaire est complexe, des dires de plusieurs personnes consultées.
« Ma mère fait la demande pour sa sœur, qui a pu sortir en Égypte. Elle m’a dit : “Ta tante, elle vient de sortir de Gaza, elle vient de s’enfuir de la mort… Quelle adresse dois-je mettre ?” Ce sont toutes des petites questions, mais on n’a personne pour nous répondre », rapporte Dalya. « J’ai une amie qui m’a appelée, elle pleurait, elle m’a dit : “Juste pour une demande pour une personne, je me suis assise trois heures et ce n’est même pas clair !” », avance la jeune femme qui, au moment de rencontrer La Converse, avait commencé à remplir deux demandes avec l’aide de sa mère.
Une fois le document rempli, il faut le faire signer par un avocat. Sursollicitée par les temps qui courent, Debbie Rachlis, avocate en immigration basée à Toronto et membre du groupe d’avocats derrière le Gaza Family Reunification Project, prend quelques minutes pour répondre à nos questions.
« J’étais en larmes au téléphone aujourd’hui, je suppliais mon interlocuteur de me donner des réponses. Il y a tellement d’étapes dans ce processus, et je ne comprends pas pourquoi », déclare Me Rachlis, qui s’étonne de la complexité du processus et des étapes à suivre.
« J’ai reçu plusieurs messages de collègues en panique qui me disaient : “Ma cliente met son bébé dans la voiture en pleine tempête de neige pour trouver quelqu’un qui va signer sa demande !” », s’exclame Debbie Rachlis.
Cette dernière ajoute qu’elle fait des cauchemars rien qu’à penser à cette limite de 1 000 demandes.
Compétition au sein de la communauté palestinienne
Plus qu’un chiffre, 1 000 signifie une concurrence entre les Palestiniens de la diaspora vivant au Canada.
« Dans la communauté gazaouie, on sent qu’on est dans une course. Il y a juste 1 000 demandes, donc qui va avoir plus de chance qu’un autre ? Chacun d’entre nous peut faire une demande, mais qui d’entre nous réussira à sauver ses proches ? » Voilà la question qui tourne en boucle dans la tête de Dalya.
En arrière-plan, dans son salon, les nouvelles continuent de défiler sur la chaîne télévisée Al jazeera.
« Ma famille a été déplacée ; certains habitent dans un hôpital, ils n’ont pas d’oreiller pour dormir, les enfants ont perdu du poids, et je ressens de la culpabilité d’être encore en vie. Pourquoi suis-je ici et non pas là-bas ? Pourquoi suis-je dans cette famille et suis-je capable d’être en sécurité, et pourquoi je ne peux rien faire pour ma famille là-bas ? »
De son côté, le professeur de l’Université McGill et expert de la situation palestinienne, Rex Brynen, reconnaît la complexité de la situation actuelle.
« Cela peut également être politiquement sensible, étant donné les craintes qu'Israël puisse tenter de chasser les Palestiniens de Gaza », soutient-il.
Des questions qui vont trop loin ?
Plusieurs critiques se sont élevées contre le type d’information exigée dans les demandes de visa temporaire pour les Gazaouis.
Les candidats au visa doivent fournir leur historique d’emploi depuis l’âge de 16 ans, en plus du nom de leur superviseur et de la raison de leur départ.
« Les gens n’ont pas accès à tous ces documents, qui sont probablement détruits (ou sous les décombres) ! s’indigne Me Rachlis. J’imagine qu’on me demande de fournir toutes les informations relatives aux emplois que j’ai occupés depuis que j’ai 16 ans : je n’en serais pas capable ! »
Elle rappelle qu’omettre une information peut avoir des conséquences graves. Les erreurs dans un dossier d’immigration peuvent rapidement mener à des accusations de fausse déclaration. L’une des conséquences peut être une interdiction d’entrer au Canada pendant les cinq années suivantes. « Même si vous avez fait une erreur de bonne foi ! » s’exclame-t-elle.
Autre demande surprenante, les candidats gazaouis à un visa temporaire doivent indiquer s’ils ont des cicatrices sur le corps et en expliquer la provenance.
« En 10 ans de carrière comme avocate du côté du droit humanitaire et de l’immigration économique, je n’ai jamais vu un formulaire qui demande aux gens d’en dévoiler autant. Je n’ai jamais vu un formulaire dans lequel on pose des questions sur les cicatrices qu’on a sur le corps ou un formulaire qui demande tous les noms d’usager qu’on a dans tous ses comptes de réseaux sociaux », renchérit Imtenan Abdul Razik.
« C’est insultant ! Et comment (Immigration Canada) s’attend-il à ce que les gens soient capables de colliger toutes ces informations, alors qu’ils vivent dans des tentes et que l’électricité et les télécommunications sont constamment coupées ? »
Le ministre canadien de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté, Marc Miller, estime que les procédures d’identification exigées s’apparentent à celles des demandes faites lors d’autres situations de crise où il était impossible de recueillir des marqueurs biométriques – comme des empreintes digitales. Or, les deux avocates interrogées par La Converse sont catégoriques : jamais elles n’ont vu un processus aussi « intrusif ». D’autres voix se sont aussi élevées pour dénoncer ces demandes dans les derniers jours.
Une limite « injuste »
Si Dalya ne s’explique pas cette limite de 1 000 Gazaouis bénéficiaires d’un visa temporaire, l’avocate de Waterloo, Me Abdul Razik, elle, croit qu’il y a peut-être une raison.
« Dans les coulisses, Ottawa sait et a toujours su à quel point la situation est dévastatrice à Gaza. Gaza figure sur une liste de pays et de territoires vers lesquels le Canada n’effectue pas de déportation depuis plus de 10 ans, car même en temps normal, ces pays et territoires sont considérés en état de crise humanitaire », explique Me Abdul Razik. En 2022, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a accepté 229 demandes d’asile de Palestiniens et en a rejeté 24.
« Les Palestiniens obtiennent plus facilement le statut de réfugié au Canada. Il est donc indiscutable qu’ils sont persécutés. Que leur vie normale, que ce soit à Gaza ou en Cisjordanie, équivaut à une persécution. Le gouvernement sait que si un grand nombre de personnes venaient ici, elles pourraient déposer des demandes d’asile si elles le souhaitaient. » Selon Imtenan Abdul Razik, le pourcentage élevé d’acceptation des Palestiniens mettrait en lumière la divergence entre ce qu’Ottawa affirme au sujet de la crise actuelle et ce qui se passe sur le terrain, « à savoir que c’est une catastrophe à tous égards ».
Sentiment d’impuissance
Seuls les membres de la famille immédiate et leur famille immédiate peuvent obtenir le visa temporaire proposé par Ottawa. Cette définition de la famille élargie exclut donc les cousins, et même les enfants de plus de 21 ans dans certains cas.
« On doit faire 4 demandes du côté de ma mère, et du côté de mon père, il y a de 30 à 40 personnes », soupire Dalya, impuissante.
« J’ai un cousin qui m’a dit aujourd’hui : “Dalya, au moins sortez-nous de Gaza jusqu’en Égypte.” Je lui ai demandé : “Comment puis-je t’aider ?” Il m’a répondu : “J’ai besoin de 65 000 $US. »
D’après Dalya, des passeurs exigent de 7 000 à 8 000 $US par personne pour sortir de Gaza vers l’Égypte si les personnes ne sont pas sur une liste officielle. Si elles sont acceptées par le Canada en obtenant un visa, elles n’ont normalement pas à défrayer une telle somme.
« Mais d’où vais-je sortir cette somme ? Il m’a dit : “J’ai entendu à Gaza qu’il y a des gens qui disent qu’il y a des pages GoFundMe… » Dalya se sent incapable de lancer une telle initiative de sociofinancement. Elle ressent énormément de honte. Elle est déchirée entre son désir d’aider ceux qu’elle aime et le sentiment que c’est au gouvernement de débourser les sommes nécessaires pour sauver les Gazaouis.
Double standard ?
Selon le site d’Immigration Canada, les ressortissants de Gaza pourront « être admissibles à une couverture limitée et temporaire des soins de santé au Canada au moyen du Programme fédéral de santé intérimaire », d’une durée de 90 jours. Ceux-ci pourraient aussi obtenir un permis de travail et d’étude.
Au moment d’écrire ces lignes, La Converse n’a pas pu confirmer auprès de Québec ce qu’il adviendrait de la prise en charge des soins de santé des Palestiniens qui s’établiront dans la province au-delà du délai de 90 jours.
En mars 2022, les Ukrainiens recevaient tous un permis ouvert de travailleur qui leur permettaient d’avoir accès aux soins de santé, en vertu de l’Autorisation de voyage d’urgence Canada-Ukraine (AVUCU). Les provinces et territoires ont aussi mis en place un système pour leur donner accès au système de santé.
L’avocate Debbie Rachlis y voit de la discrimination par rapport à d’autres situations. « Personne n’en veut aux Ukrainiens, bien au contraire, mais on aurait voulu la même chose dans les circonstances actuelles pour les Gazaouis (...) Ce que je souhaite voir, c’est cet accueil étendu à tous ceux qui se trouvent dans des circonstances similaires », déclare-t-elle depuis son bureau.
« Je trouve essentiel de faire en sorte que les personnes qui fuient la guerre se sentent les bienvenues, qu’elles ne soient pas traitées comme un fardeau, et qu’elles ne soient pas un fardeau. J’aimerais aussi que nous, Canadiens, comprenions et accueillions les gens contraints de venir ici dans des circonstances aussi difficiles. »
Une injonction qui fait écho aux conversations de Dalya avec d’anciens collègues de l’hôpital Al-Shifa.
« Tous les jours quand je parle à ma famille, j’ai honte, parce que je sais qu’ils veulent sortir, mais je ne suis pas capable de les sortir de Gaza. Et maintenant, j’ai un collègue psychiatre qui m’a demandé de l’aide en me disant que, si un programme était mis en place au Canada pour sortir les Gazaouis, de l’avertir. J’ai dit : “Je suis désolée ; même ma famille, je n’arrive pas à la sortir de Gaza” », déplore Dalya.
« Il m’a dit : “Mais tu es certaine ? On connaît le Canada comme un pays humanitaire et de paix.” Je lui ai répondu : “Je suis désolée. Je ne pense pas que, cette fois-ci, on parle du même Canada.” »