Annie Pisuktie est l’aînée de l’Association des Inuit du Sud du Québec (AISQ), qu’elle a fondée en 2017 avec sa fille Tina. Il s’agit d’un lieu de rassemblement pour les Inuit de la métropole. D’Iqaluit à Montréal, Annie a toujours eu à cœur le bien-être des siens. Nous avons rencontré cette figure incontournable du travail communautaire avec plusieurs des membres de son association afin qu’elle nous raconte son parcours.
Dans l’entrée du bâtiment situé à Pointe-Saint-Charles, un meuble vitré contient des chapeaux, des bijoux, des gants – tous fabriqués par des artisans inuit. À droite, un tableau intitulé Inuktitut Syllabic indique les sons et les symboles qui servent à écrire l’inuktitut.
C’est ici que nous retrouvons Annie, ce 19 juin. C’est une journée de préparation d’un repas collectif à l’AISQ. Annie arrive quelques minutes après midi. Elle part la machine à café et va tout de suite rejoindre une employée qui a déjà commencé à couper de la viande de phoque. Elle enfile rapidement des gants bleus et son tablier qui, autrefois, était sûrement blanc. Chaque jeudi, tous les Inuit qui souhaitent retrouver des membres de la communauté peuvent se rendre à l’association pour profiter d’un repas traditionnel. Phoques, bélugas, caribous… les poissons et la viande cuisinés arrivent directement du nord, par transport aérien.
Derrière l’accueil, les usagers commencent à entrer. Certains sont en fauteuil roulant, d’autres présentent une déficience intellectuelle. Dans le nord, l’accès aux soins de santé – en fait, aux soins en général – est limité. Beaucoup sont donc obligés de déménager dans le sud, y compris au Québec, au risque de se retrouver isolés et loin des leurs.
Dans la pièce principale, tout le monde se salue. Installée devant une table, Annie s’empare d’un uluk, un instrument qui permet de couper la viande. On perçoit une proximité entre les visiteurs et les employés, qui prennent des nouvelles des nouveaux venus. Tina, la fille d’Annie, s’amuse avec un habitué de la place. Une employée tapote les épaules d’un usager régulier.
L’odeur de la soupe aux légumes et au phoque qu’Annie fait chauffer voyage vers les narines de ceux qui, un café à la main, papotent avec leurs voisins de table – sans parler de l’arôme du pain, le bannock, que Verna, une employée, plonge dans l’huile.

Le rêve de vivre à Montréal
Malgré l’agitation du moment, et son emploi du temps qu’on devine chargé, Annie nous accorde une entrevue dans un bureau. Assise aux côtés de sa fille Tina, elle nous raconte son parcours, à commencer par sa naissance à Iqaluit, au Nunavut. Alors qu’elle a trois ans, poursuit-elle, sa mère se sépare souvent d’elle pour travailler à l’hôpital. La jeune fille est alors gardée par ses grands-tantes, son frère, des proches. « La communauté a pris soin de moi, explique-t-elle. Ma mère est décédée quand j’étais très jeune, alors j’ai grandi avec mon beau-père, ma demi-sœur et mon frère. »
Elle se marie très jeune et a deux enfants. Son mariage est une épreuve ; Annie est victime de violence conjugale, précise-t-elle, la gorge serrée et les yeux mouillés. « C’était un alcoolique, plus vieux que moi de six ans. Ma plus vieille avait quatre ans et je me suis dit : “Je ne veux pas qu’elle me voie [avec des bleus].” »
Très jeune, elle rêve de la métropole. « Je disais : “Je vais vivre à Montréal et je vais devenir infirmière.” » Plus tard, lorsque sa seconde fille a besoin de soins médicaux, elle se rend à Montréal et réalise qu’elle peut rester en ville. « Je peux me trouver un emploi ! » Elle semble encore émerveillée, 44 ans plus tard, lorsqu’elle évoque son arrivée dans la métropole. « J’ai été interprète durant des années à l’hôpital Baffin Health Care Canada, [...] pour les tribunaux, pour la protection de la jeunesse, j’étais une interprète partout. »
Parallèlement, Annie est aussi animatrice, durant cinq années de suite, sur les ondes de la radio CKUT. Certaines personnes qu’elle connaît n’ont pas de nouvelles de leur famille depuis une longue période. « Je voulais m’assurer d’aller dans la communauté, pour pouvoir les enregistrer, pour que leur famille puisse entendre leur voix. »
La présence incontournable des aînés
Si aujourd’hui l’AISQ existe, c’est grâce à Tina. Il y a huit ans, alors qu’elle portait le chapeau de finissante à l’université, sa mère lui a demandé d’ouvrir un organisme pour les Inuit de la ville. « Tout est si loin, nous n’avons pas la chance de connecter, comme dans le Nord, où les communautés sont petites, raconte notre interlocutrice. Ici, [...] les événements sont rares. Ils font une grande différence, les Inuit peuvent se rassembler, s’amuser, jouer, danser, les enfants ont du plaisir [...], c’est une famille. C’est ce qui est bien avec l’AISQ. » L’organisme compte maintenant 11 employés, mais les usagers fréquentent l’endroit depuis si longtemps qu’ils mettent eux aussi la main à la pâte.

Annie est la seule aînée au centre. Elle explique qu’à Montréal, « les personnes âgées sont rares ». N’importe quel citoyen âgé ne peut pas être qualifié d’elder – ou « aîné » en français –, car cette personne doit « contribuer activement à la communauté », nuance Tina. Le rôle d’un aîné, nous explique-t-on, est d’enseigner la culture, la langue et les valeurs aux plus jeunes de la communauté.
Tina interroge sa mère du regard, incertaine de la bonne prononciation de ce qu’elle s’apprête à dire en inuktitut. « Nous avons les Inuit Qauijimajatuqangit, les valeurs transmises par les aînés. » Ces enseignements permettent de grandir, d’être une bonne personne qui rend service à sa communauté, expose-t-elle. « L’enseignement se fait par des histoires qui sont transmises, qui permettent aux gens de trouver leur propre chemin [...], qui montrent que la voie choisie n’est pas coulée dans le béton. C’est de la parentalité douce. »
Travailler aux côtés de sa mère, coordonner avec elle un organisme, peut sembler complexe. « C’est plus difficile d’accepter les conseils de tes parents que ceux des inconnus, ça, c’est sûr ! » rapporte Tina, tandis qu’Annie avoue être une mère sévère. « J’ai énormément de respect pour elle », poursuit Tina. La fierté maternelle et leur complicité sont évidentes. Annie couvre sa fille de compliments comme « my beautiful young lady » et « my smart young lady ».
La chaleur envahit le bureau où se déroule l’entrevue. Annie agite son éventail rouge avec de petits dessins jaunes pour se rafraîchir. Pressée de retourner à sa préparation culinaire, elle se lève rapidement dès que la caméra s’éteint. Il est temps de retourner aux fourneaux !