Mi-mai, dans une petite salle d’un café du Ghetto McGill, à Montréal. Trois femmes se retrouvent pour une entrevue et une discussion intime autour des menstruations. Le printemps s’est bien installé, et le soleil réchauffe doucement la ville. Parler de bouffées de chaleur arrive comme un souffle nécessaire, juste à temps.
L’une des femmes, Yusle Rodríguez, est mère et est accompagnée de sa fille de huit ans, qui a déjà participé à des ateliers sur le cycle menstruel. L’autre, Claudia Gamboa, n’a pas d’enfants. Elle a la trentaine bien entamée et a réuni ses meilleures amies dans ce café – dont elle est la propriétaire – pour un atelier d’information sur les menstruations.
La troisième, Diana Palacios, est celle qui transmet le savoir : elle donne des ateliers sur les menstruations et sur le « pouvoir du féminin ». Alors que les deux autres femmes racontent leurs expériences, elle écoute, clarifie et informe.
Originaire de Colombie, Diana dit être tombée amoureuse de Montréal, une ville qu’elle a d’abord connue en venant y faire une maîtrise… et où elle est restée, justement, par amour.
Son cheminement vers l’activisme a commencé avec une coupe menstruelle. « Ça a changé ma vie. Je me suis reconnectée à mon corps, à mon sang, et j’ai commencé à recueillir mon sang menstruel pour l’utiliser dans la terre, comme engrais naturel. C’était une façon de me réconcilier avec mon corps. »
Cette transformation personnelle l’a amenée à suivre une formation d’éducatrice à l’École d’éducation menstruelle Emancipadas, à Medellín, et à fonder, en 2021, le projet Happy Periods.
Dans le cadre de cette initiative, et par le biais d’expériences « positives, saines et durables », elle cherche à ce que le cycle menstruel et les menstruations aient un nouveau sens pour les filles, les adolescentes et les femmes. Les jeunes filles peuvent ainsi dessiner l’utérus, lire des contes, dessiner le corps et ses changements ou encore jouer à des jeux de cartes pour former des paires des différentes parties du système reproducteur féminin, par exemple.
L’éducation menstruelle est également un moyen d’aborder d’autres sujets qui lui tiennent à cœur : l’éducation environnementale, la responsabilité sociale, le changement communautaire et la valorisation du local.
« De quelle couleur est ton sang menstruel ? » C’est la question avec laquelle elle commence souvent ses ateliers. La réponse habituelle ? Le silence. Certaines participantes haussent les épaules, d’autres baissent les yeux.
« Beaucoup de femmes arrivent à mes ateliers à 30 ou 40 ans sans savoir comment fonctionne leur cycle. Personne ne leur a jamais parlé de leur corps, de leur sang, de leur utérus », déplore-t-elle. Le cycle menstruel est pourtant un indicateur important de la santé des femmes, ajoute-t-elle, et il devrait être reconnu comme tel.
« Avoir ses règles, c’est un signe vital de santé. Si je les ai régulièrement, ça veut dire que mon corps fonctionne bien, et ça, il faut le célébrer », insiste-t-elle.
Les tabous et les voix qui les défient
L’expérience menstruelle a longtemps été marquée par les tabous, la honte et le silence, ce qui explique aussi la désinformation généralisée. Et ce n’est pas différent d’un pays à l’autre. Diana constate que ce phénomène se répète même dans des sociétés dites plus ouvertes, comme le Canada.
« Le tabou est partout. Je l’ai vécu en Colombie et je le vois ici au Québec. Peu importe si c’est une femme latino, africaine, asiatique… le silence revient toujours », affirme-t-elle.
Au Québec, une étude rendue publique en 2023 par le Réseau québécois d’action pour la santé des femmes (RQASF) a révélé que la dévalorisation des règles reste bien présente dans le quotidien. Deux tiers des personnes interrogées (65 %) ont déclaré avoir été stigmatisées, ridiculisées ou critiquées en lien avec leurs menstruations.
De plus en plus de voix cherchent à rendre visibles et à transformer ce silence et cette stigmatisation.
C’est l’un des objectifs de la Journée mondiale de l’hygiène menstruelle. La signification de cette date est simple et symbolique : le cycle menstruel dure en moyenne 28 jours, et la durée moyenne des règles est de 5 jours ; le 28 mai est le 28e jour du 5e mois.
Instituée en 2014 par l’organisation à but non lucratif allemande WASH United, cette journée est soutenue par des organismes comme les Nations unies, qui encouragent l’action collective afin que les menstruations ne constituent pas un obstacle à l’éducation, à la santé ou au développement personnel.
Cette journée mondiale vise aussi à sensibiliser le public aux effets transformateurs que les investissements dans la santé menstruelle peuvent avoir sur la vie des filles et des femmes. Après tout, selon ONU Femmes, plus de deux milliards de personnes dans le monde ont leurs règles chaque mois.
Enfin, on ose parler des règles
Yusle Rodríguez se réjouit de l’ouverture croissante à l’égard des règles, notamment parce que, lorsqu’elle était enfant, elle voyait sa mère souffrir terriblement chaque fois qu’elle était menstruée.
« Pour moi, avoir mes règles, c’était la pire chose qui puisse m’arriver. Ma mère souffrait tellement que j’ai grandi en pensant que c’était quelque chose de négatif, de douloureux », raconte-t-elle, pendant qu’Avril, sa fille, dessine et colorie en l’écoutant attentivement.
« Chez moi, on ne parlait jamais de ça. Alors, je voyais ça comme une maladie », ajoute-t-elle. D’origine cubaine, Yusle vit à Montréal depuis plusieurs années.
Donner naissance à une fille l’a poussée à s’informer davantage sur le cycle menstruel. Aujourd’hui, elle en parle ouvertement comme d’un processus naturel.
Elle a d’ailleurs participé à plusieurs ateliers de Diana avec sa fille et trouve aussi dans ces rencontres une précieuse source d’information pour elle-même, alors qu’elle commence à ressentir les premiers effets de la périménopause.
Diana propose différents types de rencontres. Certaines s’adressent uniquement aux filles et aux adolescentes, sans la présence des parents durant les séances d’information. D’autres sont intergénérationnelles : les jeunes participantes sont accompagnées, généralement par leur mère. Ces rencontres coûtent de 30 $ à 60 $.
Dans ces espaces, on parle sans détour de vulve, de vagin, d’utérus, d’ovulation, « mais aussi d’émotions, de changements et de connaissance de soi », explique Diana.
Cette approche holistique est celle qui a le plus marqué Yusle Rodríguez.
« Les filles doivent savoir que leur corps est normal et magnifique (…) L’atelier a été une bénédiction, car j’ai vu que ma fille se sentait en sécurité, qu’elle pouvait parler de ça sans honte, sans peur », rapporte-t-elle.
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L’objectif des ateliers, explique Diana, est d’aider les filles à se familiariser avec les changements que traverse leur corps à cette étape. Elle choisit ses mots avec soin.
« Ce n’est pas qu’elles deviennent des femmes, comme on nous l’a souvent répété en Amérique latine. Elles restent des filles, et c’est en tant que telles qu’elles doivent vivre ce processus. L’information est adaptée à leur âge, et c’est essentiel de respecter cela. »
De cette manière, les participantes sont mieux préparées à vivre leurs premières menstruations. En général, on recommande qu’elles aient une petite trousse prête : un kit qu’elles peuvent emporter partout et qui contient les produits menstruels de leur choix, des vêtements de rechange, des lingettes humides et même une tisane ou une infusion, au cas où elles ne se sentiraient pas bien.
Certaines vont même jusqu’à organiser des cérémonies de ménarche (nom donné aux premières menstruations), entourées d’amies et de membres de leur famille.
Ce qui a aussi marqué Yusle, c’est de réaliser que, tout comme pour sa mère, qui souffrait énormément pendant ses règles – ce qui n’est pas son cas –, de nombreux symptômes liés aux menstruations, comme les douleurs, ont été normalisés avec le temps.
Diana est catégorique : « La douleur, ce n’est pas normal. Les saignements abondants non plus. Ce qui se passe, c’est qu’on a normalisé l’inconfort parce que l’industrie nous propose juste des pilules pour continuer à fonctionner. »
Un enjeu social et politique
Lorsque Diana affirme que « la douleur, ce n’est pas normal », Claudia Gamboa frappe doucement la table. Pas par surprise, mais pour appuyer ces paroles.
Née en Colombie et écologue de formation, Claudia est propriétaire du café où se tient notre rencontre. Ce n’est pas elle qui a cherché les ateliers de Happy Periods, mais plutôt ces derniers qui sont venus à elle quand elle a rencontré Diana dans un cercle de femmes autour de l’alimentation et des émotions.
« Ce qu’elle a partagé ce jour-là m’a tellement marquée que j’en ai parlé à mes amies. Je lui ai ensuite demandé d’organiser un atelier ici, juste pour nous », raconte-t-elle en souriant.
Claudia avoue qu’elle ne savait presque rien de son cycle quand elle a eu ses premières règles. Aujourd’hui, ses menstruations sont régulières et peu douloureuses, ce qu’elle considère comme un privilège. Pourtant, ce qui l’a le plus marquée dans l’approche de Diana, c’est la dimension politique et sociale du sujet.
« Parler de règles, ce n’est pas juste intime. C’est aussi social, c’est politique », affirme-t-elle.
L’atelier a été pour Claudia une prise de conscience : comment les femmes qui sont en situation de précarité, dans la rue ou en prison, vivent-elles leurs règles ?
« Je n’y avais jamais pensé. Je me suis demandé dans quel monde je vivais pour ne m’être jamais mise à la place de ces femmes », dit-elle, visiblement émue.à
Yusle enchaîne : « Même les droits du travail ne tiennent pas compte des menstruations. Avant que Diana en parle dans un atelier, je n’avais jamais pensé que ça pourrait être reconnu au travail. Mais là, tout prend son sens. Ça devrait être un droit », insiste-t-elle.
Diana propose justement que les milieux de travail créent des espaces de soins : des trousses avec des tisanes, des remèdes naturels, des produits menstruels. « Dix femmes peuvent avoir leurs règles dans le même bureau, et aucune n’en parle. On a normalisé le fait de travailler dans la douleur, de produire sans pause. Mais ça, ce n’est pas de la santé », dit-elle fermement.
Ménopause : l’autre grand silence
La peur d’être perçues comme moins efficaces touche aussi les femmes en périménopause et en ménopause. « Beaucoup n’en parlent pas à leur patron, de peur d’être jugées. C’est une charge double : ton corps change et, en plus, il faut que tu le caches », explique Diana.
Si les menstruations sont taboues, la ménopause est un trou noir. Plusieurs femmes traversent la périménopause sans le savoir, en attribuant leurs symptômes à une dépression ou à de l’anxiété, convaincues qu’il faut souffrir en silence.
Ce constat a poussé Diana à offrir des ateliers aux femmes ménopausées. Elle y encourage les participantes à se reposer, à faire de l’exercice, à opter pour l’alimentation naturelle et à être à l’écoute de leur corps.
« Si une femme dort mal, a des bouffées de chaleur, ne comprend pas ce qui se passe, ce dont elle a besoin en premier, c’est d’information. Et même ça, souvent, le système de santé ne l’offre pas », déplore-t-elle.
Juana Rubio est justement à cette étape de sa vie. Un jour d’automne, une bouffée de chaleur l’a tellement surprise qu’elle en a eu peur. « J’ai passé huit heures assise devant l’ordinateur à travailler en suant. C’était une chaleur qui venait de l’intérieur. J’ai dû ouvrir les fenêtres, alors qu’il faisait froid », raconte-t-elle.
Après plusieurs tentatives infructueuses dans le système public, l’artiste sonore d’origine colombienne a décidé de consulter dans une clinique privée spécialisée en périménopause.
« La meilleure décision de ma vie ! » affirme-t-elle. Elle y a obtenu une thérapie hormonale de remplacement, ce qui a apaisé les bouffées de chaleur et ses épisodes dépressifs.
Mais ce soulagement a un prix : 250 $ pour une première consultation, puis 150 $ pour les suivis. Et même si son conjoint a une assurance privée dont elle peut bénéficier, le remboursement lui a été refusé, car les hormones bio-identiques qu’elle utilise ne sont pas couvertes par ce régime d’assurance.
Au Québec, les politiques de remboursement des traitements hormonaux ont partiellement évolué en 2022, lorsque le gouvernement provincial a annoncé un meilleur accès à deux hormones bio-identiques : l’estradiol-17B sous forme de gel topique et la progestérone micronisée.
Cependant, ces mesures demeurent incomplètes, estime Diana. De plus, de nombreuses femmes, comme Juana, peinent encore à obtenir un traitement hormonal dans le réseau public de santé, en raison d’un accès limité aux professionnels et de la réticence persistante de plusieurs médecins à prescrire ce type de thérapie.
Une question économique aussi
Comme le montre le cas de Juana, la question économique est incontournable quand on parle de menstruations ou de ménopause.
Diana souhaite aider ces femmes. C’est pour cela que, fidèle à sa formation en ingénierie environnementale, elle fabrique et vend également des serviettes hygiéniques réutilisables en tissu, qui sont un peu moins chères que les produits offerts dans le commerce à Montréal.
Justement, ce 28 mai, elle anime un atelier de fabrication de serviettes au café de Claudia. Le coût de participation est de 30 $ et inclut les matériaux et des collations. Une façon concrète de faire avancer son projet.
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« Les serviettes conventionnelles sont faites à 90 % de plastique. Ça cause des odeurs, des irritations. Les serviettes réutilisables, elles, laissent la peau respirer et changent notre rapport au sang », explique-t-elle.
Les serviettes que Diana vend sur son site coûtent 16 $ l’unité ou 27 $ la paire. La personne choisit la taille qui correspond le mieux à ses besoins et les motifs qui lui plaisent le plus.
Sur le marché local, un paquet de trois éco-pads peut coûter jusqu’à 60 $. Quant aux culottes menstruelles, une marque canadienne bien connue en vend à un prix oscillant entre 25 $ et 48 $… et il en faut plusieurs pour bien tourner.
Certains arrondissements offrent des subventions pour l’achat de produits menstruels durables, mais Diana regrette le manque d’information sur cette initiative. Les remboursements varient selon les arrondissements et vont de 50 $ à 100 $. Les fonds sont toutefois limités.
« C’est un processus bureaucratique. Et si tu n’as pas accès à Internet ou que tu ne parles pas français ou anglais, bonne chance ! » dit-elle. Elle fait de son mieux pour informer les participantes à ses ateliers, « mais ça reste insuffisant ».
L’avenir : communauté et action
Au cœur du projet Happy Periods, il y a l’idée de communauté, insiste Diana.
Les femmes y partagent recettes maison, produits, expériences. Elles s’accompagnent dans la (re)découverte de leur corps. Parler de règles ou de ménopause, ce n’est pas seulement un acte de santé, c’est un geste réparateur.
« Si les hommes avaient leurs règles, ils auraient des congés payés et des produits gratuits partout », lance Juana en riant. Mais ce n’est pas une blague. Le silence a été imposé. Le briser est une forme de justice.
À Montréal, ce changement commence par une question simple : « De quelle couleur est ton sang menstruel ? »
Invitation à participer à un balado
Même si la majorité des participantes aux ateliers de Diana sont des femmes latino-américaines, elle et Juana souhaitent élargir les voix représentées. Elles préparent donc un balado et invitent des femmes de toutes origines à y participer pour raconter leur vécu menstruel. L’émission sera enregistrée en audio binaural dans une ambiance intime.
Celles qui souhaitent y participer peuvent écrire à happyperiods.edumenstruelle@gmail.com.