Jeudi 12 juin dernier, six Montréalais se sont retrouvés dans les bureaux de La Converse. Maria, Ikram, Karim, Charline, Luce et Sydney ont toutes et tous en commun une histoire liée à l’immigration – ils et elles sont né.es dans leur pays d'origine et ont immigré très jeunes au Québec, ou sont nés directement dans la région du Grand Montréal et issu.es de cultures multiples. C’est autour de leurs constructions identitaires que nous avons échangé pendant près de deux heures.
Ils prennent place dans le salon où les chaises sont disposées en arc de cercle. En attendant l’arrivée de toutes les personnes invitées, les discussions sont légères. Tous font peu à peu connaissance sans trop révéler les raisons de leur présence, ils gardent ces réponses pour l’enregistrement.
Vers 18h30, tout le monde est prêt. Les présentations officielles débutent. Maria, la trentaine, travaille pour le volet jeunesse du Centre d'aide aux familles latino-américaines (CAFLA). Les questions qui tournent autour de la construction identitaire la touchent énormément, autant dans son travail, avec le public qu’elle sert au quotidien, que dans son développement personnel.
Ikram a le même âge que Maria, elles sont amies depuis leur enfance. Ikram a beaucoup travaillé dans le milieu communautaire, auprès de différentes populations issues de l’immigration et dites vulnérables. C’est pourquoi elle tenait à être présente.
Luce n’a pas précisé son âge, ni son métier. Elle a été invitée par Ikram et Maria et s’est prêtée au jeu avec une oreille attentive à la discussion.
Charline est à Montréal depuis cinq mois seulement. Elle n’est pas québécoise. Elle est née à Hawaï, aux États-Unis, et ses parents viennent de Hong Kong. Elle s'acclimate petit à petit à son nouvel environnement et aime sortir de sa zone de confort. Elle est plus à l’aise en anglais, mais fait l’effort remarquable de partager son expérience en français.
Sydney travaille auprès de jeunes du secondaire. Pour elle, cet échange est l’occasion d’évoquer des réponses, des stratégies, des solutions aux crises identitaires que vivent la majorité des jeunes avec lesquels elle travaille. Elle représente également l’organisation Brique par Brique, qui lutte pour l’accès aux logements sociaux dans le quartier de Parc Extension.
Karim représente l’organisme Philo-Boxe, situé dans le quartier Côtes-des-Neiges. Lui et son équipe allient cours de boxe et discussions philosophiques pour les jeunes du coin. Il a lui aussi une trentaine d’années.
Comment définit-on son identité en étant issu d’une pluralité de cultures ?
Cette première question, au centre de cette soirée dialogue, ouvre la discussion pour nos participants. Doucement, les mains se lèvent. Tous ont leur mot à dire, leurs avis à donner.
Ikram prend le micro la première. Elle place ses lunettes sur sa tête et remet son keffieh palestinien sur ses épaules. Tous les regards sont tournés vers elle, très attentifs. Elle est née en Algérie et a fui le terrorisme et la guerre civile avec ses parents dans les années 90. Elle n’est donc pas issue d’une immigration économique, précise-t-elle. Pour elle, c’est la violence de leur parcours qui a poussé ses parents à l'éloigner le plus possible de ses racines.
« Mes parents m’ont dit : “Tu vas être Québécoise. Le plus québécoise que tu peux être. Tu vas parler français !” Donc moi je ne parle pas arabe, mais je le comprends », souligne-t-elle. Pendant son enfance, elle a donc tout fait pour s’intégrer et ressembler à ses camarades québécois, en effaçant ses racines algériennes. C’est au fil des années que ses parents ont su apaiser leur colère vis-à-vis de leur pays d’origine et sont revenus vers leur culture, leur religion.
Ikram retourne souvent auprès de sa famille, mais, une fois sur place, on la traite aussi différemment. « Même si on m'a bien reçue, je n'ai jamais été capable de m'intégrer complètement là-bas, même en vacances », dit-elle sur un ton sérieux. En bref, pour Ikram, la construction de son identité est un processus long et douloureux toujours en cours.
Le micro est ensuite tendu à Maria. Elle ajuste elle aussi le keffieh sur ses épaules. Maria porte des lunettes aux verres teintés jaunes et ses cheveux foncés sont attachés en un chignon plaqué. Elle commence son récit : « Je suis d'origine colombienne. Je suis née là-bas, mes deux parents sont de Cali. Je suis arrivée à l'âge de 5 ans. J’ai immigré avec ma mère, qui m'a élevée toute seule ici. À l'époque, je pense qu'on fuyait un peu toute la violence à la suite de la période de Pablo Escobar et du narcoterrorisme. »
Maria a passé son enfance dans des écoles majoritairement blanches. Comme Ikram, elle s’est intégrée au maximum, notamment en adoptant l’accent québécois, précise-t-elle. Pour elle, une grande partie de la construction identitaire se fait par la langue. Elle a ressenti beaucoup d’opposition entre ses deux cultures. Le titre de la soirée – Ni d’ici, ni d’ailleurs – a donc beaucoup de sens pour elle : « Tu n’es jamais assez québécoise, mais tu n’es jamais assez latina pour être qui tu es. Tu es tout le temps, constamment en dualité avec ces identités-là. »
Avec le temps, Maria a réussi à trouver un équilibre qui lui convient. Pour elle, travailler dans sa langue maternelle est important. « Je maintiens ce lien-là avec ma communauté. Je conserve ce sentiment d'appartenance», se réjouit-elle.
Karim prend ensuite la parole. Il reprend le concept de dualité abordé par Maria. Lui est né et à grandi à Montréal, dans le quartier Côte-des-Neiges et est originaire de la Guadeloupe. Il vit aussi le fait de ne pas être considéré comme Québécois au Québec et Guadeloupéen dans son pays d’origine.
Aujourd’hui, les bases de son identité sont claires : « Je me définis comme noir. Je me définis comme faisant partie de l'identité créole. Je me définis beaucoup plus comme Montréalais qu'autre chose. »
Son travail auprès des jeunes de son quartier et les nombreuses relations bâties au cours de sa vie ont forgé sa construction personnelle : « J'ai fait à peu près tous les systèmes scolaires possibles dans mon parcours : français, québécois, privé, public. J'ai rencontré plusieurs types de personnes, plusieurs types d'identités. Donc je sais à quel point l'identité, c’est fragile. »
Karim se qualifie d’anarchiste, sur le ton de l’humour. Il n’est pas fan des systèmes en place, quels qu’ils soient. « J'ai grandi dans un quartier très très multiculturel, dans Côte-des-Neiges. Je n'ai jamais vraiment senti de coupure [avec la culture québécoise], à part dans les systèmes scolaires. J'avais des amis qui étaient sri lankais, latinos, filipinos. Ça faisait comme un équilibre. Il n'y en avait pas un qui dominait l'autre. Tandis que quand tu vas dans des institutions, c'est sûr qu'il y a quelqu'un qui domine l'autre. Il y a une manière de penser, une manière d'agir, une façon de faire précise … ».
Il a du mal à s’identifier à la culture québécoise. Il a souvent ressenti qu’on le mettait à l’écart, qu’il était « l’autre ». Il reconnaît plusieurs similarités entre la culture guadeloupéenne et celle du Québec, notamment à travers le langage et les luttes identitaires, mais ça ne le touche pas plus que ça.
Charline, à l'autre extrémité du cercle, poursuit la discussion. Elle est dos aux caméras et face au reste du groupe. Elle s’exprime à voix basse, presque en chuchotant. À Hawaï, elle ne s’est pas sentie différente de son entourage puisqu’une très grande communauté asiatique est présente sur l’île. Elle a donc grandi aux côtés d’enfants d’immigrants venant majoritairement de l’Asie de l’est.
C’est à son arrivée à Montréal que son rapport aux différences de cultures a évolué. « J'ai vraiment ressenti ma différence ethnique, en particulier à Montréal. J'ai beaucoup senti ça, beaucoup plus que quand j'allais étudier aux États-Unis. Je sens que c’est peut-être un truc de langage. Le français est assez difficile à apprendre. En venant ici, j’ai cherché à passer du temps avec des communautés de personnes issues de la diversité. », se confie-t-elle.
Elle n’arrive pas encore à mettre le doigt sur ce qui est différent dans la métropole comparativement aux autres villes où elle vécu : « C'est peut-être à cause d'un élément culturel dont je ne suis pas consciente, et que je n'ai pas bien assimilé. Mais je ne sais pas, je sens que c'est un peu difficile d'exprimer exactement ce qu'il se passe ici, ce qui m'a fait ressentir ça. »
Qu’est-ce qui a aidé à construire votre identité ?
Maria est la première à prendre la parole sur cette deuxième question. Elle prend un moment pour y penser et explique : « Notre identité n'est pas figée. Ça évolue à travers le temps, à travers notre perception du monde, notre perception de nous-mêmes, notre culture, nos bagages et nos expériences ». Le reste des participants hoche la tête et acquiesce à ses propos.
Maria tient à mettre de l’avant sa perspective intersectionnelle. Selon elle, c’est ce qui explique le mieux le développement de son identité à travers les années : « Je suis une femme racisée d'un certain âge. Dans ma culture, normalement, à 31 ans, tu es mariée, tu as des enfants. Et moi, je suis célibataire, je suis pansexuelle. Ça ne fait pas longtemps que j'ai fait mon coming out. Tous ces éléments m'exposent à certaines choses, à une complexité, d'un autre niveau. »
Plus concrètement, les aller-retour vers son pays d’origine lui ont permis de se ressourcer, de se reconnecter à ses racines, un peu délaissées par sa vie au Québec. Maria est aussi reconnaissante d’avoir grandi au cœur de Montréal, aux côtés de cultures variées. « Ça renforce mon identité. Je suis très ouverte d'esprit grâce à ça, ça m'ouvre à certaines réalités que je n’aurais peut-être pas connues dans d'autres contextes », souligne-t-elle.
Karim prend ensuite le micro. Pour lui, les éléments les plus forts de sa construction identitaire passent par son cercle proche : son quartier, sa famille, ses amis. Il apporte ensuite une nuance sur ce qui, selon lui, fait toute la différence dans la manière de se construire. « Je pense sincèrement que l'identité, ce n’est pas un problème tant que tu n’es pas dans un système. Ce n’est pas un problème d'être avec l'autre tant que t'es pas dans un système qui te confronte à l'autre, qui te confronte soit à ta couleur de peau, soit à ton genre. Sinon on peut vivre ensemble, à mon avis. ». Les systèmes, comme Karim les appelle, sont des espaces qui peuvent être liés à l’éducation, la santé, le milieu professionnel ou bien d’autres.
Il a été confronté à des situations où il a dû plus ou moins justifier sa présence dans des espaces professionnels, où il s’est rendu compte de sa différence face à une majorité qui ne lui ressemblait pas. « Je suis gestionnaire et je suis sur une table de concertation. Donc je rentre dans un système. Et c’est une fois dans ce système, que je me dis : “ Ok, oh shit, I'm black as fuck! “ », indique-t-il en riant.
« Ma construction identitaire n'est pas terminée parce que je suis fâchée, je suis en colère. Je suis pleine de rancune. »
- Ikram, participante de la Soirée dialogue, construction identitaire : ni d’ici, ni d’ailleurs ?
Ikram est la suivante à répondre. Les discours partagés l'ont touchée. La colère fait trembler sa voix. Ce qui la frustre, c’est, notamment, sa relation avec la diaspora algérienne de la métropole : « J'ai 32 ans, et je n'ai jamais été aussi en colère de ma vie. J'ai été dans des espaces blancs toute ma vie. Je ne suis pas gênée d’en parler : ma communauté m'a rejetée ici. Je suis allée à l'école avec eux, j'essayais de m'intégrer à eux, j'essayai de rentrer dans ces cercles, mais ma communauté ne voulait rien savoir de moi. »
Elle ajoute : « Ma construction identitaire n'est pas terminée parce que je suis fâchée, je suis en colère. Je suis pleine de rancune. J'essaye [de m’apaiser] tous les jours de ma vie et c'est pour ça que j'apprécie tellement quand mes amis me font découvrir des milieux comme celui-ci. (...). Pour essayer, justement, de me rattacher à quelque chose qui peut juste apaiser un peu cette colère et cette peine, parce qu'il n'y a rien qui peut la régler. »
Sydney poursuit la conversation. Elle a récemment réalisé l’impact significatif des membres impliqués dans sa communauté. L’organisme Brique par brique donne un sens à ce qu’elle est. « J'ai rencontré tellement de gens qui ont des inquiétudes similaires aux miennes. Et on a parlé de ces inquiétudes. Et c'était tellement healing d'avoir ça. », dit-elle avec un doux sourire.
Quel est votre rapport avec la question : « Tu viens d’où ? »
Pour la première fois, Luce prend la parole. Cette question semble venir titiller quelque chose chez elle. Elle qui a été très attentive et silencieuse tout au long de la discussion, elle en a beaucoup à dire sur le fameux « Tu viens d’où ? ».
« Je ne réponds même plus, je me dis : “ Come on! ” Pour moi, quand les gens posent cette question, c'est déjà pour faire une coupure. Toi tu es “eux” et moi je suis “l'autre”. C'est déjà pour faire une coupure d'identité. C'est pour établir que nous sommes différents», explique-t-elle calmement.
Luce a souvent eu l’impression d’être observée. Un regard pesant qui a profondément influencé sa construction identitaire. Elle se sent jugée par une majorité qui célèbre les réussites individuelles des personnes noires, mais attribue leurs échecs à l’ensemble de la communauté. Ce double standard fait reposer sur elle, depuis trop longtemps, un sentiment de responsabilité écrasant. « Quand tu construis ton identité autour de ça, tu risques de toujours construire ton identité dans le regard d'une autre personne », ajoute-t-elle.
Maria acquiesce et rebondit : « J’ai l’habitude qu’on me pose la question. Je pense que ça dépend de la façon dont elle est posée et par qui. Ça a un impact sur la manière dont je vais le recevoir. » L’ensemble des participants sont d’accord. Pour tous, si cette question est posée par une personne issue de l’immigration, c’est forcément par curiosité sincère. À l’inverse, la curiosité mal placée, la fétichisation et l’ignorance sont mal reçues.
Quels éléments représentent le plus votre identité maintenant ? Qu’est-ce qui représente votre chez vous ?
La réponse qui est revenue le plus souvent est de se rattacher à Montréal comme lieu où on se sent bien, un peu plus en paix, chez soi. C’est là où se trouvent la famille, les amis, les personnes qui forgent la personnalité.
Maria ressent une évolution dans son attachement à la métropole. L’univers communautaire dans lequel elle travaille, depuis quelques années maintenant, lui fait voir une face plus sombre, moins inclusive de la ville où elle a grandi. Elle trouve le contexte social et politique plus dur pour les nouveaux arrivants, ça l’exaspère. Ikram est d’accord avec elle.
L’algérienne d’origine empoigne son keffieh et ajoute : « Je me sens chez moi à travers mes combats ! Avec tout ce qui se passe en Palestine, tout ce qui se passe au niveau de l'immigration. Je retrouve un peu de moi à chaque fois que je me retrouve dans une communauté qui se bat pour quelque chose de plus grand que nous. Ça me fait retrouver un peu de mon humanité. »
Pour Karim, ce qui le forgera toujours, c’est quelque chose de spirituel, sa connexion émotionnelle avec les personnes dans sa vie. « Ce qui représente mon chez moi, c'est toujours mon quartier, mais aussi toujours quelque chose de plus profond. C'est être avec des gens, être entouré d’amour, ma famille, ma fille », souligne-t-il.
Sydney rejoint cette pensée : « Ça va sonner un peu quétaine, mais pour moi, chez moi, c'est quand je suis entourée de personnes comme vous. Le fait de discuter, on vibe à un autre niveau, à un niveau spirituel. » Tous les participants sourient et hochent la tête.
La soirée touche à sa fin, les échanges dévient quelque peu. Presque tous les participants travaillent auprès d’organismes communautaires et auprès des jeunes, ils partagent donc leurs expériences, leurs points de vue.
Au bout d’une heure et demie de discussion, la soirée dialogue se conclut sous les applaudissements et les remerciements.