À Montréal, la sécurité publique est souvent abordée sous l’angle des jeunes hommes. Pourtant, dans l’arrondissement de Rivière-des-Prairies–Pointe-aux-Trembles, des voix qu’on entend trop peu s’élèvent : celles des adolescentes. En décembre dernier, nous avons rencontré lors d’une soirée dialogue un groupe de jeunes filles à RDP–Pointe-aux-Trembles. Que vivent-elles ? Quelle est leur réalité dans l’espace public ? Reportage.
Dans l’arrondissement de Rivière-des-Prairies–Pointe-aux-Trembles, de nombreuses adolescentes grandissent dans un climat d’insécurité constant : harcèlement de rue, stigmatisation sociale, pressions de la part des garçons, exploitation sexuelle. Loin d’être des exceptions, ces expériences brossent un portrait sombre de la condition féminine dans l’espace public.
Harcelées dès l’enfance
« Moi, j’ai été voir la police quand j’avais 15 ans pour un pédophile qui voulait me kidnapper. La policière, elle me riait quasiment en face », rapporte Rachelle*, la voix tremblante. Le souvenir est encore vif. Derrière son témoignage, c’est toute une réalité qui se dessine : celle de jeunes filles confrontées au harcèlement et rarement crues lorsqu’elles osent parler.
Regards insistants, remarques déplacées ou encore mains qui s’approchent trop près – ces gestes qui s’accumulent depuis l’enfance finissent par créer en permanence un climat d’agression. « Neuf femmes sur 10 rapportent avoir été harcelées dans la rue. Et plus elles sont jeunes, plus elles se font harceler », explique Mélusine Dumerchat, doctorante en sociologie à l’Université du Québec à Montréal.
Pourtant, ces violences quotidiennes sont le plus souvent passées sous silence.
Au Canada, à peine 5 ou 6 % des agressions sexuelles sont signalées à la police chaque année. La peur des représailles, la méfiance de la police ou la conviction que « ça ne mènera à rien » étouffent notamment les voix.
« Ce qui se passe souvent, c’est qu’on oublie les filles. Parce qu’elles sont plus discrètes », observe Kingslyne Toussaint, directrice générale de l’organisme Équipe RDP. Et quand elles osent briser le silence, elles ne trouvent pas toujours d’oreille attentive. « Les jeunes nous disent souvent qu’elles ne sont pas vraiment crues ni entendues lorsqu’elles dénoncent des épisodes de harcèlement de rue, qu’elles tentent de porter plainte ou même quand elles se confient à des adultes », ajoute Mélusine Dumerchat.
Le résultat de tout cela est un sentiment d’abandon. Entre l’indifférence sociale et le manque de reconnaissance institutionnelle, la confiance des victimes se brise, et leur vulnérabilité s’accentue.
Culpabiliser les jeunes filles : « C’est comme si l’espace public n’était pas fait pour elles »
« Fais attention à comment tu t’habilles », « Rentre avant qu’il fasse nuit », « Ne marche pas seule ». Ces consignes, censées protéger, sonnent comme des punitions. « Très tôt, les filles apprennent que leur présence dans l’espace public est un risque à gérer », reprend la sociologue Melusine Dumerchat.
La comparaison avec les garçons est frappante. « Chez moi, on me répétait toujours : “Qu’est-ce que les gens vont penser si on te voit dehors ?” » raconte l’une des jeunes filles présentes à la soirée dialogue. « C’est comme si l’espace public n’était pas fait pour elles », insiste Mme Dumerchat.
Au-delà d’un cadre familial qui limiterait déjà leur présence dehors, les jeunes filles de Rivière-des-Prairies–Pointe-aux-Trembles se heurtent à un autre problème : l’absence de lieux adaptés pour elles. « Il n’y a pas beaucoup de places sécurisées pour les filles dans l’est. On sent bien qu’elles aimeraient aller dans un centre d’achat, dans des cafés… Malheureusement, c’est vraiment vide [dans l’est de Montréal] », regrette Mme Toussaint.
Même les espaces communautaires ne semblent pas être conçus pour elles. « Elles ne se sentent pas à l’aise d’aller dans les organismes. À la maison des jeunes, par exemple, il y aurait trop de gars, donc les filles n’y vont pas. Nos activités, malheureusement, rassemblent aussi surtout les garçons, parce qu’on accompagne beaucoup de jeunes marginalisés, qui sont majoritairement des gars », reconnaît Mme Toussaint.
« Elles se font utiliser »
À Rivière-des-Prairies–Pointe-aux-Trembles, une seule intervenante, Aliza Ijaz, est officiellement dédiée aux filles vulnérables ou à risque d’exploitation sexuelle. Pour elle, le manque de ressources n’est pas sans conséquence. « Il n’y a rien à faire. Et quand il n’y a rien à faire, tu essaies de t’occuper… mais les jeunes n’ont pas forcément les meilleurs moyens de s’occuper », laisse-t-elle tomber.
À cela s’ajoute un réseau de transport en commun encore peu développé. « C’est difficile d’aller au centre-ville. Le système de bus n’est pas super adapté, les fréquences sont espacées », rappelle-t-elle. Dans ce contexte, les jeunes filles dépendent parfois de garçons du quartier qui ont déjà une voiture.
« Il a une voiture, ça semble intéressant. C’est quelqu’un de ton âge, tu penses qu’il n’y a rien de mal, décrit Mme Ijaz. Mais rapidement, cette relation de confiance peut basculer :
cette personne-là va t’amener vers d’autres personnes, ou peut-être te persuader d’aller vers un chemin que tu n’attendais pas : “J’ai de l’argent, j’ai une voiture… et je peux te montrer comment en avoir toi aussi.” »
C’est souvent ainsi que se crée un lien de confiance – avant que ce lien ne soit exploité.
Un des premiers risques auxquels les filles sont exposées, ce sont les set-up, c’est-à-dire des mises en scène orchestrées par des garçons de leur entourage.
Selon l’intervenante, le mécanisme est souvent le même : « Un garçon de confiance va dire : “J’ai un problème avec telle personne ; est-ce que tu peux lui écrire ?” Comme ça passe mieux venant d’une fille, il lui demande d’aller voir quelqu’un à sa place, puis le gars y va direct à sa place. »
« Le problème, c’est que les jeunes filles, surtout à 13 ou 14 ans, ne réalisent pas les conséquences. Elles pensent que c’est anodin, presque une blague… mais un set-up peut facilement dégénérer en agression grave, voire en meurtre », prévient l’intervenante.
« Malheureusement, même si on parle ici des filles, les garçons sont toujours impliqués, reprend Mme Ijaz. Ils utilisent beaucoup les filles dans leurs conflits. Et parfois, ça les entraîne vers la criminalité, la consommation, puis l’exploitation sexuelle… »
Pour une adolescente, ça peut sembler bénin : « C’est mon ami, il m’a demandé de le faire, alors je le fais », peut-on se dire. Mais très vite, ces services deviennent des « faveurs » de plus en plus risquées… Présentées comme étant banales, ces demandes peuvent basculer rapidement vers l’exploitation sexuelle. « Ça se passe à petits pas… Le garçon va d’abord demander à la fille d’aller passer la soirée avec un autre. Et puis, ça pourrait aller plus loin… jusqu’au jour où on te dit : “Si tu couches avec lui, tu peux m’aider à effacer une dette.” », explique Mme Ijaz.
« Ce qu’on leur vend, c’est un rêve, mais derrière il y a l’exploitation »
Toutefois, l’entrée dans l’exploitation sexuelle ne s’explique pas seulement par l’influence des garçons, nuance Aliza Ijaz. La réalité économique y contribue aussi. « Le manque d’emplois est flagrant à Pointe-aux-Trembles. Comme je le disais, il n’y a pas beaucoup de commerces. Les jeunes n’ont pratiquement pas d’options pour travailler là-bas », souligne-t-elle.
Et pour Kingslyne Toussaint, directrice d’Équipe RDP, les réseaux sociaux amplifient également ce processus. Certaines adolescentes y voient des modèles de vie « glamour » : sacs de luxe, grosses voitures, ongles et cheveux toujours impeccables. Mais si l’on n’a ni emploi stable ni autonomie financière, ces idéaux deviennent inaccessibles. « Ce qu’on leur vend, c’est un rêve, mais derrière il y a l’exploitation », rappelle Mme Toussaint..
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2020, plus de 2 200 infractions liées à l’exploitation sexuelle ont été recensées au Québec, dont un tiers impliquait des mineures. De 2019 à 2022, le nombre de cas signalés a doublé.
« Souvent, on parle de jeunes filles de 12 à 17 ans, allant parfois jusqu’à 25 ans. Elles sont encore à l’école, elles ne travaillent pas. Mais sur les réseaux, il faut paraître : avoir les ongles, la sacoche, la voiture… Ça coûte de l’argent. Alors, elles sont tentées de trouver une option rapide : commettre des petits délits, vendre leur corps, répondre à l’appel d’un plus vieux », explique-t-elle.
D’autres se retrouvent impliquées dans des infractions majeures, sachant que les peines qu’on leur réserve sont souvent moins lourdes que celles de leurs complices masculins. Selon le rapport annuel 2023 de Sécurité publique Canada sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, les adolescentes sont bien moins souvent envoyées derrière les barreaux que les garçons. En 2022-2023, seulement 2,9 % d’entre elles ont écopé d’une peine de détention, contre 8,2 % des garçons.
« On voit maintenant des jeunes filles de 15 à 22 ans impliquées directement dans des délits comme des vols de voitures. Ce n’est pas perçu comme de la violence armée, mais ça en fait partie, parce que ces véhicules sont souvent utilisés ensuite pour commettre des crimes. Les filles sont recrutées pour ces délits parce que les peines sont moins lourdes : des travaux communautaires, le plus souvent », affirme Mme Toussaint. Cette même étude confirme cette tendance : en 2021-2022, 3,8 % des adolescentes condamnées ont reçu ce type de peine, contre 1,9 % des garçons. Et l’écart persiste l’année suivante : 3,6 % des filles, contre 2,6 % des garçons.
Au fil du temps, certaines adolescentes deviennent des entremetteuses entre des groupes criminels rivaux, gagnant la confiance des deux côtés et orchestrant involontairement des confrontations violentes. « Elles finissent prises entre deux clans. Elles savent trop de choses, elles deviennent visibles, menacées. Même quand elles veulent s’en sortir, elles ont peur : on connaît leur adresse, leur famille, leur école », explique la directrice générale d’ Équipe RDP.
Aliza Ijaz, elle, insiste : « Ces filles vivent dans la peur et accumulent des traumatismes. Elles sont utilisées, mais comme elles ne meurent pas à la fin de l’histoire – contrairement aux garçons impliqués dans la violence armée et le crime organisé –, on ne prend pas leur situation au sérieux. On juge qu’il s’agit « simplement » d’exploitation sexuelle. Pourtant, ces blessures les marquent pour la vie. Moi, je considère que c’est aussi grave. Mais dans les médias, ce n’est pas perçu ainsi. »
Elle reconnaît tout de même que la libération de la parole ne va pas de soi. « Pour qu’on raconte l’histoire d’une fille, il faut souvent qu’elle accepte de témoigner publiquement, qu’il y ait une enquête, des rebondissements. Or, aller à la police après avoir subi un abus, même “petit”, peut déjà te détruire pour toujours. Et trop souvent, ça ne va pas plus loin », laisse tomber Mme Ijaz.
Voilà pourquoi la prévention est essentielle. « On essaie de leur faire comprendre qu’il n’existe pas de “petit crime”, insiste Mme Toussaint. Chaque acte renforce l’engrenage et rend la sortie plus difficile. »
« Il ne suffit pas de promettre d’agir, il faut vraiment le faire »
Aujourd’hui, les jeunes filles que nous avons rencontrées veulent « venir devant ». Réunies à notre soirée dialogue, elles témoignent, elles veulent occuper l’espace public et faire connaître ce qu’elles vivent. Mais elles savent aussi que les solutions passent par les décideurs. « Il ne suffit pas de promettre d’agir, il faut vraiment le faire », insiste l’une d’elles. Normaliser ces conversations, en parler davantage, adapter les interventions : voilà les premiers pas vers une société où les filles pourront marcher dans l’espace public sans crainte.
Elles expriment également le besoin d’avoir des activités qui leur soient destinées. « Je me sens plus à l’aise quand il y a plus de filles. j’aimerais faire des activités juste avec elles, comme ça je pourrais m’ouvrir », avance une autre. Puis, une troisième ajoute : « Je me sens plus en sécurité avec les filles, c’est sûr. On ne veut pas seulement des activités mixtes, mais aussi des moments réservés aux filles, comme le henné… »
Pour Jessey Charles, intervenante d’Équipe RDP, ces espaces doivent aller encore plus loin : « Il faut penser à des activités qui mettent les filles en valeur, qui renforcent leur estime de soi. Et les mettre aussi en contact avec des femmes qui ont réussi dans des domaines qu’on associe souvent aux garçons, comme la politique, la médecine ou les sciences. »
Aliza conclut : « Il faut écouter ce que les filles ont à dire et aller plus loin pour comprendre leur réalité. Il faut continuer à pousser, sans lâcher, pour que leur vécu soit exposé. Même une petite avancée peut créer une différence. Demain, les effets pourraient être beaucoup plus grands. »
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