« Ce n’est pas pour moi » : les hommes noirs et la santé mentale
Youvey Jean accompagné de deux panélistes. Ils échangent sur leur vision de la santé mentale en tant qu'hommes de différentes générations. Crédit photo : Nantou Soumahoro
4/6/2025

« Ce n’est pas pour moi » : les hommes noirs et la santé mentale

temps de lecture:
5 Minutes
Initiative de journalisme local
Journaliste:
ILLUSTRATEUR:
COURRIEL
Soutenez ce travail
Note de transparence

« Les hommes ne pleurent pas. » Cette phrase, simple en apparence, porte le poids d’une société qui impose des attentes au sujet de ce que devrait être un homme. Dans les communautés noires, la santé mentale reste souvent un tabou, prise dans l’étau d’une masculinité toxique, des stéréotypes et d’un héritage de silence et de résilience transmis de génération en génération. Toutefois, les barrières commencent à se fissurer et des espaces de parole voient le jour pour amener les hommes noirs à briser leur silence et les clichés. 

Une soirée de la fin mars, à Blainville. La pluie battante n’a pas empêché une cinquantaine de personnes de prendre place dans une salle feutrée du Grand Hotel Times pour aborder un sujet dont on parle peu : la santé mentale au masculin. 

Ils sont jeunes ou plus âgés, immigrants ou enfants de la deuxième génération, professionnels, étudiants, parfois pères. Ils sont venus pour écouter, certains pour parler, tous surtout pour comprendre ce poids invisible qu’ils portent en eux, cette voix qui leur répète : « Ce n’est pas pour moi. »

Sur scène, on s’affaire aux derniers préparatifs pour l’enregistrement d’un épisode du balado État D’homme, animé par Youvey Jean, un conférencier engagé pour le bien-être des hommes. D’emblée, il rappelle une donnée souvent ignorée : « Trois personnes sur quatre qui se suicident au Canada sont des hommes. » 

Des chiffres percutants publiés en 2022 par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) qui donnent le ton et rappellent l’importance du sujet. Selon l’INSPQ, le taux de suicide chez les hommes est trois fois plus élevé que chez les femmes, et près d’un homme sur 10 vit une détresse psychologique importante.

Avec des statistiques aussi frappantes, il devient vite évident que les problèmes de santé mentale des hommes noirs ne peuvent plus être ignorés. 

La masculinité toxique, un frein au bien-être 

Youvey Jean, qui est âgé de 41 ans, est accompagné sur scène de Frantz-Daniel, un intervenant social de 38 ans, et de Jayden, un humoriste et acteur de 18 ans. 

« Je suis au cégep. Et au cégep, la santé mentale, ça n’existe pas vraiment. C’est juste mental, c’est tout. » Une salve de rires éclate dans la salle, de quoi alléger l’atmosphère tout en présentant le sujet dont on s’apprête à parler. 

Les trois intervenants entament une discussion sur les effets de la masculinité toxique sur le bien-être mental des hommes. La pression sociale impose d’adopter une posture, celle de l’homme invincible, et n’épargne pas « les relations intimes, familiales ou amicales », selon Youvey. « On doit être stoïque, on doit être comme Superman dans n’importe quelle situation. Mais comment vit-on ça dans nos relations ? » demande-t-il.

Frantz-Daniel concède que le stéréotype de l’homme fort a déjà agi comme un frein pour lui. « Ça m’a un peu impacté. Je trouve, au contraire, qu’un homme qui pleure ou qui démontre cette vulnérabilité, c’est une belle force », déclare-t-il, avant d’expliquer que son entourage y est pour beaucoup. « J’ai des personnes clés à qui j’aime m’adresser, qui vont me permettre d’avoir des ressources et des conseils pour mieux m’aligner. D’où l’importance du choix de l’entourage », précise-t-il au micro. 

Youvey, lui, a vécu une tout autre expérience quand il était plus jeune. « Tu ne peux pas parler à tes amis parce qu’ils vont te niaiser ; tu ne peux pas parler à ta famille parce qu’ils vont penser que tu es fou. Et tu ne veux pas parler aux femmes parce que tu as peur qu’elles te trouvent trop émotif et trop faible. »

Avant de pouvoir accepter de l’aide, il a dû déconstruire ce qu’on lui avait appris dès l’enfance. « Une petite fille qui tombe, on la console. Un petit garçon ? On lui dit de se relever, de ne pas pleurer. On le pousse à être tough, trop tôt. »

À l’âge adulte, ces enseignements deviennent destructeurs. « Tu ne pleures pas pour une rupture. Tu ne pleures pas pour une job. Tu ravales tout. Et à force, tu finis par penser que, le problème, c’est toi. Que tu n’es pas assez bon. Que tu es inutile. »

Son apparence imposante – 1,95 m pour 130 kg – a en outre exacerbé ce sentiment de devoir être inébranlable. « Je pensais qu’un grand gaillard comme moi ne pouvait pas être émotif. C’était un véritable blocage », reconnaît-il.

Youvey Jean, créateur du balado État d'homme se confie sur son parcours lors de l'événement Santé Mentale au Masculin. Crédit photo : Nantou Soumahoro

« Chaque échec que tu vis, tu dois le vivre en silence, et ça peut te faire extrêmement mal. » Il confie à demi-mot que cette impossibilité de s’ouvrir peut amener quelqu’un à penser au suicide. « Tu ne veux pas en parler, alors tu commences à penser : “Je serais mieux si je n’étais plus cette terre.” » Son témoignage est cru, intime, et il résonne dans la pièce.

Avec une grande simplicité, il résume : « Quand ton corps est malade, tu vas chez le médecin. Pourquoi ne pas faire la même chose pour ton esprit ? » Une question qui lance le débat sur l’acceptation de la santé mentale comme enjeu de santé publique, au même titre que toute autre maladie.

Une histoire de résilience

Quand les micros se ferment et que l’enregistrement du balado prend fin, la salle s’anime. Un brouhaha s’installe, les échanges fusent. Chacun digère les mots entendus en se dirigeant vers le buffet. Dans la file, on trouve l’une des rares femmes présentes, Manuela Théodore Rigaud, qui est maîtresse de conférence.

Si les témoignages des intervenants soulignent l’importance de déconstruire les stéréotypes liés à la masculinité, Manuela Théodore Rigaud, pour sa part, insiste sur la nécessité de redéfinir la vision de la santé mentale dans les communautés noires.

À la question « En fait-on assez pour les hommes noirs dans le domaine de la santé mentale ? », elle répond sans détour : « Je ne pense pas que la question soit : “Est-ce qu’on en fait assez ?”, mais plutôt : “Est-ce qu’on le fait assez bien pour qu’ils comprennent que le message est pour eux aussi ” ».

Selon elle, il ne suffit pas de parler aux hommes noirs de troubles psychiques. Il faut d’abord reformuler les codes, déconstruire une virilité héritée et briser des chaînes invisibles : culturelles, religieuses, historiques. « Plusieurs personnes considèrent que la santé mentale est pour certaines cultures, dont les Caucasiens, et pas pour les personnes de couleur », observe-t-elle. 

Psychoéducatrice de profession et co-créatrice du balado Afro-descendants : Démystifions notre bien-être, Manuela observe dans les communautés noires la survalorisation de la résilience, héritée de l’histoire coloniale, où les hommes noirs ont été réduits à leur force physique. 

« L’histoire fait en sorte que l’idée que ça n’aille pas bien mentalement est impossible, que c’est incompatible avec notre identité, expose-t-elle. Il y a des gens qui pensent que ça ne se peut pas, car si tes besoins de base sont comblés, tu n’as pas le droit d’explorer pour savoir si ça va bien ou mal, car on a appris à survivre. Et ça, c’est une réalité des Noirs. »

Avancer est donc devenu un réflexe. Pourtant, les chiffres racontent une autre histoire. Un sondage mené en 2021 par la Commission de la santé mentale du Canada auprès de 328 Canadiens noirs révélait que 35,4 % des répondants vivaient une détresse psychologique considérable. 

En 2023, 63,3 % des personnes noires au Canada ont déclaré avoir une santé mentale qu’elles percevaient, selon leur propre évaluation, comme « excellente » ou « très bonne » – un taux supérieur à la moyenne nationale, selon Statistique Canada. Ce paradoxe statistique laisse perplexe : reflète-t-il un réel bien-être, ou une difficulté plus profonde à reconnaître et à exprimer la détresse psychologique ?

Une maladie de « Blancs » et la peur du mot « fou »

Selon Manuela, la peur d’être étiqueté comme « fou » ou « malade mental » empêche beaucoup d’hommes de prendre la décision de se tourner vers un professionnel de la santé mentale.

Jennifer A. Burnham, une des organisatrices de la conférence, en sait quelque chose. Elle témoigne de la difficulté de convaincre des hommes à prendre part à un tel événement et le malaise que cela génère chez eux. « Ils me disaient : “Ce n’est pas pour moi, je ne suis pas fou.” » 

Pour Youvey Jean, des facteurs religieux jouent également un rôle dans la distance que les personnes des communautés noires établissent avec la santé mentale. « J’ai grandi dans une famille très croyante, et on disait que la santé mentale, c’était soit une maladie de Blancs, soit une question de mauvais esprit », rapporte-t-il. Ce conflit intérieur l’a longtemps paralysé. « Pour moi, la santé mentale, c’était un droit que je n’avais pas le droit d’avoir », confie-t-il. 

Un discours que Melchi connaît bien, lui aussi : « Peu importe ce qui arrive, c’est le bon Dieu qui va te sauver. On a beaucoup cette mentalité-là. » Né dans les années 1980 dans une famille haïtienne, il a longtemps pensé que la santé mentale ne faisait pas partie de son univers. « T’as pas le droit de pleurer. Pas le droit de montrer de faiblesses », résume-t-il. Aujourd’hui, avec le recul, il a compris que demander de l’aide n’est pas un aveu de fragilité. « J’ai vécu des moments très bas et j’ai réalisé que, la santé mentale, c’est important. » Mais combien, comme lui, parviennent à ce constat ?

Assis à ses côtés, Evans, venu également assister à la conférence, opine de la tête. Pour lui, cette soirée est une bouffée d’oxygène. « Dans notre communauté, c’est encore tabou. En tant qu’homme, on est censé être fort, souffle-t-il. Quelqu’un qui a grandi dans cette mentalité-là ne va pas nécessairement aller chercher de l’aide. Il va essayer de trouver de l’aide par lui-même, avec d’autres moyens qui peuvent être néfastes. » Drogue, alcool, isolement – autant d’échappatoires pour masquer la détresse.

Bâtir des espaces sécuritaires

Aujourd’hui, Youvey Jean veut briser le cycle du silence. Son balado État d’homme est né d’une urgence : « Je ne suis pas un spécialiste. Je suis juste quelqu’un qui a vécu des difficultés de santé mentale et qui veut offrir un point d’ancrage aux autres, révèle-t-il. Le but, c’est de rendre les hommes conscients de l’outil que peut être la santé mentale. »

Le balado s’adresse aux gens de toutes les origines et de toutes les générations, peu importe leur lieu de résidence. Il résonne ainsi au-delà des frontières, Youvey Jean ayant des auditeurs jusqu’en Côte d’Ivoire. 

Le projet agit aussi comme une boussole pour son propre équilibre. « Ça m’aide à continuer à travailler sur moi-même. En faisant des recherches, je découvre des choses. Et on n’a jamais fini de travailler sur soi. C’est une façon de maintenir ma santé mentale. »

Pour ouvrir davantage d’espaces de parole, Youvey songe à la création d’un cercle de discussion mensuel entre hommes. Une idée qu’il teste déjà avec ses proches, dans des contextes informels, propices à la confiance. « Il faut laisser tomber le machisme, la masculinité toxique. On peut être fort, mais aussi vulnérable, émotif, et pouvoir aller chercher du soutien quand ça ne va pas. »

À Montréal, d’autres initiatives poursuivent le même objectif. Le Black Healing Center, créé par et pour des personnes noires, développe des projets de santé mentale pensés précisément pour les hommes. Parmi ceux-ci, des événements bien-être dans des lieux familiers comme les barber shops. « Beaucoup d’hommes sont venus », raconte la fondatrice et directrice exécutive Samantha Nyinawumuntu. « Ils sont ouverts à parler, mais il faut créer des espaces qui leur parlent. Et, idéalement, ces espaces doivent être conçus et animés par des hommes noirs pour des hommes noirs. »

Briser les obstacles structurels

Selon Youvey Jean, ce n’est que le début d’un mouvement plus vaste. « Il y a encore beaucoup de travail à faire, autant dans les communautés que dans les associations et les institutions qui soutiennent les populations noires. » En 2024, le Canada a alloué 4 M$ sur deux ans au Fonds pour la santé mentale des communautés noires, destiné à soutenir à l’échelle nationale des solutions issues du terrain et à financer des projets culturellement adaptés. Toutefois, malgré ces efforts, se tourner vers un professionnel de la santé mentale n’est pas un automatisme pour de nombreux hommes noirs.

Bien que les recherches sur la santé mentale se multiplient, les données portant spécifiquement sur les hommes noirs sont encore trop rares. Pourtant, les constats sont là : selon le site du gouvernement du Canada, le racisme anti-Noirs contribue directement à des symptômes dépressifs, affectant ainsi quotidiennement la santé mentale des personnes noires qui sont exposées au stress, à la précarité, au racisme.

Pour Sophie Annabelle Barateau, psychologue clinicienne antiraciste d’origine haïtienne, le fait de ne pas prendre en compte ces enjeux raciaux lors de la prise en charge des patients issus des communautés noires peut aussi être un obstacle ainsi que la cause de biais dans les soins de santé. 

« Il y a certaines personnes qui appartiennent à la communauté noire qui vont recevoir des traitements différents du simple fait qu’elles sont noires », soutient-elle.

Il est donc impératif, selon elle, de former les professionnels de la santé à devenir antiracistes. Elle sensibilise d’ailleurs ses collègues dans le cadre de conférences pour qu’ils sachent comment intervenir auprès des personnes racisées. L’un des principaux leviers dont on dispose pour encourager les hommes noirs à consulter réside aussi, explique-t-elle, dans le partage d’expériences collectives positives. Mais elle admet que, au-delà des tabous culturels, il existe des obstacles réels à l’accès aux soins : les délais d’attente, le coût des services ou encore le manque de représentation de la communauté noire parmi les professionnels du réseau de la santé.

Melchi, lui, estime que, si beaucoup d’hommes noirs pensent encore que la santé mentale n’est pas pour eux, c’est en raison d’un manque d’information. Alors, pour lui, des événements comme la soirée à laquelle il participe ce soir sont cruciaux. « On est rendu là. Ça doit avoir lieu plus souvent », insiste-t-il. 

L’actualité à travers le dialogue.
L’actualité à travers le dialogue.