Au Manioky Café, chaque plat raconte Haïti : des sandwiches qui portent le nom de figures historiques, comme Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines, aux bouchées inspirées des recettes familiales. Les boissons haïtiennes complètent l’expérience : Cola Couronne, bière Prestige ou Rhum Barbancourt font voyager les papilles jusqu’au cœur de la perle des Antilles, sans quitter Repentigny. Chaque bouchée raconte aussi une histoire de famille et le rêve porté depuis longtemps par la copropriétaire, Cynthia Élie. Rencontre.
Mardi 26 août, 10 h. Habituellement, à cette heure, la cuisine bourdonne de préparatifs, mais ce jour-là, au lieu de manier les casseroles, Cynthia se met à table pour partager son histoire. Assise sur une des chaises près de la porte vitrée, elle laisse remonter les souvenirs : dès son plus jeune âge, elle faisait déjà de la pâtisserie avec sa grand-mère et sa mère. Ce goût pour le sucré a voyagé jusque dans la carte du Manioky Café, où l’on retrouve des desserts emblématiques comme le gâteau au rhum moelleux et parfumé ou le gâteau Tres Leches, riche et fondant. Toutefois, bien au-delà des recettes, ce sont des gestes, une mémoire et une identité que ces ancêtres lui ont laissés. « Elles ne sont plus là aujourd’hui », confie Cynthia, peinée, en évoquant avec tendresse le souvenir de ces deux femmes. Elle se souvient tout particulièrement du riz au lait aux saveurs d’anis et de cannelle qu’elles concoctaient. « J’ai essayé plusieurs fois de le refaire, mais ça ne peut jamais être comme elles », affirme-t-elle.
De générations en traditions modernes
Franchir la porte du Manioky Café, c’est entrer dans un ailleurs, bien au-delà des assiettes. Les couleurs et les textures captent le regard : meubles en bois et en paille, plantes tropicales comme l’oiseau du paradis, tons pastel apaisants… Chaque détail respire la douceur et invite au voyage. Des malles anciennes et un avion miniature sont comme des touches d’aventure et d’évasion, discrètes mais présentes. Si une décoratrice a posé les bases, ce sont surtout les mains des membres de la famille de Cynthia qui ont donné vie à cet espace : cousines et cousins ont peint, façonné les arches, construit les banquettes et le comptoir. Le résultat ? Un lieu où la créativité collective se fait sentir à chaque coin, enraciné dans les liens familiaux, tout en s’ouvrant sur le monde.
Quatre générations de femmes sont au cœur du projet Manioky : Cynthia Élie, sa mère, sa grand-mère ainsi que sa fille Maeva, 20 ans, copropriétaire du café. Enfant, cette dernière avait d’ailleurs dessiné ce qu’elle imaginait être le futur café, même sans savoir s’il ouvrirait un jour. Aujourd’hui, ce dessin est encadré et posé sur la cheminée en plein cœur de la salle à manger du café. Cynthia s’en approche pour nous le montrer. « Elle m’entendait parler avec passion. Elle avait sept ou huit ans. J’étais tellement touchée. Je suis tellement contente de l’avoir gardé, » raconte la restauratrice.

Pour Cynthia, le Manioky Café est un hommage aux valeurs et à la cuisine de sa mère. C’est d’ailleurs cette dernière qui lui a inspiré non seulement l’envie d’ouvrir un établissement culinaire, mais également le nom du café. Le nom Manioky – contraction de « manioc » et de « turkey » – rappelle les bouchées de manioc fourrées à la dinde qu’elle cuisinait. « Elle était avant-gardiste dans sa façon de cuisiner », souligne Cynthia en mettant en avant l’esprit créatif de sa mère, qui épiçait la tourtière traditionnelle ou transformait des plats venus d’ailleurs, comme le chop suey. Le « manioky » résume l’esprit du lieu : un café où les traditions haïtiennes sont honorées, tout en étant adaptées à un contexte moderne.

L’aventure Manioky
Derrière la fondation de cet établissement, on trouve la patience d’une pâte qu’on laisse lever, avant de la transformer en quelque chose de nourrissant. Avant de devenir entrepreneure, Cynthia Élie a suivi un tout autre chemin, loin des fourneaux. Après des années dans le radiodiagnostic, la gestion et l’assurance, un épuisement professionnel la force à s’arrêter presque un an. « Malheureusement, c’est un mal qui a amené un bien », confie-t-elle. C’est alors qu’elle tombe sur un local à louer à Repentigny nommé Chez Élie, comme un signe. L’envie d’ouvrir un café, qui mijotait dans son esprit depuis deux décennies, s’intensifie. Encouragée, elle se décide à sauter le pas. « Une ou deux semaines après, je me suis décidée. J’ai dit au propriétaire : “OK, on y va !” Il a cru au projet. »
Se lancer dans cette aventure n’a pas été simple. « Ça a été tout un défi ! » Cynthia l’admet : elle est allée vite. Elle a investi ses économies, utilisé son crédit et plongé dans une montagne de paperasse et de règlements, alors qu’elle était déjà plongée dans les opérations. « Si c’était juste gérer la bouffe, ça irait, mais il y a tout ce qui vient avec », résume-t-elle. Heureusement, sa famille a été là pour l’épauler à chaque étape : tantes, oncles, cousins et cousines donnent d’ailleurs encore un coup de main, que ce soit en cuisine, au service ou sur les réseaux sociaux. « Toutes les générations viennent m’aider. Je suis vraiment bénie », dit-elle, la voix remplie de gratitude.
« Quand on a un rêve, il ne faut jamais l’abandonner. Je l’ai abandonné plusieurs fois. Mais au final, aujourd’hui, je vois que ça en a valu la peine », poursuit-elle. Et plus qu’un établissement de restauration, le Manioky devient grâce à son histoire un espace où l’entrepreneuriat et la créativité se rencontrent.
Sauvegarder le patrimoine haïtien
Sandwichs végétariens, au poulet kreyol, au poulet jerk côtoient des plats haïtiens emblématiques. Le sandwich au griot, qui porte le nom de « Gen Bagay », est un clin d’œil qui pique la curiosité des non-créolophones. L’expression signifie littéralement « il y a quelque chose », et ce sandwich est l’un des plus prisés du café, selon Cynthia.
Mais les plats offerts ne se limitent pas aux classiques. Cynthia veut faire découvrir et redécouvrir des plats presque oubliés, comme le mayi-moulin. Un mélange de polenta, de viande hachée et de sauce tomate qui s’apparente à la lasagne dans sa conception. « Quand j’ai servi ce plat lors d’un brunch au café, personne ne savait ce que c’était. Ça veut dire que même leurs parents ne leur ont pas montré ce que c’était. Ce sont des mets qui se perdent, qui font partie de notre culture, de notre patrimoine », assure-t-elle.

Un exemple parmi d’autres qui rend encore plus précieuse la transmission culinaire que Cynthia cherche à perpétuer grâce au Manioky Café.
« Lors de soirées spéciales, j’aimerais ramener ces recettes. La cuisine haïtienne est très riche et variée, mais beaucoup de gens ne connaissent que deux ou trois plats », regrette-t-elle. Pour elle, le savoir culinaire se perd de génération en génération. « Ici, les jeunes ne cuisinent pas. Tout le monde va au “casse-croûte”, mais il y a des mets que ma mère faisait qui, après sa génération et peut-être la mienne, ne se feront plus. »
Comprendre la cuisine haïtienne
Chaque recette est comme une miette de pain laissée sur le chemin de la mémoire. Parmi ces souvenirs, la soupe joumou occupe une place à part. Ce plat orange et parfumé, symbole de victoire et de liberté, est lié à une histoire vieille de plus de deux siècles : le 1er janvier 1804, Claire Heureuse, l’épouse de Jean-Jacques Dessalines, le préparait pour célébrer la liberté retrouvée après la révolution. Autrefois réservée aux colons, la soupe joumou devint un plat de résistance et de fête pour tout le peuple haïtien. Aujourd’hui encore, chaque année, le 1er janvier, il est préparé et partagé dans toutes les maisons haïtiennes. « Peut-être que cette fin d’année, on ouvrira le café et on la fera », dit Cynthia avec un sourire. En attendant, elle a imaginé une version plus légère, qui conserve les saveurs emblématiques de l’original, tout en restant facile à servir au quotidien.
Pour elle, cuisiner haïtien, c’est comprendre un mélange de cultures africaines, taïnos, françaises et arabes. Le maïs vient des Taïnos. Beaucoup de recettes portent l’empreinte de l’Afrique, notamment en raison de l’utilisation de tubercules comme l’igname. Pour illustrer ses propos, Cynthia évoque le tomtom sauce kalalou (gombo), un plat parfumé venu de Jérémie, dans le sud d’Haïti, proche du foufou sauce graine, mais que l’on peut aussi cuisiner avec le fruit de l’arbre à pain. « Savoir d’où vient ce que l’on mange, quelles en sont les racines, c’est aussi une mission du café », conclut-elle.
Un café qui inspire et rassemble
Au-delà de ses recettes, c’est son parcours et sa détermination qui font du Manioky Café un lieu inspirant, et l’histoire de Cynthia nourrit la fibre entrepreneuriale de plusieurs. « Il y a souvent des femmes qui me disent : “Ah, ça m’inspire à me lancer. Quand j’entends ton histoire, que tu avais abandonné l’idée d’ouvrir quelque chose, et que maintenant ça fait 20 ans, ça me donne de l’espoir.” »
Le café devient ainsi plus qu’un lieu de restauration : il devient un espace d’échange, une table de partage. « On a une portion aussi où on veut, dans notre mission, promouvoir l’entrepreneuriat dans la communauté. »
Il y a quelques semaines, le Manioky Café a accueilli son tout premier Skill Swap – littéralement « échange de compétences ». L’idée est née autour d’une table, avec une autre entrepreneure du quartier. Ensemble, elles cherchaient une façon de créer des ponts entre les communautés et de donner aux femmes entrepreneures un espace pour échanger. Le concept ? Échanger son expertise durant 30 minutes, par exemple, et recevoir en retour celle d’une autre participante.

L’initiative a réuni une dizaine de femmes d’horizons divers. « Ç’a tellement permis de beaux échanges », se réjouit Cynthia. Pour elle, ce genre de rencontre s’inscrit dans la mission de son établissement : faire du Manioky Café un « third space », un troisième lieu, fort de ses racines afro-caribéennes, mais ouvert à tous, et où l’entraide et le partage sont au cœur de l’expérience. Si le Manioky Café est déjà un lieu de rencontre et de transmission, Cynthia ne compte pas s’arrêter là.
Café le jour, vin le soir : les projets de demain
Ce qui lui donne aussi de l’énergie, c’est la réaction des clients, ce sentiment qu’ils se sentent bien dès qu’ils franchissent la porte. La clientèle est à l’image du café : diversifiée. Autant des Afro-Caribéens que des Québécois « de souche » fréquentent l’établissement.
Cette notion de partage, si chère à Cynthia, lui vient des repas du dimanche pris en famille. Une tradition qu’on retrouve dans les Caraïbes et qui date de l’époque coloniale. « Dans les Antilles, toutes les familles organisent un repas le dimanche. Durant la période de l’esclavage, c’était la seule journée de repos. Les esclaves faisaient un repas spécial à cette occasion. Et toute la famille venait », explique-t-elle.
Durant son enfance, ces dimanches étaient un moyen d’entretenir les liens familiaux et communautaires. « Ma mère était très hospitalière. Chez nous, elle gardait le clan ensemble. Il y avait toujours de la nourriture pour tout le monde, même pour les invités qui arrivaient spontanément. »
Le Manioky Café propose également un service de traiteur et des événements. Des soirées thématiques pour le Mois de l’histoire des Noirs ont transporté les participants à Haïti, à La Nouvelle-Orléans, à Trinidad ou en Jamaïque grâce à un mélange de musique, de costumes et de plats traditionnels. Après plus d’un an d’existence, le café accueille également les anniversaires ainsi que les événements entourant les remises de diplôme et souhaite développer son côté corporatif.
Et déjà, Cynthia imagine les prochaines étapes : transformer le café de jour en bar à vin la nuit. Quand le soleil se couche, les tasses à café se rangent pour laisser la place aux verres à pied. Une carte de cocktails, conçue par un mixologue, invite alors à voyager autrement, entre rhum, fruits tropicaux et notes des îles. Plus tard, elle prévoit proposer des ateliers d’œnologie pour démystifier le vin, souvent perçu comme élitiste.
À plus long terme, Cynthia rêve encore plus grand : elle aimerait ouvrir d’autres établissements à Montréal, à Ottawa, à Toronto et aux États-Unis, notamment en Floride, où se trouve une importante communauté haïtienne. « Ce serait le rêve d’ici cinq ans. » Au fond, que ce soit autour d’un sandwich, d’un cocktail ou d’une soupe joumou, le Manioky Café, où qu’il soit, continuera toujours à représenter la même chose : une cuisine qui unit, qui transmet, qui fait voyager.