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La peur des wokes : l’inversion de sens d’un mot
Illustration de Sonia Ekiyor-Katimi
23/5/2025

La peur des wokes : l’inversion de sens d’un mot

temps de lecture:
5 Minutes
Initiative de journalisme local
Journaliste:
ILLUSTRATEUR:
Sonia Ekiyor-Katimi
COURRIEL
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Note de transparence

« Le wokisme est un mouvement antidémocratique qui refuse le dialogue et qui se sert de l’intimidation et de la désinformation pour imposer son agenda, et les gens sont tannés, moi le premier ! », a déjà déclaré le chef du Parti Québécois, Paul St-Pierre Plamondon, au cours d’une conférence de presse en novembre dernier. Vous avez peut-être déjà entendu ce genre de sorties de la part de politiciens et d’éditorialistes sur les « wokes » ou le « wokisme ». Ces termes se sont imposés ces dernières années dans le lexique politique et médiatique québécois, suscitant débats et polémiques. Mais que signifient-ils réellement ? Et comment en sont-ils venus à porter une charge péjorative aussi grande dans l’espace public ?

Pour trouver des réponses à ces questions, j’ai rencontré Marilou Craft, une artiste, autrice et conseillère dramaturgique qui a connu son lot de critiques anti-wokes durant son parcours au sein du milieu culturel. Elle a pris part à certains débats fort délicats, notamment à celui sur la pièce de théâtre SLĀV, en 2018. À l’époque, elle avait essuyé de multiples attaques à la suite de ses prises de position. 

« J’ai senti que c’était impossible de faire mon travail ou de parler d’art ou de culture sans parler de ce qui affecte les personnes qui me ressemblent. J’étais souvent dans un contexte où j’étais la seule personne qui n’était pas blanche. Mais je sentais que ce n’était pas quelque chose que je pouvais nommer. C’est comme s’il fallait que je subisse un traitement différencié, mais je ne pouvais pas le nommer, sinon je créais un problème. »

Pour nous expliquer comment le discours ambiant sur les questions de justice sociale a évolué, Marilou revient sur les « social justice warriors ». « C’est une expression qui était utilisée négativement, mais à la base, elle est assez claire, elle désigne des personnes qui se soucient de la justice sociale et qui en parlent. Et ce serait un problème, en fait, de toujours ramener sur le tapis la discrimination. Si on subit ou si on remarque une oppression et qu’on en parle, on deviendrait un justicier ou une justicière de la justice sociale, et ce serait négatif. »

Marilou fait remarquer qu’à mesure que le terme « social justice warrior » commence à être remis en question, d’autres termes comme « woke » et « wokisme » font leur entrée dans le discours ambiant. Selon elle, le « wokisme » est quelque chose de très flou, qui n’existe pas vraiment, et elle affirme que, lorsqu’on colle l’étiquette « woke » à des personnes, on leur impose une étiquette qui les stigmatise et qu’elles n’ont pas choisie. « Ces personnes vivent des situations complexes sans pouvoir en parler librement, en raison du poids négatif de cette étiquette. »

Le mot « woke » trouve son origine dans les communautés afro-américaines du début du XXe siècle, où il était utilisé dans le langage populaire pour désigner un état d’éveil ou de vigilance face aux injustices raciales et sociales. Il devient populaire dans les années 2010, notamment après la mort de Michael Brown à Ferguson en 2014, un événement catalyseur du mouvement Black Lives Matter. « Woke » devient alors un mot-clé pour exprimer la sensibilisation aux discriminations de toutes sortes, que celles-ci soient raciales, sociales ou encore liées au genre ou à l’orientation sexuelle. Toutefois, à mesure que sa notoriété grandit, le terme est récupéré et son sens est détourné par des figures conservatrices aux États-Unis, qui l’utilisent de manière péjorative pour critiquer ce qu’elles perçoivent comme un excès de progressisme militant. 

Une connotation négative qui traverse les frontières

Au Québec, l’évolution de la connotation du mot « woke » a été analysée par le sociologue Raphaël Canet. En 2022, dans le cadre d’une étude qu’il a menée en collaboration avec un étudiant, Léo Palardy, il s’est penché sur 500 articles publiés dans les médias québécois et contenant les mots « woke » ou « wokisme ». Les résultats de son enquête révèlent que 70 % de ces textes émanent de groupes de presse affiliés à Québecor, que 45 % étaient signés par seulement cinq auteurs, et qu’une majorité d’entre eux jugent le « wokisme » de manière défavorable. Plus récemment, les recherches de Raphaël Canet ont mis en lumière le rôle de la couverture médiatique dans la consolidation d’un sentiment anti-woke au sein de la société québécoise.

Le sociologue souligne que « l’inversion de sens, c’est qu’on ne caractérise plus un problème systémique d’inégalité, d’injustice ou de racisme, mais plutôt des gens considérés comme des trouble-fêtes ».

D’après lui, cette transformation, qui s’est accélérée à partir de l’affaire de la professeure Lieutenant-Duval, a créé un épouvantail médiatique, détournant l’attention publique des véritables enjeux. Pour rappel, en septembre 2020, la professeure Verushka Lieutenant-Duval avait été suspendue temporairement de ses fonctions à l’Université d’Ottawa après avoir utilisé le mot en N dans le cadre de la présentation d’un plan de cours. Cet incident avait été fortement médiatisé et récupéré dans les débats publics, amplifiant la polarisation autour des questions de censure, de liberté d’expression et d’identité. Il avait été un point de bascule dans l’utilisation du terme « woke » au Québec.

Le mot « woke » à l’Assemblée nationale

L’usage péjoratif du terme « woke » a atteint les plus hautes sphères politiques en 2021, lorsque le premier ministre François Legault l’a employé dans un débat à l’Assemblée nationale pour critiquer le député de Québec solidaire Gabriel Nadeau-Dubois. « Le chef de Québec solidaire nous parle de Maurice Duplessis. Il avait beaucoup de défauts, mais il défendait sa nation. Il n’était pas un woke comme le chef de Québec solidaire. » Un an auparavant, pendant la période de questions lors d’une conférence de presse, il avait refusé d’utiliser l’expression « racisme systémique » dans le contexte québécois, sous prétexte qu’il s’agissait d’un concept issu des luttes afro-américaines. Une prise de position dénoncée par l’artiste hip-hop Webster. « C’est très facile d’accuser les gens d’importer des concepts américains. On dit que le racisme systémique vient des États-Unis, mais l’utilisation du terme “woke” vient aussi des États-Unis. On choisit bien ce qu’on veut importer ou pas des États-Unis pour nourrir le langage et nourrir les positions des gens. »

Pour cette figure engagée qui consacre une large part de son travail à la mémoire de la présence afro-descendante et de l’esclavage au Québec, ce différend terminologique révèle un choix délibéré d’écarter des mots qui nomment clairement des enjeux complexes, au profit d’un vocabulaire plus flou. D’après Webster, il est plus facile d’accuser les gens d’être « wokes », que d’essayer de comprendre les questions qu’ils soulèvent. 

Le dogwhistling derrière le mot

La dramaturge Marilou Craft estime qu’il n’est pas évident de déterminer à qui le terme « woke » s’applique réellement. Elle note que son usage dans le discours public relève de ce que l’on appelle le dogwhistling. Ce mot désigne une technique rhétorique qui consiste à employer un langage apparemment anodin, mais porteur d’un message codé perceptible uniquement par un certain public. 

Elle permet ainsi de susciter des réactions précises sans formuler ouvertement des propos controversés. « Parler des wokes et du wokisme, c’est une façon d’évoquer ce qui est craint chez la population, sans avoir à le nommer, ou avoir la responsabilité de cette critique sociale. Le wokisme, ça évoque nécessairement quelque chose comme le terrorisme, ça évoque quelque chose de négatif. Ça évoque le fait que les wokes ont un programme ou une intention à l’encontre de la société, alors qu’ils ne font que parler de ce qu’ils subissent. » 

Selon elle, ce procédé contribue à renforcer une perception hostile à l’égard de ceux et celles qui dénoncent des injustices, tout en évitant d’assumer pleinement le fond idéologique de cette mise en accusation.

Pour les mouvements sociaux, cette évolution sémantique n’est pas sans conséquences. « Le piège, c’est de devoir se défendre d’être catégorisé comme woke, et de devoir donc gaspiller temps et énergie sur un thème éloigné des problèmes sociaux actuels », conclut le sociologue Raphaël Canet.

L’actualité à travers le dialogue.
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