Cela fait déjà cinq ans que le Black Healing Centre (Centre de bien-être pour les personnes noires), une organisation à but non lucratif conçue par et pour les communautés noires, existe. Jusqu’à récemment, il n’avait pas d’espace physique propre pour accueillir ses membres lors d’activités. Depuis fin avril 2025, le Black Healing Centre dispose enfin d’un local, à la frontière entre les quartiers Côte-des-Neiges et Notre-Dame-de-Grâce à Montréal. Entre une offre permanente de services tels que des cercles de soins collectifs et des activités ponctuelles comme des séances de yin yoga à la lueur des bougies, des soirées "micro ouvert" pour personnes noires queer et trans ou des ateliers d’écriture ou de pleine conscience, l’espace est devenu un carrefour communautaire où les soins dédiés aux personnes noires foisonnent. Retour sur ce que représente ce lieu pour certains de ses membres et sur sa soirée d’inauguration en avril dernier.
La naissance d’un sanctuaire
C’était un soir pluvieux à la fin du mois d’avril 2025. Le complexe de santé Queen Mary, situé au 2100 Avenue de Marlowe, semble désert. Quasiment tous les locaux sont dans le noir, sauf un, au 4e étage : le Black Healing Centre.
Le choix de s’installer à proximité du métro Vendôme n’est pas anodin. Il se situe là où vit la communauté et répond à une volonté claire : rendre les services accessibles et ancrés dans le quotidien des personnes concernées. Car trop souvent, les espaces communautaires sont éloignés et difficiles d’accès.
Pour l’atteindre, il a fallu d’abord s’engager dans le labyrinthe silencieux du bâtiment : des couloirs aux murs ternes, des ascenseurs discrets, des escaliers cachés. Un parcours comme un secret bien gardé, vers la suite 449, où se tenait la soirée d’inauguration.
À l’intérieur, le contraste est saisissant. Une cinquantaine de personnes s’étreignent, échangent des regards complices, des rires francs. Un sentiment collectif de fierté est perceptible. Car ce lieu, ils l’ont voulu, mais il a failli ne jamais exister. Trop cher. Trop noir. Trop communautaire.
« Nous avons perdu beaucoup d'argent. Nous avons dû faire face à de nombreuses personnes blanches qui nous disaient : “Non, vous ne pouvez pas venir ici” », raconte la présidente du conseil d'administration du centre, Danièle-Jocelyne Otou, en ouverture de son discours.
« Il y a à peine six mois, Dieu sait que nous étions sur le point de débrancher la prise. Mais nous ne l'avons pas fait, et j'en suis si heureuse. Nous méritons un espace qui nous permette de prendre soin de nous », poursuit-elle.
Si des portes se sont fermées les unes après les autres, l'espace est aujourd’hui bel et bien là. La directrice clinique et psychothérapeute, Dre Lisa Ndejuru, s’en réjouit, dans sa prise de parole.
« L'espace, ce n’est pas [juste] les murs. C’est les gens. C'est le rêve qui s'incarne. » Lisa Ndejuru offre aux personnes venues célébrer l’ouverture officielle du centre une sorte de mise en mots de la traversée collective du tunnel endurée pour arriver à cette inauguration. Dans la salle, le moment est solennel, le silence règne.
« Ce travail a commencé avant que le monde ne s'embrase, avant que George Floyd ne perde son souffle [...] Nous n'avons pas détourné le regard. Nous sommes restés. Nous nous sommes serrés les coudes. Nous avons pleuré. Nous avons travaillé. Nous avons semé. Nous avons récolté l'espoir du sol. Le monde lutte encore. Il ne s'est pas arrêté. Mais nous, nous entretenons le feu. » Ses mots sont ponctués de quelques « amen » dans l’assemblée.
La quête d’un espace sécuritaire
Derrière les murs du Black Healing Centre, il y a aussi l’histoire intime de sa fondatrice, Samantha Nyinawumuntu. Celle d’une longue quête d’un espace sécuritaire où se sentir comprise. Le premier thérapeute qu’elle rencontre n’est pas noir : « Je me souviens avoir terminé la séance en me disant : “je ne pense pas que ce soit pour moi” », dit-elle de sa voix douce et posée.
Durant la pandémie, le manque d’espace consacré est encore plus flagrant. « Tout le monde était sur une liste d’attente d’un an pour un CLSC (Centre local de services communautaires) ou pour trouver un thérapeute. Et quand on ajoute les thérapeutes noirs, tous étaient aussi débordés et épuisés. »
Samantha passe donc à l’action. C’est en 2020 que le projet de création d’un espace pensée par et pour des personnes noires germe, alors que les effets de l’isolement et du stress se font sentir de manière aiguë. Elle sonde alors la communauté. La question posée est simple : « Un centre dédié à notre bien-être, est-ce que c’est quelque chose que vous voulez ? » La réponse est unanime. « Tout le monde disait oui, un centre dédié au bien-être des personnes noires, c’est quelque chose qu’on veut », raconte Samantha.
En 2021, de premières offres de services voient le jour. Au fil des années, l’offre permanente prend forme : soins collectifs, programme de formation des praticiens en soins communautaires, retraites. Au Black Healing Centre, la santé mentale se soigne autrement, en reconnectant corps, histoire et identité, dans une non-mixité revendiquée. Comment ? en proposant des approches afrocentrées, communautaires et intersectionnelles.

Guérison noire, puissance collective
Popularisé par la chercheuse afro-américaine Kimberlé Crenshaw, le concept d’intersectionnalité permet de comprendre comment différentes formes d’oppression dont le racisme, le sexisme, l’homophobie ou encore la transphobie s’entrecroisent et s’amplifient. Pour Samantha Niyinawumuntu, impossible de parler de santé mentale sans prendre en compte cette dimension : « Le bien-être, c’est aussi penser à l’intersectionnalité : les personnes noires ne sont pas toutes pareilles. »
Cette approche se traduit concrètement par des cercles de soins collectifs inspirés de traditions afrocaribéennes, pensés pour les femmes, les hommes, les personnes queer et trans. Chaque cercle s'étale sur 12 semaines et se termine souvent par une retraite en nature. Les groupes sont animés par des intervenants qui partagent un vécu similaire à celui des participants car les chemins vers la guérison ne peuvent pas être universels.
Pour les hommes, la question de la santé mentale reste souvent plus taboue et suscite davantage de réticences. Lors du lancement du programme destiné aux femmes, nombreux sont ceux qui sont venus demander : « Et nous ? » Mais créer un espace d’échange qui leur soit adapté impliquait de trouver d’autres portes d’entrée. Ils ont exprimé le souhait de ne pas entendre parler de « guérison » de manière explicite, préférant intégrer plus d’activités et employer un vocabulaire différent. C’est ainsi qu’est née l’idée d’organiser, par exemple, des journées bien-être dans des salons de coiffure, des lieux où les hommes se sentent naturellement plus à l’aise. Leur ouverture au bien-être est réelle, mais il est essentiel de les associer dès la conception des programmes pour répondre à leurs besoins spécifiques.
La guérison passe aussi par la reconnaissance des blessures transmises de génération en génération. Pour Samantha, le racisme systémique et les héritages du colonialisme ont laissé des blessures profondes qui continuent d’affecter les communautés noires aujourd’hui. « Je crois qu’il faut créer du lien communautaire et multiplier ces conversations. Non pas en les banalisant, mais en offrant davantage d’espaces où l’on peut parler de ce que nous vivons au sein de notre communauté. Ça aidera les gens à commencer à comprendre ce qu’est réellement le traumatisme intergénérationnel, car c’est un concept encore très nouveau à comprendre pour plusieurs communautés. »
Et elle enchaîne : « Ce n’est pas juste ce que vos parents vous ont transmis, c’est aussi ce que vous avez vécu à l’école, au travail, et dans d’autres systèmes. »
« Nous sommes, pour la plupart, l'une des premières générations à entreprendre ce travail. Ce sont des choses que nous portons depuis 400, 500 ans [...] Cet héritage continue d’affecter notre façon d’être et de réagir. »
La guérison collective est un processus long qui demande du temps et de la patience, souligne Samantha. Selon elle, tout commence par un engagement personnel : il s’agit de prendre conscience de ce que l’on vit, d’identifier ses besoins, puis de chercher où trouver le soutien et les soins adaptés. Pour faciliter cet accès, la plupart des services offerts par le Black Healing Centre sont gratuits ou à faible coût, permettant ainsi à un plus grand nombre de personnes de bénéficier d’un accompagnement accessible.

« J’ai appris à respirer »
Manda, aussi connue sous le nom de Miss Benn sur les ondes de la radio communautaire CKUT, fréquente le centre depuis ses débuts. Née au Québec, elle a grandi dans une culture caribéenne marquée par le silence sur le sujet. « Mes parents ne parlaient pas de santé mentale. Tu vivais, point. »
Ce mutisme l’a suivie jusqu’à l’âge adulte, jusque dans les institutions censées la soutenir. Manda revient sur son expérience avec les services traditionnels de santé mentale, notamment ceux du CLSC, qu’elle a utilisés mais qu’elle a trouvés inefficaces et déconnectés de sa réalité. Elle donne un exemple : « Ils ne comprennent pas notre histoire. Vous ne vivez même pas dans mon quartier. Vous ne comprenez donc pas ce que nous vivons quand nous parlons de propriétaires abusifs. » Pour elle, l’aide psychologique classique peut être bien intentionnée, mais elle échoue souvent parce qu’elle ne tient pas compte des réalités culturelles et sociales spécifiques des personnes qu’elle cherche à soutenir. Ce fossé a forgé chez elle la conviction que le système de soin en santé mentale conventionnel « n’était pas pour elle ».
Le Black Healing Centre a donc représenté un souffle nouveau et un espace où elle a enfin pu se sentir reconnue dans son identité et ses luttes. Elle décide alors de « remonter à la racine de ses traumas » et découvre les cercles de soins collectif pour femmes noires.
« Il n’y a pas de mots pour les expliquer », note-t-elle. Elle se souvient des premières séances où le silence régnait, ponctué de larmes. Le simple fait de pleurer ensemble dans un espace sécuritaire devenait un acte de libération.
Un jour, un exercice bouleverse Manda. On lui demande de ressentir son corps, de la tête aux pieds. Elle n’y arrive pas. L’animatrice insiste, creuse avec douceur. Et soudain, une vérité remonte : Manda réalise qu’elle n’a jamais fait le deuil de sa mère, morte une dizaine d’années plus tôt. « Je ne savais pas que j’avais des mommy issues. On parle beaucoup des daddy issues, mais on oublie nos mères. »
Ce travail, dit-elle, lui a permis de comprendre que certains poids qu’elle portait ne lui appartenaient pas, qu’ils étaient des héritages de douleurs collectives qu’il fallait apprendre à dénouer pour avancer. « Les choses que nous portons sont lourdes. Nous avons des briques dans notre sac et il s'agit simplement de s’en décharger. »
Au Black Healing Centre, elle dit avoir trouvé une nouvelle force, un chemin vers la guérison mentale et spirituelle, dans la reconnaissance collective et la sororité. « J’ai appris à respirer. Littéralement. »
Manda suit actuellement une formation avec le Black Healing Centre pour devenir praticienne en guérison ancestrale. Cette formation lui permet d’approfondir ses connaissances et ses compétences afin d’accompagner à son tour d’autres personnes dans leur cheminement de guérison, en s’appuyant sur des approches culturelles et communautaires adaptées à la réalité des personnes noires.
Elle sait que la guérison n’est pas magique, que chaque personne avance à son rythme.
« Je ne dirais pas que le Black Healing Centre va “vous sauver” parce que ça crée des attentes. Mais je peux garantir que vous y trouverez refuge. Et parfois, c’est tout ce dont on a besoin pour commencer », conclut-elle.
Le début d’une libération
Durant la soirée d’inauguration, chaque geste, chaque mot semblait dire : « On y est. Enfin. »
Pour Sayid, père de famille venu accompagné de sa fille, la création d’un espace physique comme le Black Healing Centre était « cruciale ». En franchissant les portes du centre, il dit avoir ressenti un profond sentiment d’appartenance : « Quand vous voyez des gens comme vous, qui sont aux prises avec des problèmes similaires, avec qui vous pouvez partager vos histoires, vos espoirs, vos succès, c’est incroyable », lâche-t-il.

Sur le point de quitter l'événement, deux autres participantes, Patricia et Princella, repartent le visage lumineux. « Je trouve que c’est important d’avoir un espace représentatif de la population noire. Il y a beaucoup de traumas qui ont été légués par toutes sortes d’histoires. Et je pense que ça fait longtemps qu’on a besoin de commencer à se délester de ce trauma », explique Patricia.
Il est temps pour les membres de la communauté noire d’aller en thérapie et de le crier haut et fort, soutient-elle. « On voit vraiment une espèce de démocratisation de la santé mentale auprès de la communauté noire, tant chez les femmes que chez les hommes et chez les enfants. Je pense que c'est important de le revendiquer et de le normaliser. »
Dans la salle commune du Black Healing Centre, une peinture collective imaginée par l’artiste Kezna Dalz, faite de fleurs, de visages et portant le message “Intentionally Healing” (Guérison intentionnelle), laisse une empreinte vivante de cette soirée, rappelant la présence et l’engagement de toutes celles et ceux qui veulent participer à ce changement de paradigme.
Lien vers le site du Black Healing Centre : https://www.blackhealingcentre.com/