Il y a un an, nous rencontrions Ramzi en tant que « Hood Hero ». Jeune propriétaire de Chez Smoothzi, restaurant devenu lieu de culture et de rassemblement, il prévoyait cette année relocaliser l’enseigne au centre-ville de Montréal pour se rapprocher d’une clientèle élargie. Aujourd’hui, pourtant, l’aventure prend fin. Victime d’une « injustice » de la part de son propriétaire, Ramzi devra fermer les portes de Smoothzi le 14 septembre prochain, sans compensation financière.
Vendredi 15 août, Rivière-des-Prairies. Il est 15 h. Le soleil éclaire la façade du restaurant Smoothzi. À l’intérieur, l’ambiance est comme à l’habitude : chaleureuse, animée. Les murs colorés accueillent désormais quelques tableaux supplémentaires. Le père de famille, derrière le comptoir, s’affaire entre les commandes et les plats.
Parmi les clients, certains viennent de quartiers éloignés. C’est le cas de Steeve*, un adolescent venu de Villeray : « J’ai pris deux bus pour venir. J’avais gagné un trio sur TikTok ! Plus d’une heure de trajet au total, nous explique-t-il. Ça valait le coup ! D’habitude, je commande sur Uber Eats parce qu’ils sont trop loin. »
C’est justement la distance qui avait poussé la famille à envisager un déménagement du restaurant vers le centre de la ville : pour être plus proche d’une clientèle désormais élargie au Grand Montréal.
Quelques minutes plus tard, Ramzi franchit la porte du restaurant. Des bananes dans une main, un carton d’approvisionnement dans l’autre. Le jeune homme dépose rapidement le tout sur le comptoir, puis nous rejoint pour commencer l’entrevue.
Quand on lui demande comment il va, il ne prend pas le temps de réfléchir. « C’est la vie. Ce n’est pas si grave. C’est vrai qu’on voulait partir, mais pas comme ça. »
Le plan était simple : vendre le fonds de commerce actuel – c’est-à-dire tout ce qui appartient à Chez Smoothzi dans le restaurant – pour financer les travaux nécessaires dans le prochain local. Le fonds de commerce, lui, avait été évalué à 99 000 $, une somme qui représentait bien plus que des équipements. « Il y a des choses qui ne sont pas physiques, mais qui comptent, reprend Ramzi. On a embelli cet endroit, on lui a donné une âme, on a fidélisé une clientèle ; donc, il y a plus de passages ici. Tout ça faisait partie du prix. »
En février, Chez Smoothzi informe donc sa propriétaire que le bail ne sera pas renouvelé en septembre. Pas de papier signé, juste une conversation. La nouvelle attire rapidement et un acheteur potentiel apparaît. Les négociations traînent, se succèdent… jusqu’à ce que les deux parties s’entendent sur 70 000 $. « Après réflexion, c’était une somme correcte. On avait fait une contre-offre, mais finalement, on a décidé que 70 000 $, ça répondait à tout. », explique-t-il.
Toutefois, pour sécuriser un plan B, Ramzi et son courtier conviennent que si la vente échoue, ils renouvelleront le bail afin de gagner du temps pour trouver un autre acheteur. Mais tout semble se dérouler comme prévu et Ramzi présente le futur locataire à la propriétaire.
Pour faciliter l’installation du nouveau locataire, Ramzi accepte un sacrifice : renoncer à l’été, la période la plus lucrative pour la restauration au Québec. « Je voulais faire preuve de bonne foi. L’été est évidemment le moment le plus rentable, mais j’étais prêt à passer à côté de cette saison. »
« Le 25 mai 2025, ça aurait été le cinquième anniversaire de Chez Smoothzi, la date à laquelle tout avait commencé à la maison. On s’était dit : on va partir par la grande porte, cinq ans d’histoire, faire une petite fête… ça allait être joyeux. Et le 1er juin, je leur laissais les clés. »
Mais le coup dur survient : au lieu de procéder à une cessation de bail comme prévu, la propriétaire signe un nouveau bail pour juin. Dès que le nouveau contrat est en place, l’acheteur se désiste le jour même de son offre de 70 000 $ et propose de revoir le prix à la baisse, ce que Ramzi refuse. « Je lui ai dit : “Bon, tu nous as fait perdre assez d’argent et de temps, on va trouver un nouvel acheteur.” »
Comme prévu dans son plan B, Ramzi envisageait de reconduire son bail avant la date limite du 15 juin. Mais la propriétaire refuse catégoriquement : le nouveau bail venait d’être signé.
« On n’avait pas fini la transaction financière qu’elle a, elle, interféré en faisant signer un nouveau bail ! s’indigne Ramzi. C’est vraiment ça, le vrai point qui a mené à cette situation. »
Finalement, le fonds de commerce n’a jamais été vendu. Chez Smoothzi se retrouve écarté de sa propre transaction, tandis que le nouvel occupant prendra possession du local… sans dépenser un sou pour le fonds de commerce.
« Ils savent que je suis jeune… que je ne connais pas mes droits »
Ramzi n’aura d’autre choix que de liquider le matériel du restaurant tout en sachant qu’il le fera à perte. « On a tout essayé, mais il fallait l’accepter. Alors, on profite du temps qu’il nous reste. C’est dur, oui… mais peut-être que c’était une leçon. »
Une leçon qu’il partage sur Instagram. Sa vidéo, d’abord pensée comme une simple mise au point, devient virale. Les réactions affluent. Des victimes disent avoir vécu des choses similaires. Il réalise alors qu’il n’est pas un cas isolé. « Je ne savais pas que c’était aussi courant. Et c’est pour ça que j’ai fait cette vidéo : pour prévenir les autres. »
Il se voit aujourd’hui comme celui qui encaisse en premier, pour que les autres puissent apprendre sans tomber dans le même piège. « Plus tard, s’ils se retrouvent dans une situation semblable, ils vont m’appeler et je pourrai les aider à éviter ce genre de drame. »
Ce qui révolte le jeune homme, en revanche, c’est d’avoir été, selon lui, manipulé « à cause de [son] âge », estime-t-il. « Je ne veux pas me victimiser, mais c’est un fait : être jeune, ça vient avec un lot de défis. J’étais ignorant sur beaucoup de choses. Ils savent que je suis jeune, que je n’allais rien faire, que je ne connais pas mes droits. Alors ils en ont profité. »
Pourtant Ramzi refuse le rôle de la victime « L’argent, c’est le nerf de la guerre… Si tu dois me secouer pour que je comprenne le monde du business, fais-le, dit-il avec un demi-sourire. Mes parents l’ont pris plus difficilement, mais moi, j’ai de grandes ambitions. Je sais que ce genre d’épreuve peut se répéter. Maintenant, je sais comment l’éviter. »
De son côté, le groupe Maxro, propriétaire des lieux, parle plutôt d’« une série de malchances ».
« Chez Smoothzi nous a annoncé dès février qu’il ne souhaitait pas renouveler le bail, et cette information nous a été transmise oralement. Ensuite, il nous a présenté un nouveau locataire. Nous avons signé le bail en toute transparence, chez Smoothzi », nous explique au téléphone une représentante du groupe, qui ne souhaite pas être identifiée.
« Le lendemain de la signature, Redouane [le père de Ramzi] m’a appelée pour demander de patienter, le temps de régler leur accord privé pour la vente des équipements. Ils attendaient toujours des nouvelles de leur entente pour l’achat des équipements. Mais nous n’avions rien à voir avec cette transaction. Notre seul engagement, c’était le bail », martèle-t-elle.
D’un même souffle elle reprend : « Leur entente avec Chez Smoothzi est tombée à l’eau, ils n’ont jamais payé le montant prévu. Mais encore une fois, ce n’était pas notre problème. J’ai même essayé d’aider dans la négociation, mais je me suis retrouvée coincée : d’un côté, un bail déjà signé, de l’autre, un locataire qui reculait quant à sa décision de partir et voulait finalement rester. »
« Nous n’avons favorisé personne, reprend-t-elle. Nous avons seulement protégé nos propres intérêts. Nous avions un bail légal, point. »
Trois points à ne pas perdre de vue pour assurer la vente d’un fonds de commerce
Ce genre de mésaventure n’est pas rare pour les jeunes entrepreneurs. Pour mieux comprendre comment sécuriser la vente d’un fonds de commerce au Québec, La Converse a communiqué avec Christophe Robidas, directeur principal chez Keller Williams Commercial, un groupe de courtiers immobiliers. Il nous fait part de trois points dont il est essentiel de tenir compte :
1. Bien analyser son bail (dès le départ)
- La valeur d’un fonds de commerce repose en bonne partie sur le bail, surtout si le loyer est en dessous du prix du marché. Des problèmes peuvent survenir, car le propriétaire a alors tout intérêt à reprendre le local pour le relouer plus cher. Plutôt que de laisser un acheteur profiter d’un bail avantageux et accepter une cession de bail, il peut imposer un nouveau bail au prix du marché, ce qui fera chuter la valeur de la transaction pour le vendeur.
- Certains propriétaires imposent des clauses restrictives (droit de premier refus, nouvelles conditions, hausse de loyer) qui peuvent faire chuter la valeur de la vente.
Conseil d’expert : dès la signature du premier bail, on consultera un avocat spécialisé en immobilier commercial pour s’assurer que les clauses n’empêchent pas toute revente future.
2. S’entourer des bons experts
- La vente d’un fonds de commerce diffère d’une vente immobilière classique. Le courtier choisi doit avoir de l’expérience dans le type de commerce vendu (café, salon de coiffure, épicerie, etc.), sinon il risque de mal évaluer la valeur réelle du fonds.
- Le vendeur doit aussi mobiliser une équipe – comptable, fiscaliste et avocat – pour structurer la transaction et éviter les pièges.
3. Se préparer en amont
- Avant même de communiquer avec un courtier, il faut avoir ses documents financiers à jour, connaître ses chiffres (généralement ceux des trois dernières années) et savoir ce que vaut vraiment son commerce.
- Être réaliste sur la rentabilité de son entreprise : un commerce qui ne génère pas de profit n’a souvent que peu de valeur, même si beaucoup d’argent y a été investi.
- Il est aussi crucial d’informer et de gérer correctement son personnel pour éviter les départs qui pourraient fragiliser l’entreprise au moment de la vente.
Chez Smoothzi 2.0
Malgré cette rude fin et les tensions autour du bail, Ramzi refuse de se laisser décourager. Pour lui la fermeture de Chez Smoothzi n’est pas la fin, mais une transition. « On avait besoin de cette pause de toute façon, reprend-il. La première fois, quand on est passés de la maison au local actuel, tout s’est fait en deux semaines. On n’a jamais eu le temps de vraiment se structurer. Là, on va prendre le temps et on a le temps. On est trois à perdre notre emploi», laisse-t-il tomber.
Son objectif est clair : relancer le projet sous une nouvelle forme, plus solide et plus ambitieuse. « Quand on va rouvrir, je veux marquer le coup. Ce ne sera pas juste un déménagement. Ce sera Chez Smoothzi 2.0. Si les gens ont aimé la première version, ils vont adorer la deuxième. Mais pour ça, il faut de la préparation. Je suis perfectionniste, je veux casser les codes – et pas seulement avec du marketing, mais avec de l’impact. »
Au cœur de ce projet dont nous parle Ramzi, il y a de nouveaux produits, des collaborations, mais aussi des événements. « On veut repenser le modèle de la restauration. Parce qu’il faut être honnête, le modèle actuel est en train de mourir à petit feu. Nous, on a trouvé notre force : être proches de la communauté. »
En attendant, chacun des membres de la famille trace sa voie. Ramzi s’oriente vers l’activité de conseil pour aider d’autres entrepreneurs. « Beaucoup de restaurateurs vivent des moments difficiles. Souvent, ils n’ont pas le recul nécessaire, ils sont prisonniers du quotidien. Moi, je veux leur apporter ce regard extérieur, leur montrer quoi ajuster, quoi débloquer, pour transformer leurs affaires en succès. »
Sa mère, elle, retourne à ses premières amours, c’est-à-dire à l’art, avec des ateliers de peinture et un programme de développement personnel pour les artistes. Quant au père, il reste fidèle à la cuisine : il prépare déjà les bases du Chez Smoothzi 2.0.
« Finalement, ce temps, c’est une retraite. On va se reposer, se recentrer et revenir plus forts. Parce que, ce qu’on a construit ici, on ne va pas l’oublier. C’est juste le début d’une nouvelle histoire », conclut Ramzi.
« Rivière-des-Prairies sans Chez Smoothzi, ça va faire un vide »
À Rivière-des-Prairies, certains redoutent déjà le vide que laissera Chez Smoothzi.
Tassa et Iba, deux adolescentes venues prendre une collation après leur magasinage de la rentrée, sont du même avis. « Il n’y a pas d’autre endroit comme Chez Smoothzi à RDP, commence Iba. Sinon, on va au McDo ou au Tim Hortons, mais ce n’est pas pareil. »
Tessa renchérit : « Des restos comme ça, d’habitude, on n’en trouve qu’au centre-ville. Chez Smoothzi, ça ferme tard, c’est abordable, et surtout… même pour les filles, c’est sécuritaire. »
Un peu plus loin, parmi les jeunes assis à l’avant, l’un d’eux nous confie : « Moi, je venais une fois par mois, minimum. » À ses côtés, son ami précise : « Lui, c’était une fois par mois ; moi, une fois par semaine », lâche-t-il en riant.
« Je commandais déjà quand c’était encore sur Snapchat », renchérit le premier, avant de conclure : « Quand on voit Chez Smoothzi, on voit Rivière-des-Prairies, et Rivière-des-Prairies sans Chez Smoothzi, ça va faire un vide… Ramzi, c’est un modèle. Là, on se sent mal de savoir que ça va se terminer… »
Les clients ont jusqu’au dimanche 31 août pour savourer une dernière fois les célèbres grilled cheese et smoothies de Chez Smoothies. Du 1er au 14 septembre, le restaurant sera consacrée à la revente de leurs équipements et meubles.
*Steeve est un prénom fictif. Son prénom a été modifié à sa demande afin de préserver son anonymat.