Ils travaillent dans l’ombre, souvent seuls, parfois sans salaire, pour prévenir la violence et retisser le lien social auprès des jeunes les plus vulnérables de Montréal. Le mardi 11 novembre, la Coalition Pozé les a réunis dans le cadre de la première édition du gala Interventum, une soirée de reconnaissance inédite à laquelle ont participé des dizaines d’intervenants jeunesse venus de tous les coins de la métropole.
Une soirée pour ceux qui permettent aux jeunes de traverser les épreuves
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Photo: Jordan Sully
Saint-Léonard, un soir de tempête. La neige s’accumule sur les trottoirs, mais à l’intérieur du Carlton Signature, la chaleur humaine prend le dessus. Dans ce bâtiment situé sur le boulevard Langelier, près de 90 personnes se sont rassemblées pour célébrer un métier rarement placé sous les projecteurs : celui d’intervenant jeunesse.
Dès 18 h, le hall commence à se remplir. Il y a des accolades, des rires, des photos souvenirs. Parmi les invités, on trouve des personnalités inspirantes, dont Guedwig Bernier, ancien chef du parti Projet Montréal, la chanteuse pop Annabel Oreste, également ambassadrice de la santé mentale chez les es jeunes, et des vedettes de la profession, comme Beverley Jacques, co-organisateur de l’événement et fondateur de DOD Basketball de Saint-Léonard.
« C’est la première fois qu’on reconnaît spécifiquement les intervenants de terrain qui travaillent avec les jeunes les plus vulnérables, ceux dont on a peur, ceux que beaucoup préfèrent éviter », explique Pierreson Vaval, directeur général de la Coalition Pozé, l’organisme derrière l’initiative. Ces intervenants qui, jour après jour, « acceptent de se mettre dans une situation de précarité pour aller là où personne ne veut aller », insiste M. Vaval.
Il est vrai qu’« on ne fait pas ce travail pour décrocher des prix, on le fait parce que c’est une vocation », rappelle Mohamed Mimoun, directeur du Forum Jeunesse de Saint-Michel, reconnu dans la catégorie Vocation. Mais « c’est important que ces gens-là goûtent enfin à la reconnaissance qu’ils méritent ».
Célébrer les travailleurs de l’ombre
Vingt prix ont été remis ce soir-là, pour environ une trentaine de personnes sélectionnées – des hommes et des femmes qui œuvrent dans les ruelles, les gymnases et les maisons de jeunes de Montréal-Nord, de Rivière-des-Prairies, de Saint-Michel, de Côte-des-Neiges ou encore de la Petite-Bourgogne.
Dans la salle, l’ambiance est celle des grands rendez-vous de famille : des visages connus, des retrouvailles, des rires d’épuisement et de fierté mêlés.
« C’est la première fois qu’on se voit tous ensemble, qu’on se célèbre », confie Karim Coppry, président du conseil d’administration de la Coalition Pozé et directeur de l’organisme Philo-Boxe, qui allie philosophie et boxe pour rejoindre les jeunes. « C’est important de reconnaître ceux qui travaillent depuis 30 ans, comme ceux qui commencent à peine. »
En effet, les organisateurs d’Interventum ont voulu réunir des intervenants de toutes les générations : les pionniers qui ont porté le communautaire à bout de bras dans les années 1990 et 2000, et la nouvelle vague qui arrive avec ses propres codes, son propre langage. « On a besoin d’intervenants dans lesquels les jeunes peuvent se reconnaître, qui comprennent leur réalité, qui viennent des mêmes quartiers qu’eux », poursuit Karim Coppry.
Rendre justice à une vocation d’engagement
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Photo: Jordan Sully
Pour plusieurs des lauréats, cette reconnaissance a un goût d’inédit. Monté sur scène pour recevoir son prix de pionnier, Harry Delva déclare que c’est la première fois qu’il est honoré pour ses interventions auprès des jeunes. L’étonnement est perceptible dans l’assistance qui, elle, connaît bien cette figure de Saint-Michel, active depuis plus de 30 ans dans le travail de rue.
Animateur à la radio communautaire, ancien agent de prévention dans les écoles, Harry Delva fait partie de cette génération d’intervenants qu’on retrouve dans les souvenirs de plusieurs jeunes devenus adultes.
« Je me balade dans les rues, autour des écoles, dit-il. Je parle aux jeunes, je les écoute, je les dirige. » Son secret ? « Se mettre à leur place. Comprendre ce qu’ils vivent. Parce que, souvent, la solution, c’est eux qui l’ont déjà. Il faut juste leur donner confiance. »
Il raconte aussi que, parmi les jeunes avec lesquels il a travaillé, certains sont devenus, à leur tour, intervenants, gestionnaires ou entrepreneurs – sa plus grande récompense, confie-t-il.
« Une vocation, c’est un appel »
Parmi les lauréats, Jordana Larochelle reçoit le prix Vocation. Intervenante psychosociale depuis plus de 12 ans, elle travaille auprès de jeunes placés par la DPJ et est aussi entraîneuse de basket pour des adolescents à Anjou et à Pointe-aux-Trembles.
« Pour moi, vocation, c’est un appel, dit-elle. Ce n’est pas l’argent. C’est quelque chose qui nous habite. On se donne parce qu’on aime ça, parce que ça nous procure de la valeur. » Elle raconte comment, dans les foyers, elle a vu des jeunes qui avaient juste besoin d’un espace et d’un adulte qui croit en eux. Ce qu’elle trouve le plus difficile ? « Faire comprendre à d’autres combien les jeunes ont besoin d’un milieu pour eux, des intervenants aussi, et des mentors dans leur vie pour pouvoir devenir de jeunes adultes. » Un autre exemple : trouver une salle pour les entraînements de basket devient un combat. « On dirait, poursuit-elle, que les gens oublient avec le temps qu’ils ont été jeunes. Oublient qu’à cet âge-là, on a besoin d’un milieu, d’un mentor, d’un adulte qui reste. »
Pour Jordanna Larochelle, la reconnaissance passe aussi par la représentation : « Je trouve ça merveilleux qu’il y ait beaucoup d’hommes récompensés ce soir. Dans plusieurs familles, il manque de figures masculines. Ces hommes-là, ces intervenants-là deviennent des modèles. »
De la rue au réseau
La Coalition Pozé, fondée en 2021 dans la foulée d’une série de fusillades à Montréal-Nord, a d’abord été un mouvement citoyen. Ses membres, des intervenants de terrain, voulaient contrer la violence en redonnant aux jeunes des espaces d’expression, de sport et de parole.
Quatre ans plus tard, Pozé est devenu un élément central du tissu communautaire montréalais.
« Notre approche, c’est le maintien des ressources des jeunes dans leur environnement, explique Pierreson Vaval. Les jeunes ont besoin d’adultes significatifs autour d’eux, d’acteurs qui puissent travailler là où la majorité ne peut pas aller. »
L’art comme levier de transmission et de guérison
Le gala fait aussi une place à l’art, considéré comme levier de transmission et de guérison. Annabel Oreste, chanteuse-interprète, est montée sur scène pour chanter, mais surtout pour exprimer sa gratitude envers ce métier. « La première personne qui m’ait fait réaliser que je n’allais pas bien, c’est mon intervenante à l’école, confie-t-elle à La Converse. C’est grâce à elle que j’ai compris que l’environnement où je vivais était toxique et qu’il y avait un autre monde dehors. »
Sa voix tremble un peu quand elle ajoute : « Elle m’a sauvé la vie. Elle a été la seule à voir ma blessure. » Aujourd’hui, Annabel Oreste met son histoire au service des jeunes. « Je veux qu’ils sachent que demander de l’aide, c’est du courage. Et en accepter, c’est deux fois plus de courage. »
Un métier essentiel, sous perfusion
Dans les discours de la soirée, un même constat revient : le manque criant de ressources face aux besoins qui explosent.
« Il n’y a pas assez d’intervenants à Montréal, constate Karim Coppry. Et surtout pas assez d’intervenants auxquels les jeunes puissent s’identifier. »
Au-delà des célébrations, Pozé tire la sonnette d’alarme depuis plusieurs années à propos du désinvestissement des organismes de première ligne et de la surcharge du personnel communautaire. « Dans toutes les consultations qu’on a menées auprès des intervenants, le constat est le même : les jeunes ont de plus en plus de difficulté à trouver de l’aide dans leur environnement immédiat », explique Pierreson Vaval. Selon lui, cette pénurie réduit la prévention et augmente les tensions dans certains quartiers. Par conséquent, « il faudrait plus d’intervenants à Montréal, à Laval et à Longueuil », lance-t-il.
De son côté, la Coalition veut soutenir les intervenants de première ligne pour qu’ils soient mieux outillés et qu’on mutualise les ressources, dit-il. « Il faut, dit-il, les mettre en lien pour qu’ils puissent partager leurs expériences, élaborer des stratégies communes de désescalade et contribuer à apaiser les tensions entre groupes de jeunes. »
Un souffle d’espoir
Malgré les défis, le directeur général ressort du gala avec une conviction renouvelée, la fierté d’avoir pu réunir toutes ces personnes et le sentiment d’avoir répondu à un besoin important, confie-t-il.
Pour Pozé, cette première édition d’Interventum donne à penser que ce ne sera pas la dernière. « On a commencé quelque part, et on a commencé fort », dit Pierreson Vaval – chez qui la soirée a ravivé la flamme de l’engagement. D’ailleurs, certains jeunes invités à la soirée sont restés jusqu’à la fin, fascinés par les témoignages. « Ils ont senti quelque chose qui les interpelle, soutient le directeur général. Peut-être que certains d’entre eux décideront à leur tour de s’engager comme intervenants. »
La soirée s’achève sur une ovation. Sur scène, les lauréats se prennent par les épaules, souriants, émus. Les trophées sont simples, mais le symbole est immense : une reconnaissance venue du terrain, des pairs.
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