Le nouveau conseil des ministres présenté le 13 mai dernier respecte la parité hommes-femmes, et inclut plusieurs élues et élus issus de la diversité. À première vue, le gouvernement libéral semble vouloir poursuivre les efforts de son prédécesseur en matière d’inclusion. Pourtant, une absence ne passe pas inaperçue : celle du ministère de la Diversité, de l’Inclusion et des Personnes en situation de handicap, qui a tout simplement disparu. Une décision qui surprend, mais qui, pour plusieurs acteurs du milieu, ne fait que confirmer une tendance observée à de nombreuses reprises : un recul politique sur les questions d’équité. Reportage.
Michelle Edwige Jeanne Martineau, doctorante en science politique et membre du Centre de recherche interdisciplinaire sur la diversité et la démocratie (CRIDAQ), ne cache pas sa déception. « J’ai vraiment le sentiment qu’on retourne en arrière », regrette-t-elle. « Tout ce qui a été mis en place depuis George Floyd part en poussière… Comme si tout avait été fait pour rien, au final », dit-elle au bout du fil.
En effet, le 25 mai 2020, la mort de George Floyd sous le genou d’un policier à Minneapolis avait provoqué une onde de choc planétaire. Quelques mois plus tard, au Canada, le décès de Joyce Echaquan – une femme atikamekw de Manawan – dans un hôpital québécois avait ravivé les appels à la justice raciale et à l’équité. Ces drames avaient alors poussé plusieurs gouvernements à revoir leurs politiques d’inclusion.
Mais cinq ans plus tard, ces engagements semblent s’essouffler. Aux États-Unis, le retour au pouvoir de Donald Trump a été marqué par l’arrêt d’enquêtes sur les droits civils et la suppression d’initiatives pro-diversité dans les institutions fédérales. Et mercredi passé, à quelques jours de la date anniversaire de la mort de George Floyd, le ministère de la Justice américain a annoncé l’abandon des poursuites contre les services de police de Minneapolis et de Louisville, pourtant accusés de violence à la suite de la mort de citoyens afro-américains en 2020.
Pour Michelle E. J. Martineau, l’abolition du ministère de la Diversité, de l’Inclusion et des Personnes en situation de handicap au Canada n’est pas un hasard : « C’est l’effet Trump. On pensait que le Canada était soustrait à cette influence, mais cette décision est un signal fort. Elle remet en question les politiques progressistes adoptées ces dernières années, notamment celles visant la reconnaissance des droits des minorités ethniques, racisées, neurodivergentes ou en situation de handicap. »
Selon elle, le Canada subit indirectement les pressions idéologiques de son voisin du sud. « Mine de rien, les politiques décidées aux États-Unis ont des répercussions ici. On peut se demander s’il existe une véritable indépendance dans nos choix politiques », laisse-t-elle tomber.
Et même si les électeurs canadiens ont reconduit les libéraux au pouvoir, elle constate un changement et une rupture par rapport au gouvernement Trudeau. « Ce n’est pas pour dire qu’on a un Trump 2.0 ici, mais clairement, le gouvernement actuel adopte une posture bien différente de celle de son prédécesseur, qui avait misé sur des politiques d’équité, de diversité et d’inclusion. »
Pour l’experte, qui a déjà été consultante en matière d’équité, de diversité et d’inclusion (EDI), cette suppression n’est pas une surprise ; elle ne fait que révéler les failles d’un modèle déjà fragilisé.
« Derrière le vocabulaire inclusif et les initiatives de façade, le milieu faisait depuis longtemps l’objet de critiques, expose-t-elle. On a beaucoup remis en question les postes de consultant en EDI en raison du manque flagrant de représentativité. Ces fonctions sont rarement occupées par des personnes issues de la diversité. Ce sont souvent les groupes dominants qui en tirent profit. »
Elle dénonce par ailleurs un système qui renforce le « tokenisme », c’est-à-dire une tendance à recruter des personnes racisées pour respecter un quota, sans toutefois toucher aux fondements mêmes des institutions. « Prenez les universités. Est-ce que leurs structures ont changé ? Non. On donne l’illusion d’un changement, mais y a-t-il eu une véritable décolonisation des esprits ou des pratiques organisationnelles ? J’en doute fortement. »
« Le Canada s’est construit une image d’État inclusif pour se distinguer des États-Unis ou de l’Angleterre »
La sociologue Fahimeh Darchinian, spécialiste des questions raciales, partage également ce constat. « L’EDI est un outil récent inscrit dans le discours multiculturel canadien. Il aide à soigner l’image des institutions, mais ne suffit pas à faire disparaître les inégalités systémiques. »
« Il offre une impression de progrès, tout en maintenant le statu quo », reprend-elle.
Elle retrace l’évolution historique de ces discours pour nous expliquer son point. « Après la Seconde Guerre mondiale, les thèses raciales biologiques avaient perdu leur crédibilité, donc les sociétés occidentales ont dû se doter de nouveaux récits pour continuer à légitimer les hiérarchies raciales. C’est là que la diversité et l’inclusion ont émergé comme des instruments de gouvernance, capables de canaliser les critiques sans remettre en cause l’ordre établi. On crée des postes et on multiplie les engagements publics, mais les structures qui produisent les inégalités ne bougent pas. »
« Le Canada s’est construit une image d’État inclusif, notamment pour se distinguer des États-Unis et de l’Angleterre, mais cette image occulte la réalité : les processus de racialisation persistent, tout comme le racisme anti-noir, anti-autochtone, anti-musulman et anti-asiatique, dont on a vu l’ampleur pendant la pandémie. »
« Aujourd’hui nous sommes plusieurs chercheurs à vouloir mettre en lumière la façon dont ces politiques de diversité participent d’une nouvelle forme de gouvernementalité. Une manière, dit-elle, de désamorcer les tensions sociales, tout en conservant les structures de pouvoir. »
Mais avec le contexte politique international, en particulier avec les pressions qu’exerce le pays voisin, la critique se complique : « Avec la montée de figures comme Trump et leurs discours ouvertement racistes, on sent une sorte de retour en arrière. Et ça pousse certains à modérer leurs critiques de l’EDI, car ils craignent que critiquer ces outils finissent par renforcer les discours d’extrême droite. »
Jouant du paradoxe, la sociologue insiste : « Même si l’EDI a des faiblesses et connaît des reculs, il faut continuer à la critiquer et à chercher à la faire évoluer. Ne pas le faire reviendrait à accepter que les inégalités persistent », conclut-elle.
Identité canadienne et universalisme : diluer les enjeux de diversité
Contacté par La Converse, le cabinet du premier ministre affirme que les fonctions des anciens ministères de la Diversité, de l’Inclusion et des Personnes en situation de handicap seront réparties entre deux portefeuilles.
Le ministre de l’Emploi et du Développement social sera responsable des dossiers liés au handicap, tandis que le ministère de l’Identité et de la Culture canadiennes se chargera des questions de diversité et d’inclusion.
Saffa Chebbi ne cache pas son indignation face à cette nouvelle. Pour la militante et fondatrice de l’Observatoire des inégalités raciales au Québec (OIRQ), cette décision n’est pas seulement un réaménagement administratif. Il s’agit d’un acte politique fort.
« Il s’agit d’une forme de désolidarisation face aux luttes des groupes marginalisés, et ça affaiblit les protections symboliques et concrètes déjà fragiles de ces groupes dans un contexte de montée des inégalités et des mouvements anti-droits à l’échelle mondiale. »
« Un ministère dédié signifie un budget propre, des priorités clairement définies, des politiques ciblées et, surtout, une voix au conseil des ministres pour défendre les droits des groupes concernés », martèle-t-elle.
Réduire ces enjeux à de simples sous-portefeuilles, dans un appareil gouvernemental déjà surchargé, reviendrait donc à les rendre invisibles.
Mais ce qui inquiète le plus la militante, c’est le choix même du ministère qui sera désormais responsable de ces dossiers : « Placer les questions de racisme ou d’exclusion sous l’étiquette de “l’identité” revient à les réduire à de simples enjeux culturels ou identitaires, alors qu’il s’agit fondamentalement d’inégalités sociales, économiques et structurelles. Ces enjeux touchent au logement, à l’emploi, à la santé, à la sécurité, à l’éducation – bref, à des droits concrets et à des conditions de vie réelles. »
Pour Mme Chebbi, cette approche risque non seulement d’édulcorer les politiques publiques, mais aussi d’alimenter les tensions autour des débats identitaires, en particulier au Québec.
« Dans un contexte où les discussions sur la laïcité, l’immigration, la francisation et le “vivre ensemble” sont extrêmement polarisées, lier les questions d’équité à des notions “d’identité” complexifie inutilement le débat et détourne l’attention des inégalités systémiques réelles que subissent de nombreux groupes au quotidien. »
Le cas québécois : des efforts d’inclusion réservés uniquement aux immigrants
Au Québec, la question de l’inclusion et de l’intégration est aussi trop souvent abordée sous l’angle étroit de l’immigration, constate Mme Chebbi. C’est en effet le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration qui porte ce dossier, une approche qu’elle juge problématique à plusieurs égards.
« D’abord, cela réduit les enjeux d’égalité à ceux des nouveaux arrivants, comme si les discriminations et les inégalités sociales ne concernaient que les personnes immigrantes. Dans cette logique, l’intégration se résume souvent à un parcours de francisation, présenté comme la clé de l’insertion sociale et professionnelle. »
Mais cette vision est réductrice : « Elle ignore la réalité de milliers de Québécois racisés nés ici, parfaitement francophones, mais qui continuent à se buter à des obstacles systémiques : discrimination à l’embauche, écarts de revenus, surreprésentation dans les statistiques de la pauvreté, profilage racial, etc. »
Par ailleurs, bien que le gouvernement du Québec ait désigné un responsable de la Lutte contre le racisme – en la personne de Christopher Skeete –, son mandat souffre d’importantes limites structurelles, reprend-elle. Ce poste n’est pas soutenu par un budget dédié, ce qui réduit considérablement sa capacité d’action. Pire encore, cette responsabilité est subordonnée à d’autres portefeuilles économiques, ravalant ainsi la lutte contre le racisme à un enjeu secondaire dans le programme gouvernemental.
Et pour la doctorante Michelle Martineau, cette redirection des dossiers de la diversité vers le ministère de l’Identité et de la Culture canadiennes marque un retour à l’universalisme, une vision en vertu de laquelle on ne voit pas les différences, mais qui invisibilise les inégalités. « L’identité canadienne, ça veut dire quoi ? Est-ce qu’on reconnaît encore la pluralité des cultures, des appartenances, des réalités vécues ? Ou est-ce qu’on recompose un récit national lisse, déconnecté des luttes menées depuis des décennies ? »
Elle reprend : « On avait reconnu, du bout des lèvres, l’existence du racisme systémique. Mais là, c’est comme si on disait : l’effet de mode est passé, on recentre. Et on balaie toute cette diversité sous le tapis. »
La crainte des coupes budgétaires
Au-delà des symboles politiques, la doctorante redoute un affaiblissement réel des institutions, particulièrement dans le milieu de l’éducation supérieure, déjà fragilisé par de récentes compressions.
« On assiste à des réductions budgétaires dans les universités et les cégeps, notamment à cause de la baisse des inscriptions d’étudiants étrangers. Cela a des répercussions directes sur le personnel, et certains postes liés à l’EDI risquent tout simplement de disparaître », alerte-t-elle.
« Soit on va les renommer, les reléguer à des rôles moins influents, soit on va tout simplement y mettre fin pour des raisons budgétaires. Et les personnes concernées devront se réorienter. On a l’impression d’arriver à la fin d’un cycle. »
Saffa Chebbi, pour sa part, souligne les conséquences directes de ces reculs sur le terrain communautaire. Elle rappelle que l’Observatoire des inégalités raciales au Québec (OIRQ) a été fondé grâce à un important programme fédéral : le Programme d’action et de la lutte contre le racisme (2019-2022), piloté par Patrimoine Canada.
« L’OIRQ a vu le jour grâce à ces fonds fédéraux. C’était un programme ambitieux, qui a permis à de nombreux organismes d’émerger ou de renforcer leur action. »
Mais aujourd’hui, la militante s’inquiète du désinvestissement des gouvernements fédéral et provincial : « Le Québec n’offre déjà que très peu de possibilités pour soutenir ces enjeux. Alors, si on perd aussi ce soutien au niveau fédéral, c’est tout un écosystème d’organismes qui est mis en péril. Il n’y a tout simplement pas assez de ressources pour maintenir le cap. »
À la suite de l’abolition du ministère de la Diversité, de l’Inclusion et des Personnes en situation de handicap, les organismes pourraient être contraints de se tourner vers des fonds privés, au risque de disparaître.
Quant aux institutions universitaires, elles devront attendre le dépôt du budget fédéral, prévu cet automne, pour connaître les intentions du gouvernement fédéral à leur égard.