L’immigration menace-t-elle la laïcité au Québec ? C’est la question qui était posée ce 4 novembre à l’Ausgang Plaza, où plus de 150 personnes se sont rassemblées pour réfléchir, débattre, résister. Entre conférences, poésie, humour et rap militant, la soirée, organisée dans le cadre du Mois d’action pour la justice migrante, se voulait un acte de résistance face à la « surenchère identitaire qui s’installe au Québec à l’approche des élections provinciales ».
Le récit du quotidien : Mounia Malouf* face à la loi
Les discours, les lois, les chiffres résonnent avec des vies. Celles de femmes musulmanes qui résistent aux contrecoups de la loi 21, à l’image de Mounia Malouf.
Mounia a fait le déplacement depuis la ville de Québec pour assister à cet événement organisé par la Ligue des droits et libertés (LDL) et l’Observatoire pour la justice migrante (OPLJM). Enseignante dans son pays d’origine, elle a dû se réorienter sur le plan professionnel, explique-t-elle, pour parer aux effets de l’application de la loi 21 et, désormais, de la loi 94, qui restreint l’accès des femmes portant le hidjab à certaines professions au Québec. « Je savais que ça s’en venait avec les précédentes lois et celle qui vient d’être votée [la loi 94, ndlr]. Donc, j’ai voulu faire un autre parcours professionnel pour éviter le choc social », explique-t-elle. Après avoir suivi une formation en éducation à l’enfance, Mounia a finalement choisi de travailler au sein d’un organisme plutôt que de poursuivre sa vocation d’enseignante.
Au fond de la salle, adossée au mur, elle écoute attentivement, rumine les critiques formulées par les panélistes et échange avec d’autres femmes engagées qui défendent leurs droits en tant que femmes québécoises. « Ma vie normale, c’est mon hidjab, affirme-t-elle. Je ne renoncerai jamais à cet aspect de moi-même, juste parce que c’est un signe religieux. »
Dans sa vie quotidienne, le constat est encore plus brutal pour Mounia. Insultes, injures et expériences de racisme systémique ponctuent ses déplacements, confie-t-elle – et elle n’est pas la seule à subir tout cela. Elle souligne que son entourage, majoritairement composé de femmes musulmanes portant le hidjab, fait face à une montée de la haine qui s’exprime autant dans les regards que dans les actes.
Une soirée née d’une urgence démocratique
La salle, où plus de 150 personnes se pressent, est comble. Les chaises sont serrées, et l’air est un peu lourd après quatre heures de discussions. Tout au long de la soirée, panels d’experts et performances artistiques se succèdent. Dans l’auditoire, on se reconnaît, on s’écoute, on rit parfois, on applaudit souvent.
Il y a des étudiants, des militantes, des chercheurs, mais aussi des figures connues du milieu progressiste, comme le député Haroun Bouazzi et le rappeur Webster. L’ambiance est à la fois studieuse et fraternelle, portée par un sentiment partagé : celui de vouloir résister à la peur.
Avant de passer la parole aux panélistes, la coordonnatrice de la LDL, Laurence Guénette, plante le décor : celui d’un Québec traversé par une « islamophobie galopante » et une série de lois adoptées « au nom d’une laïcité dommageable aux droits et libertés ». Elle rappelle que la LDL et l’OPLJM se sont mobilisés ensemble contre les projets de loi C-2 et C-12 à Ottawa, mais aussi contre le projet de loi 94, récemment adopté à Québec, qui interdit notamment le port de signes religieux pour certaines travailleuses du réseau de l’éducation.
« Il faut le dire clairement : ce sont des vies qui sont en jeu. Les discriminations, ce ne sont pas que des débats abstraits », déclare Mme Guénette. Dans la salle, un silence tombe lorsqu’elle évoque la mort récente de Shandi Cook, jeune femme autochtone décédée au Manitoba après s’être vu refuser des soins.
La loi 21, une ligne de fracture
La lumière se tamise. Sur l’écran, une vidéo pose la question qui sera le fil conducteur de la soirée : « L’immigration menace-t-elle vraiment la laïcité ? »
En quelques minutes, les voix de l’autrice Kev Lambert, du professeur de droit Louis-Philippe Lampron et de la militante Amel Zaazaa décortiquent, avec un humour acéré, les logiques politiques derrière la multiplication des projets de loi sur la laïcité et les réactions obsessionnelles sur le thème du hidjab. « S’il fallait boucher un nid-de-poule chaque fois qu’on parle du voile islamique, le Québec aurait des maudites belles routes ! » entend-on. Dans la salle, quelques rires discrets fusent.
Une autre voix conclut : « À force de chercher un bouc émissaire, est-ce que l’État n’est pas en train de crucifier sa laïcité ? »
Laïcité, héritages et dérives identitaires
Sur scène, le juriste Pierre Bossé rappelle d’emblée que la laïcité, dans son sens premier, concerne l’État et ses institutions, et non les individus. Selon lui, le Québec confond sécularisation et laïcité, et cette confusion légitime des dérives politiques. La loi 21 n’est pas une loi sur la laïcité, soutient M. Bossé, « c’est une loi qui interdit le port de signes religieux à certaines catégories d’agents de l’État, [...] surtout les enseignantes ».
L’intervenant critiquera aussi la loi 94, qui étend aux élèves l’obligation d’avoir le visage découvert à l’école. Il s’agit, dira-t-il, d’un « détournement préoccupant de la notion même de laïcité, puisque c’est comme si les élèves devaient être laïcs, alors qu’en réalité, ce qui doit être laïc, c’est l’État ». Enfin, conclut-il, le débat se joue plutôt dans le recours aux clauses dérogatoires. Ce dispositif, explique-t-il, crée « un précédent dangereux, car il autorise à violer l’égalité hommes-femmes sous couvert de neutralité ».
L’historien et membre de la LDL Paul-Étienne Rainville repositionne le débat dans une trame longue : celle d’un Québec « où la culture catholique a longtemps servi de pilier au projet colonial ».
Selon lui, « la laïcité qu’on présente comme une valeur québécoise est une aberration historique ». Il rappelle que les lois liberticides visant certaines minorités religieuses « existaient déjà dans les années Duplessis », et que le virage identitaire amorcé depuis les années 2000 « s’inscrit dans la continuité du nationalisme de survivance ».
Pour M. Rainville, la loi 21 et les discours sur les « valeurs québécoises » traduisent un glissement : « On est passé de cette idée de laïcité qui permettrait de garantir les libertés fondamentales des individus à cette idée de laïcisme, qui, en fait, désirait limiter l’exercice des libertés fondamentales de certains groupes, et en particulier des personnes de confession musulmane. »
Des lois qui sont des « outils politiques de contrôle »
Pour la juriste Dania Suliman, les débats sur la laïcité et les « accommodements raisonnables » au Québec sont souvent biaisés. Elle rappelle qu’en pratique, ce sont surtout des personnes issues de la majorité chrétienne qui bénéficient de congés ou d’exemptions liés à leur religion (Noël ou Pâques, par exemple, font déjà partie du calendrier officiel). Les minorités, elles, doivent demander des « accommodements » pour célébrer leurs fêtes, ce qui les place d’emblée dans une position d’exception. Exception à laquelle la loi 94 vient de fermer la porte en interdisant, notamment, la viande halal dans les établissements scolaires ou les congés durant les fêtes religieuses comme l’Aïd musulman ou le Nouvel An chinois, cite-t-elle. Elle invite plutôt à parler d’« égalité réelle » : offrir à chacun la même reconnaissance, quelle que soit sa croyance.
De son côté, la professeure Leïla Benhadjoudja replace le débat sur la laïcité dans un contexte plus large. Selon elle, la manière dont le Québec s’inspire du modèle français perpétue une vision coloniale du monde : celle qui associe la religion majoritaire au progrès, et les autres traditions à la différence ou au soupçon. Pour elle, la laïcité devient ainsi un outil politique servant à contrôler les minorités racisées, surtout les femmes musulmanes.
« Morts sociales » et résistances
Dans une intervention vibrante, la chercheuse et professeure Zeinab Diab, forcée de quitter le Québec en raison de la loi 21, a qualifié celle-ci « d’instrument de contrôle racial et sexiste, dissimulé sous le vernis de la laïcité ». S’appuyant sur sa thèse ainsi que sur 21 entretiens avec des femmes musulmanes du Québec menées dans le cadre de ses recherches, elle met en exergue les « morts sociales » qu’engendre cette loi : perte d’emploi, peur, invisibilisation, etc. Mais derrière la douleur, Mme Diab voit émerger une résistance : ces femmes transforment leur hijab et leur parole en actes politiques de survie et de dignité. « Écoutez-nous, on n’a pas besoin d’être sauvées. On sait ce qu’on veut. », déclare-t-elle.
Pour Mme Diab, la laïcité « n’est pas neutre » lorsqu’elle entraîne l’exclusion des femmes voilées du marché du travail. Elle évoque « la violence symbolique » d’une société qui prétend protéger les femmes, tout en les écartant des espaces publics.
« L’immigration a le dos large »
La directrice de l’Observatoire, Amel Zaazaa, rappelle combien la question de la laïcité est instrumentalisée pour construire « la figure de l’immigrant comme menace ».
Elle rappelle que les travailleurs migrants temporaires, étudiants internationaux ou demandeurs d’asile contribuent à l’économie et au financement du système social, tout en étant largement exclus. « L’immigration a le dos large, constate-t-elle. C’est presque le couteau suisse du gouvernement : à chaque échec, on brandit l’immigration. »
Pour elle, la rhétorique gouvernementale transforme l’immigration en bouc émissaire. « Pendant la pandémie, on célébrait les travailleurs essentiels. Aujourd’hui, on les accuse de nuire à l’accès aux soins ou au logement. C’est profondément hypocrite », affirme-t-elle.
Une riposte qui s’organise
Malgré les attaques, la société civile n’a pas dit son dernier mot. « On forme un large front : syndicats, organismes communautaires, ONG, artistes… » énumère Amel Zaazaa. Malgré « le gel des financements communautaires et les projets de loi qui affaiblissent les syndicats » – visant à « réduire notre pouvoir d’agir » –, un élan d’unité semble émerger, affirme la directrice de l’Observatoire. « Il y a 10 ans, des revendications comme un statut pour toutes et tous divisaient. Aujourd’hui, on se retrouve dans les mêmes luttes. On n’a plus le choix », dit-elle. Pour elle, ce genre de soirée est essentiel : « C’est dans ces espaces qu’on reconstruit le contre-pouvoir. Là où la parole circule, là où les alliances se font. »
La solidarité contre la haine
Abordant le même thème, des performances artistiques prolongent la soirée. Sur scène, la poétesse Marilou Craft livre un texte sur la dignité et la mémoire. Les humoristes Emna Achour et Coralie LaPerrière bousculent les clichés par le rire. Puis, le rappeur Webster clôt la soirée avec un morceau inédit : Résistance, dédié à la Palestine. La foule scande le refrain à l’unisson.
Quand, vers la fin, une animatrice interrompt le programme pour annoncer l’élection à la mairie de New York du jeune socialiste, fils d’immigrant, Zohran Mamdani, une clameur secoue la salle. Comme un clin d’œil au monde qu’on voudrait voir ici aussi : plus juste, plus ouvert, plus confiant.
Les participants se dispersent lentement. On échange des coordonnées, des promesses d’actions communes. Mounia, elle, repart de Montréal avec un sourire discret. « Oui, il y a de la haine, reconnaît-elle. Mais il y a aussi des solidarités. Et ça, on ne le dit pas assez. »
*Le nom a été changé pour protéger l’identité de la personne, qui a requis l’anonymat de peur de représailles.
.jpg)
.jpg)
