« Je suis d’origine martiniquaise, la musique a toujours fait partie de ma culture. C’était plus le zouk et la variété française à la maison, donc rien à voir avec la musique classique ! », explique Allison Migeon, cofondatrice de l’Ensemble Obiora, à propos de son enfance. Sa première découverte de la musique classique s’est faite à travers le ballet. Plus tard, une fois adulte, elle a eu envie d'oeuvrer dans ce domaine, en devenant administratrice culturelle.
Allison s’est installée à Montréal il y a presque sept ans. « Une fois sur place, je me suis dit : Oh ! No way que je reparte en France ! », s'exclame t-elle en riant. Là-bas, elle a étudié dans une école spécialisée en arts de la scène, avant de travailler pour différents orchestres, ensembles, festivals, sociétés de production. L’administratrice culturelle regrette que ces écoles ne soient pas accessibles, vu le coût et les exigences pour y entrer. « J’ai vraiment eu du mal à trouver ma place, dit-elle à propos du milieu professionnel français. À Montréal, elle a su créer la sienne, et contribue à promouvoir celles des autres avec Obiora, un ensemble de musique classique qu’elle a cofondé en 2021 avec son conjoint, le contrebassiste Brandyn Lewis.
L’union fait la force
Obiora est composé de musiciens professionnels issus pour la plupart de la diversité culturelle. Son objectif : promouvoir et accroître la représentation de différents milieux culturels dans la musique classique.
L’idée d’un tel projet prend forme en 2020, en pleine pandémie. « Comme beaucoup de personnes, ça a été un moment de pause et de remise en question », se souvient Allison. Beaucoup de politiques d’équité, de diversité et d’inclusions se mettent en place à ce moment-là, dans un contexte exacerbé par la mort de Georges Floyd. « Les gens commençaient à se poser des questions. On s’est aussi posé ces mêmes questions : quelle est la place de la représentation des personnes de différentes origines en musique classique ? ».

Son conjoint Brandyn Lewis, directeur artistique d’Obiora et contrebassiste pour l’Orchestre symphonique de Montréal, l’Orchestre du Centre national des arts à Ottawa ou l’Orchestre symphonique de Québec, a souvent été le seul musicien noir dans ces institutions. « On s’est vraiment posé la question : comment ça se fait ? », se remémore Allison.
Tanya Charles, violoniste noire basée à Toronto, vivait la même situation et partageait les mêmes réflexions. « Quand on lui a parlé de notre projet, elle a tout de suite été partante », raconte Allison. Rapidement, le projet prend forme, porté par l’enthousiasme de musiciens qui souhaitent y contribuer. « Tout de suite, ça a pris un élan assez incroyable. Tout le monde était hyper content de faire partie de l’aventure. C’est comme ça que ça s’est créé. »
Au début, l’idée est de se regrouper entre amis et personnes qui ont les mêmes intérêts. « On s’est rendu compte que ça répondait à un vrai besoin, aussi bien au niveau des artistes qu’au niveau du public. ».
Pas moins de 200 personnes assistent au premier concert d’Obiora, en août 2021. « Sur quatre œuvres présentées à ce concert-là, il y avait trois œuvres de compositeurs afrodescendants dont personne n’avait jamais entendu parler. Et ça n’a pas du tout dissuadé les gens de venir. »
Démocratiser la musique classique
Obiora est aujourd’hui un organisme à but non lucratif et organisme de charité enregistré. « On voulait faire des concerts, mais on voulait aussi avoir un impact auprès de la communauté », explique Allison.
Les fondateurs d’Obiara veulent rendre la musique classique accessible à tous, que tout le monde s’y sente accueilli. « Malheureusement, il y a encore trop de préjugés par rapport à ce milieu. On a l’impression que c’est encore trop élitiste », déplore la directrice générale. L’organisme offre donc des ateliers de musique dédiés aux enfants et aux adultes « pour les personnes, d’une manière générale, qui ne vont pas aux concerts, ou ne connaissent pas la musique classique ». « On s’est rendu compte qu’il y a un vrai besoin, une vraie demande ».
Le public, plus familier avec le milieu de la musique classique, s’étonne devant la diversité de l'auditoire d’origines culturelles, d’âges, et de catégories socioprofessionnelles. « On a vraiment un public très différent de ce qu’on voit habituellement dans une salle de concert. Et c’était ça notre but », se réjouit Allison.
L’an dernier, lors du premier concert de saison, Obiara a mis en œuvre un concerto pour violon de Florence Price (1887-1953). Cette femme est la première compositrice symphonique afro-américaine, son héritage compte plus de 300 œuvres. Tanya Charles, premier violon de l’ensemble, y était soliste. « Il y avait des personnes qui pleuraient dans la salle ! », raconte Allison. « Plusieurs femmes noires sont venues nous voir et nous on dit : « C’est la première fois qu’on voit une femme noire mise de l’avant comme ça, avec un orchestre », raconte Allison.
La directrice générale croit à la force de la représentation. « Les gens nous disent : je faisais de la musique quand j’étais jeune, mais comme personne ne me ressemblait, je ne me voyais même pas continuer. Je n’ai jamais pensé à devenir musicien professionnel ».

Montrer l’exemple
Allison Migeon souhaite faire comprendre aux parents que des débouchés professionnels sont possibles. « Pour [les parents], faire de la musique, ce n’est pas une carrière potentielle », déplore-elle. Elle se souvient de ce jeune contrebassiste noir qui, après avoir vu Brandyn jouer sur scène, lui a lancé : « Je fais de la contrebasse, et puis un jour je vais jouer avec Obiora ! ».
Obiora n’a pas l’ambition de devenir un orchestre symphonique et souhaite conserver sa mission communautaire. « Dans notre approche, on se rend disponible après les concerts ». C’est le mot d’ordre pour les musiciens, de prendre le temps d’aller à la rencontre du public. « Parce que les gens ont besoin (...) de communiquer, d’exprimer leurs émotions ».
L’absence de diversité dans le milieu est tellement flagrante que les musiciens professionnels eux-mêmes en viennent à croire qu’il n’y a simplement pas d'autres musiciens racisés, explique Alison. « Mais c’est faux », précise-t-elle. Qu’est-ce qui justifie une telle absence ? Plusieurs barrières, notamment économiques, se dressent devant les jeunes issus de diverses communautés culturelles. « À force d’y réfléchir, on se rend compte qu’il y a aussi un problème d'accès à la musique, ça devrait être gratuit et accessible pour tout le monde, et ce n’est vraiment pas le cas. Ça reste quand même une discipline qui coûte cher : il faut prendre des cours, acheter ou louer un instrument. Ça demande beaucoup de discipline, beaucoup de temps. »
Obiora essaie donc de changer la donne. Au titre de projet pilote, l’organisation a mis sur pied un programme d'apprentissage du violon dans une école publique de Saint-Michel, d’une durée de vingt semaines. Chaque semaine, des professeurs donnent des cours de violon aux enfants, et chaque élève a son instrument.
Les cours viennent de prendre fin et le projet n’a pas pu subvenir à la demande. « On avait quarante places dans notre programme et il y avait plus de cent élèves qui voulaient s’inscrire », précise Allison. « Les [adultes] ont des préjugés, pensent que ça ne va pas intéresser [les enfants]. Mais non, quand on leur donne accès, il y a de l’intérêt. »
Il n’est pas rare que des enfants n’aient aucune éducation musicale à l’école, ou à la maison, note Allison. « Le but n’est pas forcément d’en faire des musiciens professionnels, mais de donner une petite étincelle, pour qu’ils découvrent quelque chose de nouveau », explique-t-elle.
Par la suite, si un enfant a envie de poursuivre l'apprentissage d’un instrument, il y a la possibilité de se diriger vers une école secondaire avec un programme musical. « C’est essentiel de se dire que ça leur ouvre un univers, une porte supplémentaire. »
Décloisonner la musique classique
La directrice d’Obiora pense qu’une telle initiative de l’autre côté de l'Atlantique aurait comporté un autre lot de défis. « Pour être “bien intégré” dans la société française, il faut que tu t’y assimiles. Le projet d’Obiora y serait considéré comme du communautarisme », estime-t-elle. Elle donne l’exemple de Zahia Ziouani, une cheffe française d’origine algérienne. « Elle a créé son orchestre. C’est une jeune femme d’origine magrébine qui a grandi en banlieue parisienne dans les années 80 », explique-elle. « Elle a subi à la fois de la misogynie et du racisme dans son parcours. Mais quand je vois comment les médias français parlent d’elle, bien souvent, ils mettent en avant le fait que ce soit une femme. On ne va jamais mentionner ses origines et le fait qu’elle ait grandi en banlieue. »
Un tout autre son de métronome résonne aux États-Unis. Allison Migeon a pris part au SphinxConnect, un sommet pour la diversité et l’inclusion en musique classique, à Détroit, en janvier dernier. Sur place, l’inquiétude était palpable, notamment concernant l’annulation des initiatives en matière de diversité imposées par l’administration Trump. « Le sentiment général est qu’il faut trouver des stratégies pour continuer le travail, quitte à adapter le langage et les appellations pour contourner les résistances », note Allison.
Sur les 2200 personnes présentes sur place, Allison y a vu peu d’institutions canadiennes, et aucune du Québec, alors que les grands orchestres et écoles américaines comme Berklee College of Music et Juilliard étaient présents. « J’ai remarqué que beaucoup de personnes blanches des États-Unis viennent à ce type d’événement parce qu’ils ont envie de comprendre quelles sont les problématiques, comment se sentent leurs collègues, comment se sentent les personnes qu’ils invitent. Et je n’ai pas l’impression qu’on en est encore là au Canada. »
Il faut dire qu’aux États-Unis, la musique est plus accessible. Un nombre incalculable de musiciens professionnels sont issus d’écoles et de programmes publics de musique. « Il y a des programmes spécifiques, des fondations dédiées qui les financent. Des opportunités qui n’existent tout simplement pas au Canada », affirme la directrice générale de l’ensemble. Obiora s’est particulièrement inspiré de Chineke ! Orchestra, à Londres, qui promeut les parcours professionnels de musiciens de différentes origines. « Qu’est-ce qui se passe au Canada ? Est-ce que ça existe ? Comment ça se fait qu’un pays comme le Canada soit à ce point en retard ? ».
Elle relève tout de même les efforts de grandes institutions québécoises en matière de diversité. « Un chef comme Rafael Payare, je pense, a vraiment donné un souffle nouveau en termes de programmation. Pareil pour l’Orchestre Métropolitain avec Yannick Nézet-Séguin. C’est quelqu’un qui a toujours montré son intérêt envers la diversité, qui essaie vraiment de créer des ponts. »
Elle applaudit aussi le programme El Sistema de l'Orchestre Symphonique de Montréal, qui vient d’être mis en place et offre à 600 élèves l’opportunité de jouer dans un orchestre pour jeunes. « Je trouve que ce type d’initiative doit se poursuivre. C’est vraiment ce qui peut faire la différence, permettre à ces jeunes de continuer à apprendre leur instrument, faire des études, puis se retrouver en position de passer une audition et peut-être intégrer des orchestres », explique-t-elle.
Car il est bien là, le problème. Ce n’est pas que les orchestre résistent à diversifier leur personnel, c’est qu’il faut que les musiciens auditionnent, explique Allison. À ce stade, très peu d’entre eux sont issus de la diversité. « Si, sur cinquante personnes qui viennent auditionner on a une personne noire, une personne latino, une personne sud-asiatique et que ces trois-là ne passent pas le premier tour, forcément, à la fin, il ne va rester que des personnes blanches. »
C’est précisément pour cette raison que les critères d’audition d’Obiora diffèrent. « On va privilégier les personnes qui sont issues de la diversité culturelle, parce qu’on sait qu’elles ont moins d’opportunités », déclare Mme Migeon. Il ne s’agit pas du tout d’abaisser les critères d’excellence, Obiara reste un groupe de musiciens professionnels. « On ne peut pas prendre tout le monde. Aussi, on ne va pas se mentir, on est face à des préjugés vis-à-vis des personnes de la diversité qui ne sont pas considérées comme professionnelles », déplore-t-elle.

Changer le discours autour de la musique classique
Obiora se produit dans des lieux très différents. L'automne dernier, le groupe a présenté une série de cinq concerts dans des CHSLD, avec au programme des compositeurs et des compositrices afrodescendantes. Pour le groupe, ce n’est que routine, mais pour l’auditoire, ça l’est beaucoup moins.
Les commentaires positifs ont fusé. « Des dames venaient nous voir, et s'exclamaient : “Oh, je ne connaissais pas du tout ces compositeurs et compositrices, c’est incroyable ! C’est tellement bien, c’est tellement beau ! Vous nous avez fait passer un beau moment…” Bien, c’est ça qu’on veut ! », affirme Allison.
Obiora mise aussi sur l’accessibilité. « On a choisi de faire des tarifs extrêmement bas, comparés à ce qui se fait habituellement. La plupart des gens aujourd’hui, surtout avec l’inflation et tout ça, ne peuvent pas mettre 85$ par personne pour aller voir un concert ».
Pour établir le prix des concerts, Mme Migeon a sondé des amis, jeunes et étudiants qui ne sont pas dans le secteur de la musique classique. « On leur a dit : toi qui n’écoutes pas de musique classique de manière générale, combien d’argent tu mettrais pour voir notre concert, ou tout autre concert ? ». Ainsi, les billets pour le concert coûtent 30$, et 20$ pour les étudiants. Pour les enfants, c’est gratuit. « On s’est dit : ça sert à quoi que les parents viennent s’ils n’amènent pas leurs enfants ? ! ».
Obiora établit également des partenariats avec des organismes pour leur offrir des billets de faveur, par exemple des organismes de nouveaux immigrants ou qui aident des femmes dans des centres d’hébergement. « On ne donne pas de billets pour remplir notre salle. On donne des billets parce que pour nous, ça fait du sens d’accueillir ces personnes-là qui, bien souvent, se retrouvent dans des situations où elles n’ont pas d’argent, pas de contact, pas de réseau. »
L’initiative vit aussi grâce à des subventions gouvernementales et des dons. Alors que les coupes budgétaires sévissent dans le milieu culturel, le milieu de la musique n'est pas épargné. L'Orchestre Métropolitain a dû annuler des représentations et plusieurs autres ont dû annuler des concerts ou réduire leur saison. Obiora ne fait pas exception. « L’année passée, on avait quatre grands concerts et on a choisi d’en faire deux ». Les moyens manquent tout autant pour les personnes marginalisées. « Les gens pensent : « Ah, mais la diversité, c’est tellement facile pour vous, vous n’avez qu’à sonner, tout le monde vous donne de l’argent ! « C’est tellement facile pour vous, parce que vous remplissez les cases ! ». Et non ! Tellement pas ! »
Obiora vise à présenter des pièces qui n’ont jamais été jouées au Québec, voire au Canada. Le dernier concert de saison s’est tenu ce dimanche 11 mai, à la salle Pierre-Mercure du centre Pierre-Péladeau. Il a mis en scène Jaelem Bhate, chef de l’Orchestre de l’Île du Prince Édouard, et accueilli le pianiste John Kofi Dapaah, canadien d’origine ghanéenne, qui a joué le concerto en un mouvement de Florence Price. Au programme également, le quartet à vent de Ted Runcie, un compositeur canadien d’origine jamaïcaine, une pièce du compositeur contemporain québécois d’origine indienne Gabriel Dharmoo, et une pièce de Fela Sowande, un compositeur nigérian, avec une musique intitulée African Suite. « Je suis tombée en amour avec cette pièce quand je l’ai entendue à la radio à CBC ».