Depuis la fin de 2024, les services destinés aux personnes en situation de handicap ont subi plusieurs coupes budgétaires au Québec. Transport adapté, logement accessible, aide à domicile – les reculs sont nombreux. Mais c’est une décision fédérale qui a provoqué le choc le plus fort : la disparition, sans annonce officielle, du ministère de la Diversité, de l’Inclusion et des Personnes en situation de handicap, six ans à peine après sa création en 2019. Pour les 23 % de Canadiens qui vivent avec un handicap, cette suppression dépasse la simple réorganisation administrative. « C’est une reconnaissance symbolique qui s’effondre », résume Lila H. Ratsifa, directrice générale de l’Association multiethnique pour l’intégration des personnes handicapées (AMEIPH). Quelle place accorde-t-on, concrètement, à ces citoyens ? Et surtout, quelles seront les conséquences d’une telle décision sur leur quotidien déjà semé d’embûches ? Nous sommes allés à la rencontre de ceux qui vivent cette réalité au jour le jour. Reportage.
Montréal, le mercredi 21 mai. Une semaine après la présentation du nouveau cabinet ministériel, rue Saint-Laurent, une porte rouge s’ouvre sur un immeuble discret. À l’intérieur, au dernier étage, nous retrouvons Lila Ratsifa, accompagnée de Martha Twibanire, qui est une membre active de l’association. Sourire franc, Martha arbore une veste bleu vif et des cheveux ginger coiffés en afro. La polio l’a privée de l’usage de ses jambes à l’âge de 10 ans. En 1999, elle a fui le Rwanda, après avoir perdu son mari et un de ses enfants dans le génocide. Elle vit aujourd’hui à Montréal, se déplace en fauteuil roulant et travaille comme conseillère bancaire.
« Je viens d’apprendre que le ministère qui nous représentait a disparu. Ça veut dire quoi ? Qu’on est de trop ? Qu’on dérange ? » Elle marque une pause, puis ajoute : « Je paie mes impôts. Je contribue. Comme conseillère de banque, j’ai aidé des dizaines de personnes à accéder à la propriété. Et pourtant, on cherche à me faire disparaître. Comme si je ne comptais pas. »
Pour elle, la disparition du ministère de la Diversité, de l’Inclusion et des Personnes en situation de handicap est un signal inquiétant : « On nous considère comme un fardeau, pas comme des citoyens à part entière. On ne voit pas notre valeur », laisse-t-elle tomber.
Lila le confirme. « On a regardé la composition du nouveau cabinet. On est content de voir la parité hommes-femmes, de voir des personnes racisées… c’est bien. Mais pas une seule personne n’est en situation de handicap. »
« On espère que la suppression de ce ministère est uniquement attribuable au fait qu’ils ont compris combien le handicap relève de plusieurs ministères : santé, logement, transport, immigration… Mais nous avons aussi peur que, si personne ne défend une vision globale, ça se dilue. Et ce qui se dilue, se perd. »
Dans l’entrée, Emmanuel Mupesse apparaît. Manteau bleu, lunettes sombres, casquette marine. À 72 ans, ce retraité d’origine congolaise vit avec une déficience visuelle. Il s’assied doucement et s’exprime de manière posée : « Moi aussi, j’ai travaillé toute ma vie. Je suis venu avec mes diplômes, mon permis, mes papiers. J’ai respecté les règles. Le Canada m’a accueilli, oui, mais ça veut dire qu’il doit aussi m’accommoder. Même si je suis handicapé. »
Il soupire. « Je me suis dit : votons libéral, ça ira mieux. Mais là, je suis perdu. »
« Peut-être que Mark Carney ne connaît tout simplement personne en situation de handicap », lâche Martha en esquissant un rire.
« Depuis mon arrivée au Canada, il y a 25 ans, on a eu des avancées, c’est vrai, reprend-elle plus sérieusement. Le transport adapté, par exemple. Mais ce sont des choses qu’on a arrachées. Rien ne nous a été offert. Chaque petit progrès, il faut se battre pour l’avoir. Et souvent, on doit se battre encore pour ne pas le perdre. »
La disparition du ministère est interprétée comme un désaveu. Même si la gestion des services pour les personnes en situation de handicap dépend en grande partie du provincial, cette décision du fédéral a une portée symbolique qui est fort lourde. « On se sent effacés. Comme si on était des bons à rien », murmure Emmanuel.
Les récits des problèmes auxquels ils sont déjà confrontés au quotidien se succèdent : les regards méprisants, les refus de logement, l’inaccessibilité des lieux publics ou des logements : « Il y a des jeunes adultes handicapés qui sont placés dans des résidences pour aînés, faute de logements adaptés ! s’exclame Martha en fronçant les sourcils. À 24 ans, tu devrais inviter des amis chez toi, écouter de la musique, vivre ta jeunesse. Pas te retrouver à vivre avec une personne de 85 ans…»
« Beaucoup de personnes ont voté pour les libéraux en pensant que ce ministère allait rester, mais finalement, il a disparu »
Maude Massicotte, cofondatrice de DéfPhys Sans Limite, un organisme qui défend les droits des jeunes adultes handicapés âgés de 18 à 30 ans, partage le même avis. Elle apparaît à l’écran. Cheveux lâchés et sourire discret. Maude a 33 ans et vit elle-même avec un handicap – une paralysie du visage – et se déplace en fauteuil roulant.
« Je suis allée à Québec le 14 mai pour manifester, commence-t-elle. C’était la journée de consultation, avec les ministres de la Santé et des Aînés, sur le nouveau plan de services à domicile. Mais ils ont parlé exclusivement des personnes âgées. Rien sur les personnes en situation de handicap. On a l’impression que, pour avoir un minimum de services, il faut vieillir… »
Elle poursuit : « Il y a des personnes en situation de handicap qui n’ont droit qu’à un ou deux bains par semaine. Sinon, c’est débarbouillette. Et si tu vis avec ton chum ou avec un membre de ta famille ? On te coupe ton aide au ménage, à la préparation des repas... Tu deviens dépendant de la personne qui habite avec toi. »
Mais le coup le plus dur, pour elle, est la suppression du ministère fédéral responsable des personnes en situation de handicap.
« C’est comme si on disparaissait une deuxième fois, reprend-elle. Déjà qu’on ne nous voit pas beaucoup. Là, ils enlèvent carrément le seul espace politique qui nous était dédié. » Du même souffle, elle poursuit : « On est en colère ! Quand Trudeau est parti, le ministère a disparu. On a voulu croire que c’était temporaire. On espérait qu’avec la formation du nouveau cabinet, on retrouverait cette représentation. Mais non. Rien. Beaucoup de personnes ont voté pour les libéraux en pensant que ce ministère allait rester, mais finalement, il a disparu. »
Le sentiment d’être invisible est pesant, partage Maude. Et selon elle, lorsqu’aucune personne en situation de handicap ne siège autour de la table, les politiques ne reflètent pas la totalité de la réalité des citoyens canadiens.
« Ça prend une personne en situation de handicap dans le gouvernement pour comprendre notre réalité »
Elle se souvient de l'influence qu’avait eue la ministre précédente, Carla Qualtrough, elle-même en situation de handicap, qui avait défendu la Prestation canadienne pour les personnes handicapées, une allocation mensuelle de 200 $ destinée à celles et à ceux qui vivent sous le seuil de pauvreté.
« On dirait que ça prend une personne en situation de handicap dans le gouvernement pour comprendre notre réalité, dit-elle en levant les mains. Elle savait de quoi elle parlait. Elle s’est battue pour cette prestation. Mais là, il n’y a plus de ministère et il n’y a aucun ministre en situation de handicap ; donc, on se demande : s’il n’y a personne comme nous dans le cabinet, qui va se battre à notre place ? »
Maude exprime une crainte partagée par les membres de son organisme : la peur que la disparition du ministère entraîne d’autres reculs et que les quelques acquis obtenus de haute lutte ne soient désormais en sursis.
« Au Québec, ils ont déjà commencé à couper dans l’adaptation à domicile. Il s’agit de milliers de dollars que des gens doivent maintenant sortir de leur poche pour rendre leur logement accessible. »
Elle conclut d’un ton sec : « On nous donne 200 $, mais on coupe partout ailleurs. C’est une illusion de filet social. »
Des intérêts économiques au détriment des personnes en situation de handicap ?
Pour Normand Boucher, sociologue et politologue expert des politiques liées au phénomène du handicap, cette suppression du ministère révèle les nouveaux intérêts du pays dans le contexte de la guerre commerciale avec les États-Unis. « La priorité, c’est l’économie, puis de donner une nouvelle identité aux Canadiens », explique-t-il en faisant allusion au nouveau ministère de l’Identité canadienne et de la Société.
Ce recentrage économique se reflète dans le langage même des décideurs, ajoute-t-il. « Lorsqu’on parle de handicap, c’est toujours dans une perspective de coûts. Le handicap est vu comme un problème pour l’économie, comme un poids. » Pour lui, cette vision est dangereuse, car elle réduit les citoyens à leur productivité économique potentielle, marginalisant d’autant plus ceux qui n’entrent pas dans ce moule.
L’expert souligne en outre que cette logique de remaniement est portée par une équipe gouvernementale renouvelée, mais orientée vers une gouvernance technocratique. « L’actuel premier ministre a clairement voulu se distinguer du précédent. Il a nommé une dizaine de nouveaux ministres qui n’étaient pas là sous Trudeau. Ce sont des gens qui n’ont pas forcément été portés par des combats politiques, mais par une vision plus gestionnaire de l’État. »
Résultat ? Les enjeux sociaux passent à l’arrière-plan, notamment ceux qui touchent les personnes en situation de handicap. « Ce ministère était un symbole. Sa disparition envoie un message : ce ne sont plus des enjeux de premier plan. »
Mais pour le sociologue, ce n’est pas qu’une question symbolique, il s’agit d’un recul très concret, en particulier parce que la gouvernance canadienne repose sur un partage complexe des responsabilités entre le fédéral et les provinces. « Le gouvernement fédéral ne donne pas de services. Il transfère des fonds aux provinces, qui les utilisent comme elles veulent. Résultat : les inégalités territoriales sont énormes. Vivre à Vancouver ou à Winnipeg, ce n’est pas du tout la même expérience quand on est en fauteuil roulant. »
« Au Québec, un fauteuil roulant, c’est un bien collectif, reprend-il. Il est financé par les impôts. En Ontario, c’est 50 % à la charge de la personne. On est loin d’un modèle équitable. »
Et ce recul s’accompagne d’un retour à la logique caritative : « On fait de plus en plus appel à la charité, aux fondations privées. Le handicap est une responsabilité collective. Là, on revient à l’idée que c’est à l’individu de gérer son handicap, avec ses moyens. »
Or, pour l’expert, cette fragilité des droits des personnes en situation de handicap est lourde de conséquences. « Ça nous rappelle que rien n’est jamais définitivement acquis, et ce, pour tous les groupes marginalisés. Il y a ce sentiment de fragilité. Les droits ne sont jamais garantis. Le contexte peut changer très vite. Ce qu’on voit aux États-Unis ou en Europe le prouve, d’ailleurs. »
Contacté par La Converse, le cabinet du premier ministre répond que « le travail visant à soutenir les Canadiens et les Canadiennes qui vivent avec un handicap et à promouvoir la diversité se poursuit au sein des ministères concernés, tant au sein du gouvernement que sur le plan politique ». Alors que le ministère de la Diversité, de l’Inclusion et des Personnes handicapées a été dissous, deux ministres assument désormais ces responsabilités.
Patty Hajdu, ministre de l’Emploi et des Familles, sera responsable des dossiers liés au handicap, notamment de la réforme du Crédit d’impôt pour personnes handicapées et de l’élaboration d’un cadre de justice pour ces derniers. De son côté, le ministre Steven Guilbeault prendra en charge les initiatives en matière de diversité, y compris la pérennisation du financement du Fonds de développement des capacités communautaires 2SLGBTQI+.
Aucune explication n’a toutefois été donnée sur la suppression formelle du ministère ou l’absence d’annonce publique à ce sujet.
Lila H. Ratsifa, directrice générale de l’AMEIPH, nous assure que l’organisme et ses partenaires s’organisent pour préparer un communiqué qui sera envoyé au gouvernement. Leur désir est que chaque ministère comporte un service destiné aux personnes en situation de handicap. « C’est aussi notre rôle, en tant qu’organisme, de clamer haut et fort l’importance d’avoir dans les différents ministères ces structures responsables des personnes en situation de handicap », conclut-elle.