« Ce n’est pas une anomalie » – Réactions suspectes sur une publication du ministre de l’Immigration
Jean-François Roberge, ministre de l’Immigration. Crédit photo : montage La Converse
20/11/2025

« Ce n’est pas une anomalie » – Réactions suspectes sur une publication du ministre de l’Immigration

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La plus récente publication Facebook du ministre de l’Immigration du Québec, Jean-François Roberge, a généré un volume inhabituel d’interactions : plusieurs milliers de réactions, dont une proportion significative provient de comptes localisés aux Philippines, au Pakistan, en Indonésie et dans d’autres pays n’ayant pas de lien évident avec le Québec.

Plusieurs de ces profils semblent en outre douteux – photos génériques, absence d’activité ou profils nouvellement créés –, ce qui soulève des questions à propos de la possible existence de faux comptes et de bots ainsi que le recours à des tactiques d’amplification artificielle.

Cette vague d’engagement survient alors que la réforme proposée par le ministre, visant la transition du Programme de l’expérience québécoise (PEQ) vers le Programme de sélection des travailleurs qualifiés (PSTQ), fait l’objet de vives critiques depuis son annonce. Cette réforme est fortement contestée par plusieurs groupes concernés et mal accueillie par une partie de la population québécoise. 

Dans ce contexte, la vague inhabituelle de réactions positives générées par une récente publication sur le compte Facebook du ministre – totalisant plus de 10 000 interactions – a surpris de nombreux internautes, d’autant plus que les publications de Jean-François Roberge suscitent habituellement quelques dizaines de réactions, et parfois quelques centaines dans le meilleur des cas.

La Converse a analysé un échantillon de 360 comptes Facebook ayant réagi à cette publication. Les résultats soulèvent de sérieuses questions. 

Selon une analyse réalisée à l’interne par Belinda Kanga, stratège numérique et analyste de données à La Converse, les réactions positives – les « J’aime », « Cœur » et « Bonhomme cœur » – sont liées à des comportements d’engagement qui soulèvent de sérieux doutes. Elles affichent également des scores moyens de suspicion nettement plus élevés que ceux observés dans les réactions négatives. À l’inverse, les comptes ayant réagi avec un emoji de colère semblent, eux, largement organiques. Ils proviennent de profils réels, cohérents et ancrés localement. 

Limites de l’analyse

L’analyse, réalisée manuellement selon une approche d’investigation, ne permet pas d’affirmer hors de tout doute que ces engagements ont été achetés ou organisés. Toutefois, les tendances relevées indiquent un niveau de probabilité allant de « fort à très fort ». Les indicateurs observés – profils étrangers, langues non pertinentes pour un contexte québécois, comptes semi-inactifs ou verrouillés, historique incohérent – correspondent à des marqueurs typiques de « fermes d’engagement », lesquelles sont liées à des « engagements achetés ». La Converse a également consulté deux informaticiens indépendants qui se sont penchés sur ces réactions suspectes avant de parvenir aux mêmes conclusions.

Une « ferme à clics », aussi appelée « ferme d’engagement », désigne un réseau de comptes automatisés (bots) ou contrôlés manuellement. Elle est utilisée pour gonfler artificiellement l’engagement autour d’une publication. On y retrouve généralement des profils récents, semi-inactifs ou situés à l’étranger, mobilisés pour produire en masse des « J’aime », des réactions ou des commentaires positifs. Le recours à une ferme à clics vise à créer une impression de popularité ou d’adhésion qui ne reflète pas nécessairement l’opinion réelle du public.

« Je ne peux pas dire à 100 % que ces réactions sont artificielles, mais les signaux convergent vers une probabilité élevée, explique Belinda Kanga. Deux réactions sur trois – et les plus nombreuses – présentent des signes caractéristiques de ce type d’activité. »

Deux scénarios possibles, selon un expert

Ce phénomène n’est pas totalement inédit au Québec. Selon Bruno Guglielminetti, un spécialiste des communications numériques qui est producteur et animateur du balado Mon Carnet, deux scénarios sont possibles lorsqu’une publication politique reçoit soudainement un volume important de réactions suspectes.

« Quelqu’un au sein du gouvernement a eu la mauvaise idée d’acheter quelques milliers de Likes ou quelqu’un dans l’opposition a acheté des Likes sur cette publication pour faire mal paraître le gouvernement. Ça s’est assez souvent vu, malheureusement », explique-t-il.

Bruno Guglielminetti souligne également que l’arrivée massive de réactions provenant de faux profils ou de comptes situés à l’étranger peut « signaler une distorsion de la conversation publique ». Selon lui, ce type d’engagement fausse la perception de la réception réelle du message et « brouille la lecture de l’opinion citoyenne », puisque l’audience locale se retrouve noyée dans un bruit extérieur susceptible d’être instrumentalisé.

Il rappelle que ce genre d’amplification peut servir à « imiter un soutien populaire autour d’un ministre ou d’une mesure », à « influencer la perception générale » ou peut « résulter d’un effet opportuniste de réseaux de comptes automatisés qui exploitent des contenus très visibles ». Dans certains cas, elle peut aussi provenir d’acteurs organisés qui cherchent à peser sur la conversation politique.

Le spécialiste met en garde contre les risques liés à cette pratique : un engagement artificiellement gonflé peut entraîner « une perte de crédibilité, fragiliser la confiance envers les institutions et abîmer l’intégrité de l’espace public numérique ». Il note que cela alimente également un scepticisme généralisé envers les signaux d’engagement, même lorsque ceux-ci sont authentiques.

Le cabinet du ministre nie avoir payé pour des réactions

Contacté par La Converse, le cabinet du ministre Jean-François Roberge déclare avoir constaté cette « anomalie ». Dans une déclaration transmise par courriel à notre rédaction, le ministre rejette aussi l’idée qu’il serait derrière la hausse des réactions : « Alléguer que nous sommes derrière la hausse subite des réactions est complètement erroné. » 

Par ailleurs, M. Roberge rejette aussi l’idée selon laquelle des fonds auraient été dépensés pour une telle opération « Aucune somme n’a servi à acheter de la visibilité ou des réactions sur cette publication. Ce n’est pas notre manière de fonctionner », est-il écrit dans la même déclaration. Enfin, son cabinet indique que des vérifications sont réalisées à l’interne « pour comprendre l’impact de la situation, notamment sur la portée de nos futures publications ».

« Ce n’est pas une anomalie », répond le lanceur d’alerte

De son côté, Yacine Kraimia, l’informaticien qui a lancé l’alerte sur cette histoire de bots, considère qu’il ne s’agit pas d’une anomalie, mais d’un fait. « Je ne dis pas que c’est le ministre ou une personne de son cabinet qui l’a fait, mais ce n’est pas une erreur, ce n’est pas une anomalie comme a dit le ministre, c’est quelque chose de fait, quelqu’un l’a fait », martèle-t-il dans une entrevue accordée à La Converse. 

Se fondant sur son expertise, M. Kraimia a analysé des centaines de réactions avant de constater ce pic douteux. Qualifiant l’affaire de « scandale », il a interpellé le ministre mardi dernier, avant d’alerter les médias sur le recours à des bots ou à de faux profils sur la page Facebook du ministre de l’Immigration Jean-François Roberge. « Utiliser ce type de tactique pour gonfler artificiellement la perception du soutien public est non seulement trompeur, mais aussi profondément honteux pour une institution gouvernementale », avait-il alors écrit.

Un enjeu pour la transparence numérique 

Cette situation survient dans un contexte où les débats autour de l’immigration sont particulièrement délicats au Québec. L’écart entre le climat de contestation que suscite la transition du PEQ vers le PSTQ et la vague de réactions positives observée pour cette publication a surpris plusieurs internautes. La forte présence de comptes situés à l’étranger rend le phénomène d’autant plus surprenant.

Comme le souligne également Bruno Guglielminetti, il existe « quelques outils » pour repérer des comportements inauthentiques, mais aucune norme publique standardisée ne permet actuellement de confirmer ou d’infirmer de manière claire la provenance réelle de ce type d’engagement. Les mécanismes internes des plateformes restent « peu transparents », laissant ces situations dans une zone grise difficile à interpréter. Dans un contexte où les débats migratoires sont chargés, cette affaire laisse une question ouverte : comment est-il possible de garantir que les signaux d’engagement politique reflètent encore quelque chose de réel ? Il s’agit d’un enjeu démocratique à part entière.

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