Lorsque Jagmeet Singh a pris la tête du Nouveau Parti démocratique (NPD) en 2017, il est devenu le premier homme racisé à diriger un parti politique fédéral au Canada. Un moment historique dans un pays souvent perçu comme un modèle de diversité, mais lent à en refléter les réalités dans ses institutions. Après l’annonce de sa démission, lundi, à l’issue de la soirée électorale, certains Montréalais ont salué sa contribution à une meilleure représentation de la diversité.
« C’est dur, mais nous ne sommes vaincus que si nous cessons de nous battre », déclare Jagmeet Singh dans le discours qu’il prononce le soir des élections fédérales, lundi. Nous ne sommes vaincus que si nous croyons ceux qui nous disent que nous ne pouvons jamais rêver d’un Canada meilleur, plus juste, plus compatissant. » Turban rose bonbon sur la tête, le politicien contient difficilement son émotion au moment d’annoncer sa démission en tant que chef du parti néo-démocrate. Derrière lui, son épouse laisse couler quelques larmes.
La décision semblait inévitable, après la débâcle de son parti aux élections fédérales, au terme desquelles il a perdu 18 sièges. Le NPD est désormais réduit à sept élus, bien en dessous du seuil des 12 sièges nécessaires pour conserver son statut officiel à la Chambre des communes. Les néo-démocrates ont été effacés de bien des régions, y compris dans leurs bastions traditionnels. M. Singh a lui-même perdu son siège de député, et du même coup, une certaine autorité morale. L’homme qui avait promis de « rendre le Canada plus équitable » quitte un parti réduit à une fraction de son influence sous Jack Layton en 2011, alors qu’il comptait 103 députés.
Le départ de Jagmeet Singh marque la fin d’un chapitre de la politique canadienne : celui d’un chef charismatique, idéologiquement ferme, mais stratégiquement isolé, qui n’a jamais réussi à transformer la sympathie que sa personne éveillait en percée électorale durable. Premier chef de parti issu d’une minorité, il aura toutefois brisé un plafond de verre.
« Jagmeet Singh a permis de changer un peu le regard des gens sur notre communauté »
Deux jours plus tard, dans le quartier de Parc-Extension, à Montréal, certains regrettent la personnalité politique. De nombreux immigrants de première ou de deuxième génération originaires du Pendjab et de confession sikhe, comme Jagmeet Singh, vivent dans ce quartier populaire. Sous le soleil printanier qui illumine enfin la ville après des semaines de grisaille, des parents attendent leurs enfants à la sortie de l’école élémentaire Barthélemy-Vimont.
Parmi eux, plusieurs hommes arborent des turbans colorés sur la tête. Le dastar est porté par certains pratiquants du sikhisme, la cinquième religion au monde, enroulé autour d’une chevelure qu’ils ne coupent jamais, en symbole de leur connexion avec le divin.
« C’est dommage, mais c’est logique, vu les résultats des élections. Je ne suis pas très politisé, mais c’est vrai que Jagmeet Singh a permis de changer un peu le regard des gens sur notre communauté, confie Amar en faisant un signe à sa fille, qui le cherche des yeux. Beaucoup de Canadiens ne connaissaient pas nos croyances, pensaient qu’on était des musulmans ou autre chose. Mais avec son élection, il a parlé de nous, il a expliqué pourquoi il porte le dastar et la barbe ; c’est une bonne chose. Ça n’empêche pas certains d’être racistes, mais c’est toujours mieux que rien. » Tenant la main de son enfant, il prend ensuite le chemin de sa maison.
À quelques mètres de l’école, de l’autre côté de la rue, se trouve le centre communautaire sikh Gurdwara Guru Nanak Darbar. Sur un banc, un homme à la barbe blanche profite de cette belle fin d’après-midi. « Bien sûr que je sais qui c’est ! Il a fait beaucoup de bien pour notre communauté », se contente-t-il de dire, visiblement mal à l’aise. Le vieil homme indique le parc voisin, juste derrière l’école : « Là-bas vous allez trouver des gens à qui parler. »
Il est 16 h. À cette heure-là, les cris et les rires des enfants résonnent dans le parc Saint-Roch, séparé du parc Jarry par le chemin de fer. Tandis que les bambins courent et sautent d’un jeu à un autre, trois femmes discutent sur un banc ombragé. « Je trouve vraiment que c’est important d’avoir des personnes qui nous ressemblent en politique. Même si on ne s’intéresse pas à tout ce qui se passe au fédéral, je pense que quelqu’un comme lui comprend mieux ce qu’on vit », confie Bhani.
La jeune mère regrette son départ, mais espère que d’autres suivront. « Une femme comme nous, ça serait encore mieux ! » glisse-t-elle en déclenchant l’hilarité de ses deux amies, moins loquaces. Même si elle estime que cela ne peut pas tout changer du jour au lendemain, Bhani est persuadée que ce sont des avancées qui ont une importance symbolique.
Un symbole en dehors de sa communauté
À la sortie du métro Parc, Noor revient de son travail dans une épicerie. Après ses cours de droit, la jeune femme d’origine pakistanaise travaille pour financer ses études. « Quand on est issu de la diversité, ce n’est pas toujours facile d’avoir de l’ambition. Il n’y a pas beaucoup de modèles, mais Jagmeet Singh en était un », confie celle qui a toutefois voté libéral afin de faire barrage aux conservateurs.
Au-delà de la politique, elle espère que les Canadiens racisés accéderont à plus de postes de pouvoir dans les années à venir. « Ce n’est pas qu’une question de politique. Dans les entreprises, dans les tribunaux, dans les médias, il est rare de voir des personnes qui nous ressemblent occuper les postes les plus hauts. C’est vraiment important que ça change, car on est des citoyens comme les autres ; et en 2025, la question ne devrait plus se poser », estime-t-elle.
Lorsqu’elle était jeune, Noor a subi du racisme de la part de ses camarades d’école. « Certains parents doivent dire des choses devant leurs enfants, et les enfants les répètent. C’est souvent de l’ignorance, mais ça m’a fait beaucoup de mal, car je ne faisais aucune différence entre les différentes couleurs de peau », se souvient-elle. Aujourd’hui, elle assure ne plus avoir « honte » de ses origines et rêve d’une grande carrière d’avocate qui ouvrira la voie aux jeunes filles de sa communauté, peu représentées dans cette profession. Un peu comme Jagmeet Singh.
Mais d’autres Montréalais sont moins dithyrambiques au sujet de l'homme politique. Plusieurs personnes interrogées ne le connaissent pas ou très peu, et n’ont « pas d’avis » sur la question.
À quelques rues de là, Adil discute avec un ami à la table d’un café. Si le nom de Jagmeet Singh ne lui évoque pas grand-chose, sa photo oui. « C’était un des candidats aux élections ! » lance-t-il fièrement. « Mais je n’ai pas encore le droit de voter, donc je ne connais pas bien les noms », explique le trentenaire arrivé d’Algérie il y a un an.
Mécanicien et père de deux enfants, il dit apprécier le fait que le Canada ait des politiciens comme Jagmeet Singh. « J’ai de la famille en France, et là-bas, c’est beaucoup plus compliqué de faire de la politique quand on est Arabe ou Noir, par exemple. J’ai l’impression qu’ici, c’est plus ouvert ; et c’est une bonne chose », assure Adil. Heureux de son immigration, malgré les « difficultés », il tient à ce que ses enfants puissent devenir qui ils veulent, sans se mettre de barrières.
Au-delà des considérations politiques, le simple fait que Jagmeet Singh ait pu accéder au poste de chef de parti fédéral est un pas en avant pour les jeunes générations d’origines diverses, estime Adil.
« Voir un député devenir chef de parti en tant que minorité a été très inspirant pour moi »
« Savoir qu’on n’a plus de chef de parti fédéral issu de la diversité au Canada, c’est désolant. C’était quelqu’un qui avait un réel engagement et qui voulait vraiment que la vie puisse être abordable pour tout le monde. » Militante depuis 2020 et candidate du NPD en 2021 dans la circonscription de Dorval—Lachine—LaSalle, où elle a grandi, Fabiola Ngamaleu Teumeni dit avoir vu en Jagmeet Singh un symbole important dans un paysage politique encore très homogène.
« Les personnes issues des minorités sont très peu représentées à la Chambre des communes, donc voir un député devenir chef de parti en tant que minorité a été très inspirant pour moi. Cette année, huit personnes noires ont été élues ; donc c’est un enjeu qui reste réel », confie celle qui a émigré d’Allemagne à l’âge de trois ans et qui est d’origine camerounaise.
Malgré son attachement à ce que Jagmeet Singh représente, l’étudiante en psychologie de 24 ans juge néanmoins que son départ était inévitable. « Je pense que c’est une décision logique. Il a fait deux campagnes importantes, mais il n’a pas réussi à bouger la ligne au Québec. » Le parti n’a en effet remporté qu’un siège dans la province, celui d’Alexandre Boulerice.
Selon elle, le chef du NPD a raté sa campagne sur certaines questions cruciales. « Avec tout ce qu’il se passe depuis l’élection de Trump, Jagmeet Singh n’a pas assez parlé de ces menaces et de la peur ressentie par les Canadiens. Il ne s’est pas nécessairement présenté comme une troisième option pour faire face aux États-Unis, alors que c’est ce dont on a le plus parlé au cours de cette campagne. » La jeune femme est toutefois restée fidèle à ses valeurs en accordant sa voix au NPD.
Fabiola Ngamaleu Teumeni espère maintenant voir émerger une nouvelle génération de leaders, plus ancrée dans les réalités des communautés et offrant une meilleure représentativité de la diversité des Canadiens. « J’aimerais le revoir à la Chambre des communes parce que c’est un bon soutien, mais à titre de chef, je pense que c’est le temps pour quelqu’un de nouveau – une femme peut-être », lance-t-elle dans un rire.
Si l’arrivée de Jagmeet Singh au sein des élites du pouvoir ne s’est pas faite sans difficulté, celle d’une femme, voire d’une femme racisée, serait une nouvelle étape.
Une carrière politique marquée par les attaques racistes
Né à Scarborough, en Ontario, dans une famille originaire du Pendjab, Jagmeet Singh grandit dans une société où la place des femmes et des minorités est encore moins visible qu’aujourd’hui. Il poursuit des études à l’Université Western Ontario et à Osgoode Hall, avant de devenir avocat en droit criminel. Élu député provincial en 2011, Jagmeet Singh gravit rapidement les échelons du NPD ontarien, jusqu’à remporter la course à la chefferie fédérale en 2017, dès le premier tour.
« Des enfants me frappaient parce que je ne leur ressemblais pas. Ce racisme a marqué mon enfance », confiait le nouveau chef de parti à la télévision. Juché sur son vélo pour se rendre au parlement, et parlant ouvertement de racisme, Jagmeet Singh est rapidement remarqué et fait souffler un vent nouveau. En accédant à la direction du parti, il permet à la représentation de la diversité de faire enfin son entrée dans les hautes sphères politiques. Mais ce symbole n’est pas du goût de tous au Canada.
Quelques semaines avant son accession à la chefferie, en septembre 2017, une vidéo circule sur les médias sociaux. On y voit une femme accuser Jagmeet Singh de vouloir « imposer la charia » au Canada lors d’un rassemblement public du NPD. Cette personne confond visiblement la religion musulmane – à laquelle on associe la charia – et la religion sikhe.
Une erreur qui montre l’ignorance de nombreux citoyens, alors que le Canada compte la deuxième communauté sikhe en importance au monde, après l’Inde. D’après le recensement de 2021, 771 790 personnes se déclarent de confession sikhe au pays.
Égal à lui-même, le chef de parti réagit à cette attaque en portant un message d’apaisement : « Nous ne voulons pas être intimidés par la haine. Nous ne voulons pas que la haine gâche un événement positif. » Il s’adresse ensuite directement à la perturbatrice. « Nous vous souhaitons la bienvenue. Nous vous aimons. Nous vous soutenons. Nous croyons en vos droits », lui assure-t-il sous une ovation du public. Mais les discriminations ne s’arrêteront pas au soir de son élection.
Lors de sa première entrevue nationale en tant que nouveau dirigeant du NPD, il est interrogé de manière insistante sur l’attentat contre un avion d’Air India en 1985 en raison de ses origines. L’explosion d’une bombe à bord de l’appareil, qui avait causé la mort des 329 passagers, est attribuée à des séparatistes sikhs. Cela n’a évidemment aucun rapport avec Jagmeet Singh, d’autant plus qu’il n’était qu’un enfant à l’époque de cette tragédie.
Plusieurs voix au sein du parti et dans la communauté sikhe dénoncent alors un traitement biaisé et considèrent qu’un politicien blanc n’aurait jamais été sommé de répondre à des crimes commis par des coreligionnaires ou des concitoyens de même origine.
À plusieurs reprises, Jagmeet Singh a ainsi été confronté à des attaques racistes. Un autre incident a eu lieu en 2019 lorsqu’un homme lui avait demandé de « couper son turban » lors d’un rassemblement. « Les Canadiens ressemblent à toutes sortes de gens, et c’est ça qui est beau », lui avait répondu le politicien, toujours aussi calme.
Durant cette dernière campagne fédérale, M. Singh a révélé avoir envisagé de quitter la vie politique en décembre 2023, après avoir reçu des menaces de mort jugées crédibles alors que son épouse était enceinte de leur deuxième enfant. « C’était vraiment une période effrayante. J’avais l’estomac noué. Les premiers jours, je suis resté au sous-sol parce qu’on m’avait conseillé de ne pas m’approcher des fenêtres », a déclaré le politicien lors d’une conférence de presse à London, deux jours avant le scrutin, rapporte CBC.
Des menaces prises d’autant plus au sérieux que le leader séparatiste sikh canadien, Hardeep Singh Nijjar, a été assassiné à Toronto en juin 2023. Un meurtre que le gouvernement canadien attribue à des agents indiens, ce que l’Inde dément.
Dans ce contexte, la décision de Jagmeet Singh de rester, malgré son placement sous protection policière, témoigne des sacrifices personnels qu’implique encore la participation à la vie politique, en particulier pour les figures issues de communautés minoritaires.
L’influence sans le pouvoir ?
Sous la direction de M. Singh, le NPD a misé sur un programme progressiste axé sur la justice sociale, les droits des travailleurs et l’élargissement des aides sociales. Faute de percer dans les intentions de vote, le chef du NPD a néanmoins su tirer profit d’un gouvernement libéral minoritaire. En 2022, il conclut ainsi un accord de confiance avec les libéraux, leur assurant l’appui des néo-démocrates en échange de mesures concrètes.
La défaite de 2025 a été brutale. Pourtant, les partisans de M. Singh soulignent que son passage à la tête du NPD aura permis d’ancrer certaines priorités sociales dans le programme politique fédéral. Parmi les réussites à attribuer à Jagmeet Singh, on peut citer le programme national de soins dentaires et une avancée dans le dossier de l’assurance médicaments. Mais cette stratégie, saluée à gauche comme pragmatique, a toutefois miné son image auprès de nombreux électeurs, selon certains observateurs. Le néo-démocrate aurait cessé d’incarner une véritable opposition.
Son refus de voter une motion de censure contre le gouvernement Trudeau, alors que le Bloc québécois y consentait, a été perçu comme une volonté de préserver son influence plutôt que de forcer la chute du gouvernement. Une décision qui, en décembre 2024, a scellé son sort politique, selon certains commentateurs.
Aujourd’hui, alors que le NPD entame un nouveau cycle de reconstruction, l’héritage de Jagmeet Singh reste difficile à évaluer. Il n’aura pas mené son parti au pouvoir, mais il aura changé pour toujours le visage de la politique canadienne.
En Inde, plusieurs journaux comme The Indian Express se félicitent de la disparition d’un « obstacle majeur à la réinitialisation des relations diplomatiques entre l’Inde et le Canada », tandis que le réseau de télévision NDTV voit dans la démission de l’homme politique « une bonne nouvelle pour l’Inde ». Le pays, qui s’oppose aux visées indépendantistes sikhes, voyait en effet d’un mauvais œil la proximité de Justin Trudeau avec le chef du NPD.