Les Gazaouis le répètent depuis des mois : ce qu’ils subissent est un génocide. Depuis des mois, les bombardements, les attaques ciblées contre les civils et la famine s’enchaînent et s’accélèrent.
Le 29 juillet, l’autorité internationale de référence en matière de crise alimentaire a lancé une nouvelle alerte : le « pire scénario de famine » se déroule actuellement dans la bande de Gaza. Celui-ci n’épargne ni les enfants, ni les travailleurs humanitaires, ni même les journalistes sur place, comme le souligne l’AFP, qui s’inquiète pour la survie de ses correspondants. Le 13 juillet dernier, l’ancien premier ministre israélien Ehud Olmert évoquait la construction possible d’un camp de concentration dans le territoire palestinien. Malgré ces éléments, le terme de « génocide » demeure rarement employé dans les médias grand public. Rigueur journalistique devant un terme « trop chargé », attente d’une validation juridique de la Cour internationale de justice – les raisons évoquées sont nombreuses. Pendant ce temps, les morts s’accumulent, les destructions s’intensifient, les discours déshumanisants se multiplient, et les signes d’un génocide sont là.
Dans ces circonstances, caractériser de « génocide » la situation à Gaza relève-t-il des faits ou bien de l’opinion ? Comment se font ces choix éditoriaux ? Nous avons notamment interrogé des journalistes qui ont couvert les génocides au Rwanda et en Bosnie, un journaliste présent actuellement sur le terrain à Gaza, des experts en droit international ainsi que plusieurs rédactions québécoises et françaises. Enquête.
Mercredi 30 juillet, 10 h 30 à Montréal. Il est 17 h 30 à Gaza. La voix de Rami Abou Jamous nous parvient dans le cadre d’un appel WhatsApp. Journaliste indépendant et collaborateur régulier d’Orient XXI, il vit toujours dans la ville, avec sa femme et ses deux enfants.
À la question « Comment ça va ? », il répond, sans ironie : « Toujours vivant, ça va. Ça va bien… »
Très vite, son ton calme tranche avec la réalité qu’il décrit : un quotidien rongé par la faim.
« Ça fait deux semaines que j’alerte au sujet de la famine. J’ai raconté ce qu’on vit : l’impossibilité d’acheter quoi que ce soit. Un matin, on s’est réveillés : pas de pain ! Rien. Et encore, je suis chanceux. D’autres n’ont plus rien depuis longtemps. »
À Gaza aujourd’hui, cette « chance » se mesure à un kilo de farine et à des lentilles.
« Je n’achète plus rien en quantité. Un kilo de farine pour deux jours, au mieux. Depuis une semaine, on ne mange que du pain avec des lentilles. Il n’y a que ça sur le marché. Et c’est tout ce que je peux me permettre. »
Selon le cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC), Gaza était au bord de la famine depuis déjà deux ans. Mais la situation s’est « considérablement aggravée » depuis le renforcement du blocus israélien, en mars 2025.
Comme d’autres journalistes gazaouis, Rami a multiplié les alertes dans ses articles. Pourtant, il a le sentiment que ses mots n’ont pas eu de poids.
Il s’agace. « Il faut que tout le monde meure de faim ? Qu’on passe au cannibalisme ? Qu’on s’entretue pour qu’on dise : “Ah oui, c’était vrai, c’était la famine” ? C’est honteux. »
C’est seulement en juillet, après l’attention médiatique suscitée notamment par un communiqué de la société des journalistes de l’AFP, qu’un changement s’est opéré sur le terrain, note Rami.
« Quand ça sort de la bouche d’un Palestinien, ou d’une agence palestinienne, personne n’écoute. Il faut que ça vienne de l’étranger, d’un Occidental, pour qu’on réalise [ce qui se passe à Gaza]... Mais bon, je remercie l’AFP pour son communiqué de presse. Tout le monde s’est mobilisé après ça. Parce qu’on se dit que l’AFP dit la vérité… » dit-il d’un ton las.
Sous pression internationale, Israël a annoncé le 26 juillet dernier l’instauration de pauses humanitaires et de largages aériens. Le lendemain, 120 camions d’aide ont pu entrer dans le territoire. Un chiffre insuffisant, selon l’ONU, qui estime qu’il en faudrait de 500 à 600 par jour pour couvrir les besoins en nourriture, en médicaments et en produits d’hygiène de la population.
« 120 camions, c’est rien du tout – c’est une goutte dans l’océan, reprend Rami. En plus, la majorité de ces produits a été attaquée par les affamés, parce qu’ici, tout le monde est en survie. Tout le monde veut un sac de farine pour sa famille. On est arrivés à un point où si je ne prends pas ce sac de farine, ma famille va mourir. Donc, c’est chacun pour soi. Et tout ça, c’est à cause d’une arme : la famine. »
Le Programme alimentaire mondial (PAM) estime que plus d’un Gazaoui sur trois est désormais privé de nourriture pendant plusieurs jours d’affilée. Dans les hôpitaux, les décès attribuables à la faim chez les enfants de moins de cinq ans se multiplient.
Alors, autour des camions d’aide alimentaire, la tension est considérable.
« Mais il y a aussi une minorité qui attaque les camions pour revendre les produits sur le marché noir, parce que ça vaut beaucoup d’argent. Beaucoup de gens comme moi ne veulent plus aller chercher cette aide humanitaire. Par peur d’être humiliés ou encore par peur d’être tués. On préfère rester chez nous et acheter au marché. »
De fait, des vidéos et des témoignages font état de tirs délibérés contre des Gazaouis venus chercher des vivres ces derniers mois. L’ONU estime qu’environ 1 400 personnes ont été tuées depuis mai en allant chercher de la nourriture, la plupart par l’armée israélienne, ce que cette dernière dément.
Dans cette économie de la survie, les prix explosent : près de 100 $CA le kilo de sucre, 60 $CA la douzaine d’œufs et 32 $CA le kilo de pommes de terre.
Pour Rami, la privation de nourriture fait beaucoup plus de mal qu’une bombe : là, c’est toute une population – 2,3 millions de personnes – qui est bombardée par cet instrument de guerre. « Ça déchire le cœur, le ventre, ça tue, et ça détruit psychologiquement. Le jour où mon fils m’a dit : “Papa, je veux manger”, et qu’il n’y avait rien à lui donner… J’aurais préféré mourir plutôt que d’entendre cette phrase-là. »
« J’ai inventé le mot “gazacide” »

En juin dernier, lorsque nous avons interviewé le journaliste pour la première fois, nous lui avons demandé s’il estimait vivre un génocide. Sans hésitation, il avait alors répondu : « Ce n’est pas compliqué, il suffit de lire la définition du mot. Ils disent : “C’est aux historiens de dire si c’est un génocide.” Ça veut dire quoi ? [Qu’on attend] que les 2,3 millions d’habitants de Gaza soient tous morts pour dire que c’en était un ? »
Selon un rapport publié par l’UNICEF le 23 juillet, plus de 60 000 personnes ont été tuées depuis le 8 octobre 2023, dont plus de 18 000 enfants. L’ONG estime à 11 200 le nombre de disparus, « probablement sous les décombres ».
L’article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée en 1948, stipule que « le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :
a) Meurtre de membres du groupe ;
b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe;
e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. »
Pour qu’un génocide soit reconnu légalement, il faut qu’une cour de justice en rende le verdict. Les instances habilitées à juger les individus pour ce type de crime incluent la Cour pénale internationale (CPI), les tribunaux pénaux internationaux ad hoc mis en place par le Conseil de sécurité de l’ONU ainsi que les tribunaux nationaux des États membres. La Cour internationale de justice (CIJ), quant à elle, a compétence pour trancher des différends entre États. Elle peut ainsi être saisie par un État dans le cadre d’une plainte relative à un potentiel génocide commis par un autre État membre.
Les États parties à la Convention de 1948 ont l’obligation de prévenir un génocide.
Bien que la Cour internationale de justice (CIJ) ait été saisie dès décembre 2023 par l’Afrique du Sud, qui allègue qu’Israël commet un génocide à Gaza, plusieurs années pourraient s’écouler avant qu’une décision soit rendue. En effet, dans la reconnaissance d’un génocide, le principal défi reste d’établir l’intention, un élément particulièrement complexe à prouver. Mais pour Rami Abou Jamous, cette intention est évidente : « Ils ne [la] cachent pas. Ils disent : “On veut déporter toute la population de Gaza au sud.” Ils peuvent utiliser des euphémismes en disant que c’est un départ volontaire des Palestiniens (...), mais c’est un nettoyage ethnique qu’on est en train de subir », martèle-t-il.
Il évoque l’opération Chariots de Gédéon, lancée le 16 mai, dont l’objectif déclaré, selon une source israélienne citée par l’AFP, est la « conquête » de Gaza et l’organisation du « départ volontaire » de ses habitants. Le nom de l’opération fait référence à Gédéon, un chef militaire biblique, qui a exterminé les Madianites.
En novembre 2023, le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, appelait déjà les citoyens à se rappeler de ce qu’Amalek leur avait fait subir – un peuple biblique qu’il fallait, selon les Écritures, exterminer.
D’autres dirigeants politiques ont également tenu des propos similaires : « Nous combattons des animaux humains », déclarait le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, le 9 octobre 2023. Quelques jours plus tard, le général Ghassan Alian reprenait la même expression et promettait ceci : « Il n’y aura que la destruction. Vous avez voulu l’enfer, vous l’aurez. »
« On vit la mort, on sent la mort, on respire la mort, reprend Rami. On touche la mort, on rêve avec elle parce qu’il n’y a plus de vie à Gaza (...) Parce qu’on a toujours des amis qui sont sous les décombres, on n’arrive pas à les faire sortir, ça fait deux ans qu’ils sont morts. On sent la mort parce que, partout, il y a le sang qui coule, partout il y a des bombardements. »
Le journaliste palestinien va plus loin. « J’ai inventé le mot “gazacide”. Ou bien “palestinocide” : parce qu’on tue tout ce qu’il y a à Gaza. On tue la Palestine avec toutes ses composantes, pas juste le peuple. Pour le forcer à quitter la Palestine et à quitter Gaza. »
Il évoque la destruction des musées, des bibliothèques, des sites archéologiques, des écoles, des universités. Tout est visé, systématiquement. « Rendre la population ignorante en bombardant des universités, des écoles. Ça fait deux ans qu’on n’a pas de garderies, pas d’écoles, pas d’universités. On n’a pas d’éducation en général. C’est un génocide aussi pour l’éducation. »
Pour ce qui est de la santé, « [Israël] a bombardé 95 % des hôpitaux dans toute la bande de Gaza. Donc, il n’y a plus de services de santé, ils sont anéantis. Les quelques hôpitaux qui fonctionnent toujours, ce sont des hôpitaux qui travaillent partiellement. » Rami évoque aussi la destruction méthodique des terres cultivables, pour, précise-t-il, mettre un terme à l’autonomie alimentaire des Gazaouis.
« Un génocide médiatique »
À cette violence s’en ajoute une autre que le journaliste qualifie de « génocide médiatique ».
Le Gazaoui dénonce le poids écrasant de la rhétorique du gouvernement israélien : « Ils ont un arsenal médiatique. Nous, on est juste des petites plumes qui sortent de Gaza. Et malheureusement, c’est notre parole contre la leur ; et la leur, elle gagne tout le temps. »
Dès le 7 octobre 2023, Rami a senti un parti pris médiatique : les médias occidentaux déploraient l’absence de journalistes étrangers à Gaza, alors que des consœurs et des confrères palestiniens étaient sur place et couvraient déjà le génocide, s’indigne-t-il.
« Petit à petit, ils se sont dit : “Ah, OK, il y a des journalistes palestiniens, mais ils sont sous le coup de la censure [du Hamas]. On ne peut pas prendre tout ce qu’ils disent à 100 % », rappelle-t-il, visiblement amer.
Il s’indigne de ce qu’il appelle un « deux poids, deux mesures » : « Quand il s’agit de la version ou encore des chiffres de l’État israélien, on les accepte sans remettre en question leur véracité. Mais [quand Israël] empêche les journalistes étrangers d’entrer à Gaza, ce n’est pas de la censure ça ? »
« L’Histoire jugera si j’ai fait de la propagande ou pas »
Rami l’affirme : bien qu’il soit journaliste, sa voix est souvent discréditée. Il rappelle que, côté israélien, des journalistes se sont présentés armés sur un plateau de télévision. « Si c’était moi qui faisais ça, je serais tout de suite considéré comme un terroriste. Un Israélien, non. Il a “le droit de se défendre” », ironise-t-il.
« Je suis journaliste, je ne suis pas juriste, je ne suis pas politicien, martèle-t-il. Un journaliste voit, il doit dire ce qu’il est en train de vivre. (...) Je raconte la vie telle qu’elle est. Et l’histoire jugera si j’ai fait de la propagande ou pas. »
Il décrit aussi la violence d’un certain regard occidental : on attend des Palestiniens qu’ils meurent en silence.
« On doit être une victime coupable, déjà, et gentille. Et non seulement on ne doit pas bouger, mais on ne peut pas parler non plus. On doit être une victime égorgée, tranquille, devant tout le monde. Et le monde applaudit. Et voilà », conclut-il.
Faire commencer l’histoire le 7 octobre
Agnès Gruda, journaliste québécoise retraitée depuis trois ans, a couvert de nombreux épisodes du conflit israélo-palestinien et voyagé en Israël et en Palestine une dizaine de fois. Elle a également suivi de près le génocide des Rohingyas. Elle continue à écrire ponctuellement dans La Presse.
« Ce qui se passe là-bas est sans précédent. Pendant la Shoah, on ne savait pas. On ne voyait pas. On a compris après. Mais là, on voit. On voit des enfants mourir, en temps réel. Alors oui, je pense que le moment est venu de parler de génocide. Et de dire pourquoi », commence la journaliste retraitée.
Il y a un mois, lorsqu’on communique avec elle pour la première fois, elle fait davantage preuve de prudence sur l’usage du terme « génocide » pour qualifier ce qui se passe à Gaza. « Dans les médias qu’on juge sérieux, on attend généralement qu’un tribunal compétent comme la Cour internationale de justice se prononce, estimait-elle alors. Le rôle du journaliste n’est pas de trancher, mais de rapporter les faits. » Pour elle, cette réserve relevait d’une rigueur professionnelle nécessaire.
Elle ajoutait cependant qu’un certain nombre d’éléments ne pouvaient plus être ignorés : des discours explicitement génocidaires tenus par des ministres israéliens, des actes comme l’affamement de la population et les tirs sur les civils cherchant de la nourriture. « Ce sont des actions de type génocidaire. Je n’aurais aucun problème à parler de politiques génocidaires ou d’une situation génocidaire en développement. »
Mais entre-temps, sa réflexion a évolué, explique-t-elle, au fil de son analyse, mais aussi en raison d’une réflexion plus intime. « Je suis une descendante juive. Une partie de ma famille a été tuée dans le ghetto de Varsovie, ou à Auschwitz, ou à Treblinka », commence-t-elle.
Et cette mémoire familiale, ajoute-t-elle, la rend sensible à l’emploi du mot « génocide ». « Ça fait longtemps que je trouve que la politique israélienne, c’est de l’apartheid. Je n’avais aucun problème avec le mot “apartheid”. » Le terme « génocide », lui, restait chargé, nous confie-t-elle.
Elle raconte avoir d’abord perçu à Gaza une guerre de représailles disproportionnée. Puis, des crimes contre l’humanité. Mais un élément en particulier a provoqué un basculement dans sa compréhension : le communiqué de l’AFP dans lequel les journalistes locaux affirment ne plus pouvoir couvrir la guerre faute de nourriture.
« Les journalistes dans des zones de guerre sont des gens débrouillards, souligne-t-elle. Et moi, ce qui a vraiment été un point tournant (...), c’est quand les journalistes gazaouis de l’AFP ont dit qu’ils ne pouvaient plus travailler parce qu’ils étaient trop affaiblis par la faim. Là, ça donne l’image d’une société entière qui est affamée délibérément », s’indigne-t-elle.
Pour étayer sa réflexion, elle cite des propos de chercheurs comme Amos Goldberg et Omer Bartov, tous deux spécialisés dans l’histoire de l’Holocoste, qui affirment reconnaître les signes d’un génocide à Gaza. « Ma pensée s’est précisée, et donc je dirais que oui, c’est un génocide, ça ne relève plus d’une opinion. »
Mais alors, pourquoi reste-t-il difficile de parler de génocide dans l’espace médiatique ?
Agnès Gruda relève plusieurs facteurs. Elle évoque la manière dont les événements sont racontés par de nombreux médias occidentaux : pour une grande partie du public, l’histoire israélo-palestinienne ne commence que le 7 octobre 2023 avec l’attaque du Hamas.
« Donc, ça crée de la confusion. Parce que, pour beaucoup de gens, une partie des actions israéliennes sont une réponse à cette agression. »
Cette lecture partielle des événements permettrait, selon elle, aux responsables israéliens de mener à bien leur projet politique. « Quand il y a des attentats terroristes en Israël, l’extrême droite en profite souvent pour pousser plus loin la colonisation. Il y a un côté opportuniste dans l’exploitation de ce genre de drame », poursuit-elle.
Et puis, il y a le poids de l’histoire, la Shoah. « Le terme “génocide” a été créé par Raphaël Lemkin en plein milieu de la Deuxième Guerre mondiale pour décrire le sort qui était infligé aux juifs. Alors, il y a une couche émotive, on a de la difficulté à attribuer à Israël un acte génocidaire. Pour les médias, c’est plus difficile de dire de façon péremptoire : “Voilà, ce qui se passe actuellement à Gaza est un génocide” », conclut-elle
« Des organisations pro-israéliennes font pression »
L’ancienne journaliste voit un second obstacle à la reconnaissance du génocide par les médias. Elle reprend : « La reconnaissance [d’un génocide] vient presque toujours après coup. Celui des Rohingyas est un rare cas où il a été reconnu pendant qu’il était en cours », commence-t-elle.
Mais lorsqu’elle compare la couverture médiatique de ces deux génocides, elle relève plusieurs différences notables. À commencer par le lobbyisme israélien.
« À l’époque du génocide des Rohingyas, il n’y avait pas de groupe pro-birman qui appelait les journaux à chaque fois qu’il y avait un mot de travers, un mot qui leur déplaisait. Alors que c’est le cas au Canada et ailleurs en Occident : les organisations pro-israéliennes font pression. [Les salles de presse] sont très très prudentes pour ne pas s’exposer à ces pressions-là, puis être obligées de se défendre tout le temps. »
Une autre particularité du génocide en cours est l’absence de journalistes étrangers sur le terrain. Un phénomène inédit, précise-t-elle.
« C’est la première fois dans l’histoire de ce conflit que, pendant aussi longtemps, aucun média étranger n’est accepté. (...) À Gaza, il y avait toujours un blocus de quelques semaines, mais on pouvait quand même entrer rapidement. »
« Du côté des Rohingyas, Associated Press (AP), reprend-elle, a documenté des charniers, les villages brûlés systématiquement… et a recueilli des témoignages. Alors que, là, il y a des journalistes gazaouis, dont plus de 200 ont été tués. Donc, il y a vraiment une espèce de black-out sur l’information. »
Et si elle était, aujourd’hui, rédactrice en chef ? « Oui, j’utiliserais le mot “génocide”. On est rendus à cette étape, où il y a une responsabilité morale, mais aussi juridique. Il faut utiliser le terme avec rigueur, en expliquant pourquoi. »
Le mot génocide « s’inscrit dans une histoire inégalitaire du droit international lui-même »
Pour la juriste Matiangai Sirleaf, professeure de droit international à l’université du Maryland, le souci de déterminer s’il faut parler de génocide ou non dépasse la rigueur journalistique ou l’attente d’une reconnaissance légale. « Il s’inscrit dans une histoire inégalitaire du droit international lui-même. »
« Ce n’est pas comme si la famine intentionnelle d’une population ne répondait pas aux critères d’un génocide. Ou comme s’il y avait un débat pour savoir si le meurtre de civils est illégal au niveau international. Le vrai sujet c’est savoir si cela a été fait avec l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe protégé. Mais, lorsque l’on met en parallèle les actions sur le terrain avec les propos tenus par les dirigeants israéliens, tout devient clair ! » s’exclame-t-elle.
Mais alors, pourquoi tant d’hésitations à nommer ce génocide ? Selon l’experte, la réponse est historique et politique : la définition du génocide, telle qu’elle figure dans la Convention de 1948, n’est pas neutre.
« Quand la Convention [pour la prévention et la répression du crime de génocide] a été rédigée, elle a été pensée pour éviter que les puissances coloniales aient à s’inquiéter des atrocités qu’elles avaient commises dans le passé et qu’elles commettaient encore. »
Elle rappelle qu’à la même époque, des mouvements antiracistes aux États-Unis, notamment ceux du Civil Rights Congress, voulaient que la Convention serve également à dénoncer les violences racistes aux États-Unis, comme les lynchages, la ségrégation et la privation de droits fondamentaux. Dans une pétition adressée aux Nations Unies, ces actes étaient dénoncés comme un « génocide » contre les Afro-Américains puisque les signataires affirmaient qu’ils relevaient des critères visant à « infliger délibérément à un groupe des conditions d’existence calculées pour entraîner sa destruction physique, en tout ou en partie ».
« Pour rassurer les États-Unis et obtenir l’adhésion étatsunienne à la Convention sur le génocide, reprend l’experte, Raphaël Lemkin a clairement affirmé que les pétitionnaires avaient fait une erreur dans leur rédaction, et qu’un génocide ne pouvait être reconnu qu’en fonction d’un seuil de preuve extrêmement élevé. »
D’un même souffle, elle poursuit : « Cette histoire est importante parce qu’elle nous aide à comprendre pourquoi la définition est si restreinte, si stricte, si difficile à atteindre… Il faut se demander : qui en bénéficie ? »
Résultat : La Convention sur le génocide ne s’applique pas aux actes antérieurs à 1948. Les massacres des peuples autochtones dans les Amériques, ceux des Hereros en Namibie ou encore les millions de morts au Congo sous Léopold II n’ont jamais été reconnus comme des drames ayant frappés des peuples génocidés, explique-t-elle.
« Le droit international ne fonctionne pas dans le vide. Il est ancré dans une histoire, dans une mémoire sélective de la violence. Aujourd’hui encore, on observe une hiérarchie dans la reconnaissance des victimes : certains génocides sont immédiatement identifiables, d’autres peinent à être nommés, surtout lorsqu’ils concernent des groupes racialisés ou subordonnés. »
« Il y a eu de nombreux génocides avant l’Holocauste. Il y a eu de nombreux génocides après l’Holocauste », insiste l’experte.
Et à Gaza, cette logique se répète dans la reconnaissance des victimes : « Il y a une hiérarchie de la victimisation. Qui a droit à la reconnaissance ? Qui mérite l’empathie ? Et qui en est privé ? Ces questions sont au cœur de ce qu’on observe aujourd’hui ».
Alors, pour l’experte, attendre le jugement final de la Cour internationale de justice ne doit pas empêcher les journalistes de qualifier les massacres à Gaza : « Le processus judiciaire suivra son cours, et lorsqu’il sera terminé, nous pourrons débattre de ses conclusions. Mais dans l’intervalle, ignorer la signification sociologique du génocide et refuser de faire des liens avec des génocides passés est un échec. »
Elle conclut sans détour : « Les journalistes choisissent de ne pas condamner les actions en cours, et ce choix est immoral. »
Une neutralité qui confine à l’auto-censure
Marie-Ève Carignan, professeure en communication à l’Université de Sherbrooke et directrice du pôle médias de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents, observe pour sa part une tendance dans les salles de rédaction : la peur de « mal faire » ou encore d’être perçus comme partisans qui inciterait certains journalistes à la retenue.
« Dans certains conflits armés, les journalistes qui ne veulent pas nécessairement se faire attribuer un rôle politique et [être accusés] d’être intervenus dans un conflit, vont peut-être eux-mêmes s’auto-censurer. »
Elle observe ce phénomène dans la couverture du terrorisme, notamment : « Souvent, dans nos analyses, on voyait que c’est quand le gouvernement qualifie une attaque de “terroriste” que les journalistes vont parler de “terrorisme”. Mais avant ça, on va dire une “attaque armée”. »
« Je pense que c’est la même chose avec le génocide, poursuit la chercheuse. Pas nécessairement parce qu’il y a un manque d’indépendance entre le politique et le professionnel de l’information, mais il y a une crainte, peut-être, d’influencer le contexte politique ou de commettre une inexactitude journalistique. »
Mais alors, comment savoir quand il est légitime de caractériser une attaque de « génocide » ?
Pour Mme Carignan, qualifier ces massacres de génocide ne relève pas d’une prise de position militante à partir du moment où l’article s’appuie sur un travail journalistique rigoureux, des experts crédibles et des sources fiables et diversifiées comme Amnistie internationale.
Elle souligne aussi les craintes de poursuites-bâillons qui motivent certaines décisions éditoriales plus frileuses : « En ce moment, les médias n’ont pas toujours les reins très forts sur le plan financier. [Ils craignent donc de se] faire poursuivre par des groupes qui diraient qu’on les qualifie à tort de génocidaires ou de coupables d’avoir perpétré un conflit. »
La Presse, Le Devoir et Radio-Canada : génocide à Gaza ?
À cet égard, nous avons interrogé La Presse, Le Devoir et Radio-Canada au sujet de leurs décisions éditoriales.
La Presse ne qualifie pas les massacres perpétrés par Israël à Gaza de génocide. Toutefois, le terme figure dans les citations de certains articles. Contacté par La Converse, l’éditeur adjoint du média, François Cardinal, n’a pas donné suite à notre demande d’entrevue. Il a toutefois précisé par courriel qu’il n’existe pas de politique sur l’utilisation du mot « génocide » à La Presse. « Comme tout mot chargé et délicat, l’utilisation du mot se fait au cas par cas, en fonction du contexte dans lequel s’inscrit le texte, de l’argumentaire développé, de la façon d’utiliser le mot, etc. »
Le Devoir a aussi décliné notre demande d’entrevue, précisant que les « politiques éditoriales sont élaborées et discutées à l’interne, et nous souhaitons que cela demeure ainsi ».
Quant à Radio-Canada, la société d’État a rappelé par courriel qu’elle est tenue de respecter ses normes et pratiques journalistiques fondées sur l’exactitude, l’équilibre, l’équité, l’impartialité et l’intégrité.
Marie Tétreault, cheffe de la promotion et des relations publiques, nous répond que le « service de l’Information de Radio-Canada est soumis à des normes et pratiques journalistiques (exactitude, équilibre, équité, impartialité, intégrité) et ne peut prendre parti dans aucun enjeu politique, social, économique ou autre. À l’instar de la plupart des grands médias, au Canada et à l’étranger, Radio-Canada n’emploie pas le mot “génocide” pour qualifier la situation à Gaza de manière factuelle ou directe. La Cour de justice internationale étudie actuellement une plainte de génocide, déposée par l’Afrique du Sud, contre l’État d’Israël. Le mot “génocide” n’est cependant pas banni de nos ondes ou de nos plateformes numériques, mais son utilisation, lorsqu’il s’agit du conflit au Proche-Orient, doit être attribuée à une source précise : un acteur politique, un expert ou un chroniqueur, notamment. »
Les médias occidentaux font-ils les mêmes erreurs qu’en 1994 ?
Georgina Holmes est professeure en sciences politiques et études internationales à The Open University, en Grande-Bretagne. Elle a longuement analysé le rôle des médias durant le génocide des Tutsis en 1994, notamment dans son livre Women and War in Rwanda: Gender, Media and the Representation of Genocide, paru en 2019.
Tout de suite elle tient à préciser ce qui suit : « Le terme “génocide” est très chargé politiquement, car dès qu’on parle de génocide, il faut agir. Et si on est signataire de la Convention sur le génocide, il faut agir pour y mettre fin. Les États évitent donc d’utiliser ce terme, ce qui est très problématique », martèle-t-elle.
Selon elle, les journalistes auraient dû employer le mot “génocide” dès octobre 2023 : « Les preuves étaient déjà là. » Elle dénonce une contradiction persistante : attendre qu’une instance juridique reconnaisse le génocide avant d’en parler, alors que la collecte d’éléments par les journalistes est justement l’un des leviers qui mènent à cette reconnaissance.
Elle observe également une reprise massive de la version israélienne des faits, axée sur la nécessité d’éradiquer le terrorisme. « Les rédactions se sont inscrites dans ce récit, au lieu de questionner les violences d’État », déplore-t-elle. Dans le même temps, « des universitaires ont reçu pour consigne de ne pas parler aux médias ».
L’experte insiste sur la puissance de la propagande israélienne qui fait partie, nous précise-t-elle, d’un travail de déni et de destruction de l’intelligentsia sur place : « Le gouvernement israélien dispose d’une machine de propagande extrêmement sophistiquée, tant sur les réseaux sociaux qu’au sein des diasporas. »
À cela s’ajoutent les efforts d’Israël pour décrédibiliser les instances de l’ONU sur le terrain. L’UNRWA a notamment été interdite d’opérer dans certaines zones, ce qui l’empêche de documenter les exactions en cours, alors même qu’elle pouvait être en train de recueillir des éléments sur un possible génocide.
Elle se souvient d’une question posée en 1994 par le journaliste Alan Elsner à une représentante des États-Unis au sujet du Rwanda : « À partir de combien d’actes de génocide peut-on parler de génocide ? »
« Et c’est ça, le problème : essayer de réunir les preuves. Mais quand décide-t-on que c’est suffisant ? » questionne Georgina Holmes, avant de conclure : « Mais c’est trop tard pour les Palestiniens… »
Le Rwanda, une leçon oubliée
En 1994, au moment où les massacres commencent au Rwanda, la BBC donne à ses journalistes la consigne de couvrir uniquement ce qui se passe aux frontières du pays. « On leur a dit que ce serait trop dangereux d’entrer au Rwanda, et qu’il ne s’agissait que d’un conflit tribal », explique la chercheuse.
Mais en arrivant à la frontière du pays, les journalistes sont confrontés à des récits qui contredisent cette interprétation des faits. Des survivants, des humanitaires racontent les atrocités subies ou dont ils ont été témoins. Ils peinent à décrire la violence qu’ils ont vécue, tant celle-ci est inimaginable.
Malgré l’interdiction de leur hiérarchie, plusieurs journalistes de la BBC décident alors d’entrer sur le territoire rwandais par leurs propres moyens. Ils entament un travail de documentation approfondi, qui servira plus tard de preuve lors des procédures judiciaires devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda, nous explique l’experte.
Pourtant, même face à l’ampleur du drame, les journalistes ont interdiction de leurs supérieurs d’employer le terme « génocide ». Ils tentent alors de documenter le déroulement de la tragédie rwandaise à l’aide des témoignages et des images qu’ils recueillent. « Ils filmaient des choses qui montraient qu’un génocide était en cours. Des piles de chaussures, comme celles retrouvées dans les camps nazis. Des enfants derrière des barbelés dans des camps terrifiants… Ils faisaient tout pour démontrer que l’incident était motivé par des considérations politiques et qu’il s’agissait de violences d’État, et pas d’un conflit tribal. »
Malgré leurs efforts, le récit dominant dans les médias continue de présenter la situation comme un conflit entre voisins, une guerre ethnique spontanée, sans orchestration étatique. La ténacité de ces quelques journalistes de terrain finira tout de même par peser dans la balance : il s’agissait bien d’un génocide, avec préméditation, sanctionné par les autorités gouvernementales.
Nommer l’indicible
Contrairement à la prudence éditoriale observée au sujet du Rwanda, certains journalistes ont choisi, ailleurs, de nommer très tôt ce qu’ils voyaient. C’est le cas de Roy Gutman, un reporter américain de 81 ans. En poste au journal Newsday, il est envoyé en 1992 en Bosnie pour couvrir le génocide de Srebrenica, ce que le monde appelle alors « un conflit ethnique ». Il comprend rapidement que la situation sur le terrain dépasse de loin ce récit simpliste.
« Non, je ne croyais pas que c’était une simple guerre, je savais que c’était une énorme atrocité présentée comme une guerre », raconte-t-il.
Les premiers mois, le journaliste rapporte les déportations de masse. Mais lorsqu’il apprend, par le biais d’un journal local, que des individus seraient conduits dans des camps de concentration, il décide de vérifier si ces camps existent réellement.
Ce qu’il découvre le hantera longtemps. Les camps existent bel et bien. Il recueille les récits de civils : viols systématiques des femmes, exécutions sommaires, détentions arbitraires.
« J’ai passé énormément de temps à reconstituer le tableau d’ensemble. J’ai mis toutes ces histoires côte à côte et, à un certain moment, je me suis dit : “Attends une seconde... Il y a un schéma : expulsion délibérée de la population, déshumanisation, extermination. N’est-ce pas, justement, la définition d’un génocide ?” C’est à partir de ces récits individuels que j’ai construit, peu à peu, ce tableau d’ensemble », explique-t-il.
Aucune instance juridique ne qualifie alors ces atrocités de génocide. Mais Roy Gutman, lui, écrit. Il décide de nommer ce qu’il voit – un génocide – dès 1992. En 1993, il publie l’ouvrage A Witness to Genocide, un recueil de ses articles sur le sujet. Ce livre lui vaudra le prix Pulitzer l’année suivante.
Plus tard, son travail, essentiel pour mettre en lumière ces crimes, sera cité dans le cadre des procédures du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.
Aujourd’hui, à Gaza, la question demeure la même : « À quel moment l’accumulation des faits devient-elle suffisante pour que l’on ose nommer ce que l’on voit ? »
Attendre un verdict des tribunaux ? Le cas de Srebrenica
Léo Kalinda, journaliste à la retraite qui a mené une longue carrière à Radio-Canada, n’a pas la langue dans sa poche. Il a couvert le génocide des Tutsis au Rwanda et celui de Srebrenica en Bosnie.
Selon lui, compter sur la justice pour statuer sur la qualification de génocide relève de l’illusion. L’exemple de Srebrenica en est la preuve : 30 ans après les faits, le débat reste vif.
En juillet 1995, plus de 8 000 hommes et garçons musulmans bosniaques sont exécutés par l’armée serbe de Bosnie. La majorité des femmes, des enfants et des vieillards, eux, sont épargnés. Un massacre planifié et documenté. Pourtant, le consensus international tarde à se faire.
En 2015, une résolution du Royaume-Uni à l’ONU visant à reconnaître ce crime comme un génocide est bloquée par la Russie, alliée de la Serbie. Résultat : pas de reconnaissance onusienne du génocide de Srebrenica.
Pourtant, la Cour internationale de justice, elle, a tranché en 2007 : oui, c’est un génocide.
Et ce flou persiste même parmi les spécialistes, explique Léo Kalinda. Il se souvient notamment du Dr Rony Brauman, un humanitaire qui a travaillé longtemps avec Médecins sans Frontières. Selon ce dernier, il y a eu un terrible massacre à Srebrenica, qui relève d’un crime contre l’humanité. Mais puisqu’on a laissé partir des femmes, des enfants, des vieillards et des gens qui n’étaient pas considérés comme des menaces potentielles, ce n’était pas un génocide.
Face à ces voix discordantes, Léo Kalinda tire une leçon : « Vous voyez bien : même les spécialistes ne sont pas d’accord. »
« Il y a des jours où je pense voir des images de Kigali à Gaza »
« Quand on regarde maintenant ce qui se passe à Gaza, c’est une répétition, 30 ans plus tard, de ce qui s’est passé au Rwanda », reprend-il d’une voix grave. (...) Il y a des jours où je pense voir des images de Kigali à Gaza. »
Il se souvient de ces scènes absurdes, « tous ces mecs qui tuent de façon indiscriminée. Au Rwanda, ils tiraient sur les chiens, sur n’importe quoi. »
Léo Kalinda et ses collègues journalistes ont dû se cacher de l’armée hutue, dans les blindés des Nations unies, pour documenter l’indicible.
Aujourd’hui, il observe les mêmes méthodes à Gaza de la part de l’armée israélienne : les contrôles, la suspicion généralisée, les risques. « Je vois exactement ce que fait l’armée israélienne, c’est des fouilles au corps de tous ceux qui ne sont pas Israéliens. C’était strictement pareil [au Rwanda]. »
« Je trouve que le politiquement correct a des limites »
Les expériences de Léo Kalinda lui ont permis de se forger une conviction : face à la violence de masse, les euphémismes n’ont pas leur place. « Aujourd’hui, si j’étais à l’antenne, si la direction de Radio-Canada me disait : “Écoute, on va faire le point sur Gaza, qu’est-ce que t’en penses ?”, c’est sûr que je parlerais de génocide. (...) Je trouve que le politiquement correct a des limites », tranche-t-il.
Il note une autocensure médiatique nourrie par la crainte d’alimenter l’antisémitisme. Cette peur, explique-t-il, paralyse même les médias publics : Radio-Canada et RFI, notamment, seraient frileux parce qu’ils anticiperaient les réactions de leurs lecteurs et auditeurs. L’ancien reporter estime que l’usage du terme « génocide » reste explosif.
« Dire qu’il y a un génocide à Gaza, ce n’est pas du tout dire – même pas trois secondes – que tu es pro-Hamas. Et d’énumérer les faits : les discours de génocidaires, la faim comme arme de guerre… »
« Je pense qu’ il y a de la lâcheté politique et morale », laisse-t-il tomber.
Et à ceux qui attendent encore une reconnaissance formelle, que dit-il ? M. Kalinda est catégorique : « Les journalistes qui disent qu’ils attendent… attendront longtemps. Les juristes vont pinailler. »
« On ne se pose plus la question du génocide, on se pose la question de la culpabilité, de la complicité, de la non-dénonciation de génocide »
Quelques rédactions, toutefois, ont choisi de qualifier les massacres à Gaza de génocide, dont celles de L’Humanité, de Médiapart et de Blast.
La Converse a communiqué avec les directions éditoriales de ces trois médias, mais au moment d’écrire ces lignes, aucune d’entre elles n’avait donné suite à nos demandes d’entrevue. Nous avons cependant pu échanger avec Jérôme Hourdeaux, journaliste à Médiapart.
« Pour moi, le tournant, c’était au mois de décembre 2024. Tout d’abord, Amnesty International, puis Médecins Sans Frontières ont sorti des rapports les uns après les autres disant qu’il n’y avait plus un risque de génocide, mais qu’il y avait un génocide », commence-t-il.
Dès la première semaine qui suit le 7 octobre 2023, l’équipe de Médiapart s’interroge : de quoi la communauté internationale est-elle réellement témoin ? Comment le nommer ?
À l’époque, les tensions politiques sont vives, notamment autour des questions sémantiques. Nombre de chroniqueurs français, explique Jérôme Hourdeaux, somment leurs interviewés de qualifier les attaques du Hamas de « terroristes », en éludant au passage les frappes meurtrières d’Israël contre Gaza. Ceux qui ne se plient pas à l’exercice risquent d’être taxés de « complaisants », rapporte-t-il.
« On s’est vite rendu compte qu’il y avait beaucoup d’enjeux politiques autour de ces termes, notamment en France, explique le journaliste. La rédaction fait donc appel à des juristes internationaux pour leur demander quelles infractions internationales s’appliquent à la situation, et comprendre : qu’est-ce qu’un crime contre l’humanité, un crime de guerre, un génocide ?
« Et donc, après, c’est la ligne qu’on a toujours essayé de garder », explique M. Hourdeaux.
Pourtant cette désignation est loin de faire l’unanimité, ce qui exaspère le journaliste : « Je crois que décrire les faits suffit maintenant à décrire l’infraction. [D’autant plus] que le plan israélien est clair ; ils l’assument, ils le disent dans des déclarations parfois même outrancières. (...) Ces dernières semaines, on est non seulement sûrs qu’il y a un génocide, mais on estime aussi que ne pas le qualifier, c’est faire une erreur », soupire-t-il.
Cette omission est loin d’être neutre, ajoute le journaliste. « Comme le terme est sur la table, quand une rédaction ne l’emploie pas, cela signifie forcément quelque chose, expose-t-il. C’est-à-dire qu’on refuse de l’employer. »
Pour M. Hourdeaux, le débat ne porte plus sur la qualification elle-même, mais sur les responsabilités de ceux qui continuent à ne pas l’utiliser, remarque-t-il.
« L’Histoire jugera. Dans 20 ou 30 ans, quand on aura un recul historique sur ce qui s’est passé à Gaza et qu’on comparera ce que disait la presse à l’époque, ça fera peut-être le même effet que pour d’autres périodes de l’Histoire, où l’on s’était rendu compte que la presse soutenait des régimes autoritaires ou responsables de crimes de guerre. Et alors, oui, certains ne seront peut-être pas fiers », conclut le journaliste de Médiapart.
Pour Maxime Cochelin, journaliste de Blast, l’emploi du terme « génocide » est le résultat d’un examen lucide de ce qui se passe sur le terrain, réalisé à la lumière du droit.
« C’est la lecture même de la Convention des Nations unies sur le génocide, couplée à un minimum d’honnêteté intellectuelle et appuyée, en plus, sur les interventions d’Ilan Pappé, Omer Bartov, Omer Shatz, Francesca Albanese, Amnesty International et de tant d’autres figures, notamment issues de la communauté palestinienne », explique-t-il.
Réseaux sociaux contre presse traditionnelle
Mais au-delà de ces choix éditoriaux ou individuels se posent une question plus large : celle du pouvoir de la presse traditionnelle face aux réseaux sociaux.
Carla Murphy, professeure de journalisme à l’Université Rutgers, au New Jersey, spécialiste de l’éthique médiatique et des enjeux de justice sociale, constate un changement profond dans la manière dont les citoyens s’informent.
« Je ne suis pas certaine que l’usage ou le non-usage du mot “génocide” par les médias traditionnels ait encore autant d’importance. Le public a accès à d’autres médias qui diffusent régulièrement des images et des récits de destructions, de famines, etc., commanditées par l’État, d’une population donnée. » Elle cite les grands réseaux sociaux, Discord et les balados, notamment.
« [Il] a aujourd’hui accès à la définition onusienne du génocide, aux rapports d’Amnesty et d’autres ONG. Les médias grand public continuent de définir l’agenda politique, bien sûr. Mais ce n’est qu’un élément parmi tant d’autres. (...) Le public utilise divers autres médias pour se faire sa propre idée de la pertinence du terme “génocide” pour décrire les actions d’Israël à Gaza. »
Selon elle, les discussions sur la justesse ou non des termes employés par les médias traditionnels relèvent désormais d’un cercle restreint de professionnels, dont l’influence, bien que toujours présente, n’est plus hégémonique.
« Bien sûr que c’est important pour une démocratie d’avoir un journalisme transparent, rigoureux. Mais je ne suis pas sûre que les audiences en mesurent encore la valeur. »
Un réveil tardif, mais notable
Depuis Gaza, Rami, lui, constate un « petit réveil » dans les médias francophones occidentaux au sujet du génocide à Gaza. « On voit un peu qu’ils osent davantage parler de massacres, se poser la question de savoir s’il y a ou non un génocide… Au moins, on commence à utiliser ce mot. » Ce « petit réveil » ne passe pas inaperçu à ses yeux.
Lorsqu’on lui demande s’il envisage de quitter Gaza, si les massacres prennent fin, sa réponse est claire : « J’aimerais sortir, changer un peu d’air avec ma famille, je l’ai promis à mes enfants… Mais sortir définitivement de Gaza, non ce n’est pas prévu… sauf si j’y suis obligé, si je suis forcé de me déplacer vers le sud, si je suis forcé de monter dans un navire, si je suis expulsé dans un autre pays. Mais partir volontairement, non. »
NB : Certaines de ces entrevues ont été traduites de l’anglais.