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LES VOIX DU DÉCROCHAGE SCOLAIRE : PARTIR SANS DIPLÔME, RESTER SANS AVENIR ?
Cyril Guiot, l’intervenant Volet scolaire du Programme Long terme de Revdec et Nassera Éloire, la coordonatrice de Rev Dec.
9/5/2025

LES VOIX DU DÉCROCHAGE SCOLAIRE : PARTIR SANS DIPLÔME, RESTER SANS AVENIR ?

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5 Minutes
Initiative de journalisme local
Journaliste:
ILLUSTRATEUR:
COURRIEL
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Note de transparence

À Montréal, dans certains quartiers, un élève sur cinq abandonne sa scolarité avant d’avoir obtenu son diplôme. Derrière ce chiffre, il y a des visages et des histoires souvent invisibles. La Converse a rencontré quatre jeunes qui ont connu le décrochage scolaire ou ont failli y succomber. Leurs histoires se croisent entre les murs d’une école pour adultes à Hochelaga et les tables d’un McDonald’s. Ils nous racontent ce qui les a poussés vers la sortie et ce qui pourrait, peut-être, les faire rester.

19 h 37. L’enseigne jaune du McDonald’s de Côte-des-Neiges éclaire le trottoir glissant. Nous sommes en mars et, à cette heure, la salle de l’établissement de restauration rapide est encore remplie : des étudiants, des travailleurs fatigués et quelques habitués qui semblent connaître les lieux comme leur poche. Dans un coin, trois jeunes rient fort. Devant eux, des plateaux vides, des gobelets de soda à moitié terminés. Ils ont l’air de bien se connaître.

Je m’approche avec mon café et me présente. Ils me dévisagent un instant, puis l’un d’eux, Malik, m’invite à m’asseoir. Il a 19 ans, Joey en a 20, et Hana 17. Aucun d’entre eux ne va à l’école.

« J’ai arrêté en secondaire quatre, commence Malik en haussant les épaules. J’essayais de tenir, mais c’était juste trop. J’aidais ma mère avec mes petits frères, et quand je revenais en classe, j’étais KO. Je n’écoutais rien. Et en plus, les profs me regardaient comme si j’étais déjà foutu. À un moment, j’ai juste décidé d’arrêter d’y aller. »

On parle de ce qui les a poussés dehors. Manque de soutien, racisme, pauvreté. « C’est bizarre, hein ? On nous dit toujours qu’il faut travailler plus fort, qu’on doit prouver qu’on mérite notre place, dit Hana. Mais même quand on fait ça, c’est jamais assez. »

Joey regarde son téléphone et tapote nerveusement sur la table : « Y’a des écoles où on dirait qu’ils attendent juste qu’on parte. »

« Mon fils n’est pas un cas perdu »

Une femme s’approche de notre table. Elle a entendu la conversation et demande si elle peut nous parler. Elle s’appelle Fatou. Elle a la quarantaine, et son fils a décroché l’an dernier. « J’ai fait tout ce que j’ai pu, dit-elle en serrant ses mains. Je l’ai poussé, encouragé. Mais chaque jour, il rentrait et me disait qu’il ne se sentait pas inclus. Que les profs ne voyaient que ses erreurs. Il a fini par croire qu’il était un échec, avant même d’avoir une chance. »

Quelques rides se dessinent sur son visage, témoins de la fatigue et des épreuves de la vie. Elle soupire : « En tant que parent, on dit toujours à nos enfants que l’éducation, c’est la clé. Mais si l’école elle-même ferme la porte, qu’est-ce qu’on doit leur dire ? »

Le groupe se tait un instant, puis Malik brise le silence : « On fait ce qu’on peut. On travaille, on survit. Mais on dirait qu’on attend d’avoir une vraie chance pour réussir. » Joey acquiesce. « Même si je voulais retourner à l’école, c’est pas si simple. J’ai un loyer à payer. Je ne peux pas juste arrêter de travailler. »

Hana hausse les épaules. « Parfois, j’ai envie d’y retourner aussi. Mais j’ai peur qu’ils me regardent encore comme avant. Comme si j’étais déjà une cause perdue. »

Le McDonald’s commence à se vider. Fatou me lance un dernier regard avant de partir. « Mon fils n’est pas un cas perdu. Aucun de ces jeunes ne l’est. Mais ils ont besoin qu’on les regarde autrement. »

Malik, Joey et Hana terminent leurs boissons. Demain, ils reprendront leur routine. Certains trouveront peut-être un chemin de retour vers l’école. D’autres continueront à chercher des alternatives.

Et le système, lui, continuera d’avancer, souvent sans eux…

Le décrochage scolaire, un révélateur d’inégalités

Comme eux, des centaines de jeunes disparaissent chaque année des radars scolaires de Montréal. Ils quittent l’école sans diplôme, poussés vers la sortie par un système qui semble les avoir oubliés.

Selon l’Institut de la statistique du Québec, de 2022 à 2023, 15 % des étudiants québécois ont décroché avant d’obtenir leur diplôme. Ce pourcentage masque cependant des taux de décrochage bien plus élevés, notamment dans des quartiers défavorisés comme Hochelaga-Maisonneuve, Saint-Michel ou Montréal-Nord. Dans ces quartiers, près d’un élève sur cinq quitte les bancs d’école. Des jeunes trop souvent issus de l’immigration récente, racisés ou marqués par la pauvreté, qui finissent par croire qu’ils ne comptent pour personne.

Notons aussi que les garçons décrochent plus que les filles (18 % contre 12,3 %) et que l’arrêt de scolarité est corrélé avec une situation économique fragile, selon des données du ministère de l’Éducation du Québec. Par ailleurs, à Montréal, certains décrochent parce qu’ils sont fatigués de se battre seuls. D’autres parce que personne ne vient les chercher quand ils disparaissent des listes d’appels.

« Si tu décroches, personne n’ira te chercher » 

C’est ce qui a failli arriver à Malia. Je la rencontre devant l’école secondaire Eulalie-Durocher. Ce jeudi-là, le ciel est gris, et l’air chargé de la fatigue de fin de journée. Des groupes d’étudiants sortent lentement de classe. Certains sont pressés de rentrer, d’autres traînent devant l’entrée, finissent leur discussion. L’école, située dans le quartier Mercier–Hochelaga-Maisonneuve, est un refuge pour ceux qui sollicitent une deuxième chance, un dernier arrêt avant de décrocher complètement.

École secondaire Eulalie-Durocher

Un sac sur l’épaule et des écouteurs autour du cou, Malia a 19 ans. D’origine sud-africaine, elle a grandi ici, à Hochelaga, où elle habite toujours avec sa famille. Elle accepte de me parler. Elle est d’abord hésitante, puis de plus en plus à l’aise au fil de la conversation. « J’ai failli décrocher tellement de fois ! lâche-t-elle en souriant nerveusement. Au secondaire régulier, j’étais perdue. J’avais des profs qui ne me connaissaient même pas, et quand j’avais des problèmes, personne n’était là pour moi. »

Elle marque une pause, regarde les autres étudiants partir un à un. « Ma mère me disait toujours que l’école c’était important. Mais comment rester motivée quand (...) t’as l’impression que tu n’arrives pas à suivre les autres ? »

Malia se gratte la tête, l’air songeuse. « En cinquième secondaire, j’ai lâché prise. Je ne venais plus. J’avais des jobs nulles, je sortais tard, je me disais : “À quoi bon ?” Personne dans ma famille n’a fait de longues études, alors c’était facile de juste laisser tomber. »

Son regard se durcit. « Mais un jour, un prof a remarqué, à plusieurs reprises, que je quittais son cours en plein milieu. Au début d’un de ses cours, il m’a prise à part et m’a dit une phrase qui m’a marquée : “Tu sais, Malia, si tu décroches, personne ici n’ira te chercher. Mais si tu restes, on va se battre avec toi.” »

Elle rit doucement. « Ça m’a vraiment fait quelque chose. Personne ne m’avait jamais parlé comme ça. »

Après une longue discussion avec ce professeur, Malia a décidé de revenir, mais autrement. « Je suis venue ici, à Eulalie, parce que ce n’est pas comme au secondaire normal. Ici, t’es avec d’autres adultes, il y a moins de jugement. On est là pour apprendre, mais à notre rythme. »

Elle pointe du menton un petit groupe d’amis qui rigolent un peu plus loin. « Il y a un vrai soutien entre nous. Quand je galère avec un truc, il y a toujours quelqu’un pour m’aider. J’ai jamais eu ça avant. »

Malia regarde l’heure sur son téléphone. Elle doit partir, mais avant, elle ajoute : « Je veux finir mon secondaire et aller faire un DEP. J’ai trouvé quelque chose qui me motive : l’éducation spécialisée. Avant, je n’aurais jamais pensé que j’aurais un projet comme celui-là. Maintenant, j’ai vraiment envie d’y arriver. »

Elle me regarde et sourit. « Il y a plein de jeunes comme moi qui quittent l’école parce qu’ils se sentent seuls dans le système. Mais ici, j’ai compris que, parfois, juste une personne qui croit en toi, ça peut tout changer. »

Elle rajuste son sac, me serre la main et s’éloigne dans la rue, disparaissant bientôt parmi d’autres étudiants.

« Revdec, c’est un rêve pour décrocheurs »

Pour comprendre ce qui pousse les jeunes à décrocher, je me suis entretenue avec Nassera Éloire, coordonnatrice de Revdec, un organisme communautaire montréalais qui lutte depuis 40 ans contre le décrochage scolaire. À ses côtés, Cyril Guiot, intervenant psychosocial. L’organisme, situé à Hochelaga-Maisonneuve, accueille chaque année une quarantaine de jeunes décrocheurs ou à risque de le devenir, âgés de 12 à 16 ans.

Il fait beau ce jour-là, mais l’air est encore frais pour un début de printemps. J’arrive dans les locaux de Revdec, et Nassera m’accueille. Elle me tend une tasse de café chaud et m’installe dans son bureau. Quelques minutes plus tard, Cyril se joint à nous. Il a un sourire contagieux. Il s’installe à son tour, et le dialogue se poursuit à trois.

Revdec, expliquent-ils, c’est une initiative née dans les années 1980. Elle a été portée par Michel Jacques, un religieux de la communauté des Frères des Écoles chrétiennes et éducateur engagé dans Hochelaga-Maisonneuve, aujourd’hui décédé. Il voulait offrir aux jeunes un lieu pour « qu’ils se prennent en main et s’épanouissent en mettant l’accent sur leurs forces ». Mais le nom de l’organisme, ce sont les premiers jeunes qui y ont été accueillis qui l’ont choisi.

« Ils disaient que RevDec, c’était un rêve pour décrocheurs », raconte Nassera.

Nassera Éloire, la coordonatrice de Rev Dec.

Un rêve, oui. Mais surtout une réponse à ce que le système ne voit pas. Car, pour ceux qui franchissent les portes de Revdec, le décrochage n’a pas commencé avec les bulletins.

« Ce n’est jamais l’école, la vraie raison, affirme Nassera avec certitude. Ce n’est jamais scolaire. Le problème scolaire est une conséquence. À la base, c’est autre chose : l’anxiété sociale, l’intimidation, les traumas, les diagnostics manquants. Si le jeune n’est pas bien avec lui-même, ça ne peut pas fonctionner à l’école. »

Cyril évoque aussi un facteur souvent négligé : les conséquences des réseaux sociaux sur la perception de soi. « Pour certains jeunes, ce qu’ils voient sur leur téléphone, c’est la réalité. Ils pensent que tout le monde voit la même chose qu’eux. Que ce qui circule, c’est la vérité absolue. » Résultat : la comparaison devient constante, et l’image qu’ils ont d’eux-mêmes peut s’effondrer au moindre commentaire ou regard en ligne.

À Revdec, les jeunes ne sont pas traités comme des cas à régler, mais comme des personnes à écouter. Nassera décrit l’organisme comme un « répit de l’école », une solution de rechange complète, pensée pour redonner du souffle et une structure aux jeunes qui ont perdu pied. Deux types de parcours leur sont proposés : un programme à court terme, de quelques semaines, et un autre à long terme, qui peut durer toute une année scolaire, selon les besoins.

Ils viennent quatre jours par semaine. Le matin, ils étudient certaines matières scolaires, envoyées par leur école d’origine. L’après-midi, il y a les ateliers : sport, arts, discussions, prévention. Et surtout, chaque semaine, un suivi psychosocial personnalisé est réalisé.

« Un jeune qui a du mal à arriver à l’heure, on ne le punit pas, confie Cyril. On comprend que c’est son enjeu, et on construit autour de ça. Il n’y a pas de parcours unique ici, juste des chemins adaptés. » Certains jeunes le disent eux-mêmes : ici, pour la première fois, ils ne se sentent pas jugés. « On dirait que j’ai le droit d’être moi », a confié l’un d’eux à l’équipe.

Un organisme accessible, un système lent à réagir

Malgré tout ce qu’offre Revdec, il ne peut pallier à lui seul les failles du système scolaire. L’organisme reste d’une taille modeste, et sa capacité d’accueil est limitée par ses ressources.

Nassera me regarde en souriant et me dit, presque fataliste : « On est petit, Revdec. Par rapport au nombre d’élèves qu’il y a à Montréal au secondaire, ce n’est rien. »

Revdec reste pourtant accessible à quiconque en fait la demande : les jeunes eux-mêmes, leurs parents, les écoles ou encore la DPJ. Il suffit d’être inscrit à l’école et de remplir un formulaire, qui est disponible sur le site de l’organisme.

Les outils sont là. Ce qui manque, c’est le signal, qui doit être lancé au bon moment. « Même quand un jeune ne va plus à l’école, il faut parfois plusieurs mois avant qu’un parent, une école, un service social nous appelle », déplore-t-elle. 

Le temps que l’école constate son absence prolongée, qu’un signalement soit fait à la DPJ, puis que l’intervention ait lieu, le fil entre le jeune et l’école peut déjà s’être rompu. 

À cela s’ajoute une instabilité financière qui pèse sur l’équipe. « On a la chance d’avoir une subvention, principalement du ministère de l’Éducation, mais elle n’est pas récurrente. Il faut la retravailler chaque année. Et si on est toujours obligés de créer de nouveaux projets pour obtenir du financement, on ne peut pas se concentrer sur notre mission. »

Changer les règles, pas les jeunes 

Mais malgré les obstacles, ils gardent foi en ce qui peut être changé.

Nassera parle d’une école à repenser : plus attentive aux besoins individuels, plus souple dans les parcours, plus humaine. « Si un jeune a besoin de quatre ou cinq ans pour faire son premier cycle, ce n’est pas grave. Ce qui compte, c’est qu’il y arrive. »

Elle insiste aussi sur ce qui semble faire toute la différence : la relation. « Ce qui aide, c’est quelqu’un qui reste là. Même quand le jeune s’éloigne. Quelqu’un qui ne lâche pas. »

Autre point qu’elle juge essentiel : les règles trop rigides qui bloquent l’élan de nombreux jeunes. Elle donne l’exemple de ceux qui, malgré une absence totale ou quasi totale en classe, passent d’une année à une autre, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent bloqués à l’entrée du troisième secondaire, faute d’avoir validé leur premier cycle. À cela s’ajoutent des programmes inaccessibles selon l’âge, des passages forcés d’un cycle à l’autre, ou encore des délais de réaction trop longs dans le réseau scolaire.

Toutes ces barrières administratives, mises bout à bout, ferment des portes à des jeunes qui auraient simplement eu besoin d’un peu plus de temps ou de quelques ajustements.

Avant que je parte, Nassera me confie une dernière pensée. Un message qu’elle adresse souvent aux jeunes qu’elle accompagne : « L’important, c’est qu’il garde espoir en lui, qu’il ait confiance, qu’il arrive à être heureux et épanoui. C’est ça qu’on veut pour eux, plus encore qu’un diplôme. Juste qu’il reste positif. »

Revenir, c’est possible 

Chaque jeune rencontré, chaque intervenant entendu rappelle une chose simple : le décrochage ne se joue pas uniquement à l’école. Il se joue dans le regard qu’on pose ou qu’on ne pose pas sur les jeunes, sur ceux qui s’effacent. Et si des organismes comme Revdec parviennent à les faire revenir, c’est parce qu’ils n’attendent pas qu’ils soient « réparés » pour les accueillir. 

Le décrochage scolaire est souvent perçu comme une défaite individuelle. Mais pour ceux qui l’ont vécu, ce n’est pas nécessairement un abandon. C’est une fuite. Une fatigue. Une façon de dire que quelque chose ne va pas. Et parfois, il suffit d’un endroit où l’on vous attend vraiment pour que l’élan revienne. 

Il y a tant de jeunes qu’on laisse partir sans leur offrir une véritable solution de rechange. Tous n’auront pas la chance de profiter de l’aide de Revdec. Les personnes rencontrées m’ont répété à plusieurs reprises que, si le système scolaire, les institutions, les décideurs, et même les citoyens s’autorisaient à regarder autrement ces jeunes, peut-être que, collectivement, on arrêterait de les perdre en silence.

Site Internet de Revdec 

L’actualité à travers le dialogue.
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