Dans une ville encore marquée par l’injustice et les blessures de la guerre, des voix se sont élevées à l’unisson pour demander des comptes sur une tragédie douloureusement familière. Ce n’est pas un hasard si Sarajevo, symbole de douleur et de résilience, a été choisie pour accueillir le premier événement public du Tribunal de Gaza, une initiative indépendante souvent qualifiée de « tribunal du peuple ».
Ce sentiment d’histoire commune a été palpable au cours des quatre jours qu’a duré le rassemblement à Sarajevo, où se sont retrouvés des chercheurs, des activistes et des professionnels du monde entier. À maintes reprises, les orateurs ont établi des parallèles poignants : entre le siège de Sarajevo et le bombardement de Gaza, entre la famine et le refus de tout accès aux médicaments – à l’époque et aujourd’hui –, entre le génocide perpétré à Srebrenica et ce que beaucoup qualifient aujourd’hui de génocide en cours dans la bande de Gaza.
« Nous ne sommes pas des animaux, nous sommes des êtres humains », a déclaré un témoin de Gaza à l’assemblée. Son identité, comme celle de nombreux autres habitants de Gaza, est gardée secrète pour des raisons de sécurité. Mais ses paroles portaient la vérité crue d’une expérience vécue.
Comme pour tout le monde dans la salle, son indignation n’était pas seulement dirigée contre la campagne d’Israël à Gaza, mais aussi contre le silence assourdissant, et parfois la complicité, d’un monde qui continue à la soutenir de différentes façons. Et le silence.
« Les enfants demandent : “Où est passée l’humanité ?” De 80 à 90 % des maisons ont été détruites. Il s’agit d’un anéantissement systématique, a déclaré ce témoin. La farine coûte 500 $ le sac. J’ai vu des enfants mourir de froid et de malnutrition. Mon père a été tué dans son sommeil lorsque sa tente a été bombardée sans raison. »
Le tribunal, qui a siégé du 26 au 29 mai, a rédigé la Déclaration de Sarajevo, un document percutant qui en appelle au « retrait immédiat des forces israéliennes et [à] la fin du génocide », parmi d’autres demandes urgentes. Issu d’un moment de clarté morale partagée, il est plus qu’une déclaration juridique. Cette déclaration découle de la reconnaissance douloureuse que le passé nous oblige à agir, que la mémoire elle-même est une responsabilité.
« Nous, membres du Tribunal de Gaza, déclarons notre indignation morale collective face à la poursuite du génocide en Palestine, notre solidarité envers le peuple palestinien et notre engagement à travailler avec des partenaires de la société civile mondiale pour mettre fin au génocide et faire en sorte que les auteurs et les complices répondent de leurs actes, que les victimes et les survivants obtiennent réparation, que l’ordre international soit plus juste et que la Palestine soit libre », peut-on lire dans la déclaration du tribunal.
Celle-ci condamne « le régime israélien pour génocide et pour des décennies de colonialisme de peuplement, d’apartheid, de persécution raciale, de déplacement forcé, de punition collective et de déni systématique des droits humains fondamentaux ».
Alors que les probabilités d’un cessez-le-feu à Gaza sont de plus en plus faibles, les Palestiniens continuent de mourir.
« Le fait que ce ne soit pas le premier génocide que le sionisme inflige aux Palestiniens et que nous ayons commémoré l’anniversaire de la Nakba à deux reprises pendant ce génocide nous oblige à poser la question suivante : quelle preuve est encore nécessaire pour que tout le monde se rende compte de la nature d’Israël et de la nature du sionisme ? » a déclaré l’auteur palestinien Nimer Sultany lors de l’événement.
Selon le ministère de la Santé de Gaza, plus de 54 000 Palestiniens ont été tués depuis l’escalade de la guerre entre le Hamas et Israël. À la suite de l’attaque du Hamas contre le territoire israélien, le 7 octobre 2023, les dirigeants israéliens ont lancé une campagne militaire implacable, marquée par des bombardements soutenus de civils et d’infrastructures civiles, des déplacements massifs et le blocage de l’aide humanitaire destinée à l’enclave assiégée de 2,3 millions d’habitants. Dans son rapport de décembre 2024, Amnesty International a « trouvé des éléments suffisants pour conclure qu’Israël a commis et continue de commettre un génocide contre les Palestiniens dans la bande de Gaza occupée ».
Bien que la Déclaration n’ait aucune portée juridique contraignante, les organisateurs du tribunal espèrent qu’elle enverra un message fort et permettra de faire pression sur les « gouvernements pour qu’ils agissent ».
Le « tribunal du peuple »
Le Tribunal de Gaza a été officiellement créé en octobre 2024 à Londres. Il réunit des intellectuels, des défenseurs des droits humains, des représentants des médias et des experts juridiques. Face à ce qu’il appelle « l’échec total de la communauté internationale organisée à faire respecter le droit international dans le cas le plus grave et le plus visible de génocide en temps réel », le Tribunal de Gaza se veut une réponse donnée par le peuple face à l’inaction institutionnelle.
Selon son site Web, le Tribunal cherche à légitimer « un paradigme alternatif du droit international », fondé sur l’autorité morale des gens ordinaires et leur sens collectif de la justice, plutôt que sur les mécanismes souvent compromis des gouvernements et des institutions officielles.
L’initiative est dirigée par un comité de pilotage de huit membres, présidé par Richard Falk, professeur émérite de droit international et ancien rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés. Le Tribunal est soutenu par un conseil politique consultatif de 29 membres composé de dirigeants de la société civile et d’intellectuels de Palestine, d’Europe et d’Amérique du Nord.
Selon le secrétaire exécutif du tribunal, Ahmet Koroglu, l’initiative « est totalement indépendante, sans aucun soutien politique ou idéologique » et est financée par des contributions volontaires. Avant de se retrouver à Sarajevo, le tribunal s’était réuni trois fois à huis clos.
« Il s’agit de notre première assemblée publique, et au cours de ces quatre jours, nous avons eu des réunions de la chambre, des procédures, des témoignages de témoins blancs et d’experts soumis au jury du tribunal », nous a indiqué M. Koroglu.
« Au cours des trois ou quatre prochains mois, nous recueillerons des rapports, des preuves et des témoignages », a-t-il ajouté. Ensuite, un jury composé de sept membres prendra une décision, qui aura « un objectif de sensibilisation au génocide à Gaza » et sera rendue en octobre 2025.

Un « havre de paix » pour débattre des problèmes
Le Tribunal de Gaza s’inscrit dans la tradition des « tribunaux populaires », ces initiatives sociales destinées à faire face à de graves injustices lorsque les institutions officielles restent silencieuses à leur sujet ou en sont complices.
Le modèle remonte au Tribunal Russell sur le Vietnam, mis sur pied en 1966 par le philosophe Bertrand Russell et présidé ensuite par Jean-Paul Sartre. Bien que dépourvu d’autorité juridique, ce tribunal a recueilli de puissants témoignages sur les crimes de guerre commis par les États-Unis et a contribué à faire évoluer l’opinion publique mondiale.
D’autres tribunaux se sont ensuite penchés sur la répression en Amérique latine, sur l’apartheid en Afrique du Sud et, plus tard, le Tribunal mondial sur l’Irak a enquêté en 2005 sur la légalité et les conséquences de l’invasion menée par les États-Unis dans ce pays.
Ces initiatives – parmi lesquelles le Tribunal permanent des peuples, fondé en 1979 et toujours en activité – ne revendiquent pas de pouvoir judiciaire, mais tirent leur légitimité de l’autorité morale, de la conscience publique et de la vérité historique. Elles offrent une tribune aux personnes privées de justice et permettent la constitution de dossiers détaillés qui servent souvent de précurseurs à des changements juridiques ou politiques.
Dans cet esprit, le Tribunal de Gaza se veut une réponse à l’incapacité des gouvernements et des institutions internationales à agir. Il vise à faire entendre la voix des victimes et à mobiliser la responsabilité publique en commençant par la base.
La salle résonnait de langues et d’accents différents. Des accents turcs et arabes, américains et britanniques, des dizaines de visiteurs étant venus d’Amérique du Nord, d’Europe, du Moyen-Orient et de Turquie. Au lieu de se détendre pendant ses vacances, l’avocat montréalais Hugo De Koulen avait choisi de passer ses vacances à Sarajevo, non pour y faire du tourisme, mais pour assister pendant des heures à des témoignages dans le cadre du Tribunal de Gaza.
M. De Koulen a commencé par souligner qu’il ne prenait pas parti dans ce qui a d’abord été présenté comme un simple conflit militaire entre le Hamas et Israël. Mais, a-t-il ajouté, ce cadre n’est plus valable. « Il semble que ce ne soit plus le cas, mais qu’il s’agisse plutôt d’une agression unilatérale et d’un nettoyage ethnique évident. »
« Ce qui est réellement jugé au Tribunal de Gaza à Sarajevo est beaucoup plus large », a-t-il expliqué. S’exprimant en qualité « d’observateur occasionnel, d’avocat, d’étudiant diplômé et de praticien du droit international », M. De Koulen a évoqué des problèmes plus profonds : l’érosion des normes internationales fondamentales, la diffusion de récits nuisibles et destructeurs, un sentiment d’amnésie et de résignation du public, la montée du réalisme ultra-radical dans la politique mondiale et la normalisation de l’injustice et des comportements irrationnels.
« Mais le plus important, c’est le mutisme et l’inaction des dirigeants mondiaux face à des crimes de guerre incontestables et au traitement inhumain du peuple palestinien », a-t-il poursuivi. Pour M. De Koulen, le tribunal permet de réaliser un procès symbolique, non seulement pour les crimes eux-mêmes, mais aussi pour la peur, la lâcheté ou l’indifférence qui ont empêché trop d’intellectuels et d’hommes politiques de s’exprimer. « Ce tribunal sur la situation à Gaza ressemble vraiment à un havre de paix où on peut discuter de ces questions et y sensibiliser l’opinion », a-t-il conclu.
La peur des représailles
Pendant quatre jours à Sarajevo, le Tribunal de Gaza a réuni des experts, des témoins et des activistes pour examiner la crise à Gaza sous l’angle du droit, de la politique et de l’éthique. La première journée a été consacrée au droit international, avec des tables rondes sur la Nakba, les modèles de génocide et les actes de violence spécifiques. Des témoignages de chercheurs et de professionnels de la santé basés à Gaza ont mis en lumière les répercussions humaines de cette tragédie, et des présentations ont abordé des questions comme l’apartheid et les transferts forcés de population.
La deuxième journée a été consacrée à la géopolitique, à l’examen des échecs des institutions internationales et à la criminalisation des protestations. Les discussions ont fait ressortir le besoin de paradigmes jurisprudentiels alternatifs et ont permis de tirer des leçons des mouvements anti-apartheid. Au cours de la troisième journée, les aspects historiques et philosophiques de la situation ont été abordés, ainsi que l’examen des fondements idéologiques du génocide et le rôle des médias dans l’élaboration des récits. Une table ronde de représentants des médias a conclu l’événement, renforçant l’importance de la manière de rapporter les faits dans la lutte contre l’injustice.
Peu de personnes présentes ont accepté de parler aux médias, en raison de la polarisation du sujet. L’équipe à l’origine de l’initiative est par ailleurs très soucieuse de protéger l’identité de ceux qui la soutiennent ou y participent. Après avoir diffusé l’événement pendant quatre jours, les organisateurs ont retiré la plupart des vidéos en ligne.
« Nous essayons de protéger les témoins, comme les journalistes, les médecins et les autres personnes qui parlent devant le jury ou qui présentent des preuves », a précisé M. Koroglu, du Tribunal de Gaza, à La Converse.
« Il est très important pour notre département juridique d’accorder de la confiance à tous ces témoins, car Israël a parfois délibérément pris pour cible ceux qui s’expriment ouvertement », a-t-il ajouté.
« Même ceux qui s’expriment tentent de garder une certaine distance. Ma sympathie, dirigée principalement vers la souffrance des Palestiniens encore retenus dans l’enfer de Gaza, mais également vers les amis juifs de Montréal et leur cher idéal israélien, m’oblige, alors que je suis censé être en vacances, à participer en tant qu’observateur à cette entreprise nécessaire du Tribunal de Gaza », a déclaré M. De Koulen.
Il a dit espérer que le tribunal puisse « peut-être éclairer le public occidental sur les dangers d’emprunter la voie de “l’inhumanisme”, de la déconnexion par rapport à la souffrance des gens ordinaires, du non-respect de la moralité fondamentale et de la règle du droit international, ainsi que de l’isolement croissant d’Israël sur la scène mondiale ».
Comparaison avec le génocide de Srebrenica
M. Koroglu affirme que Sarajevo a été choisie à dessein, car un autre génocide s’est déroulé en Bosnie-et-Herzégovine il y a 30 ans. En juillet 1995, les forces serbes de Bosnie envahissaient Srebrenica, déclarée pourtant zone de sécurité par les Nations unies. Plus de 8 000 hommes et garçons musulmans y ont été tués dans ce qui a été qualifié de « génocide » par les tribunaux internationaux et locaux.
« Il était très important pour nous de savoir exactement ce qui s’était passé ici », a déclaré M. Koroglu, évoquant le panel spécial intitulé « De Srebrenica à Gaza », qui s’est tenu lors de la dernière journée.
« Il y a trois décennies, nous avons assisté à un génocide ici, et un autre se déroule sous nos yeux à Gaza », a-t-il déclaré, ajoutant que « l’objectif était de tirer des leçons de ces exemples et de prévenir les génocides à l’avenir ».
L’ancien grand mufti de la communauté islamique de Bosnie-Herzégovine, Mustafa Ceric, a été l’un des intervenants qui ont parlé du génocide de Srebrenica.
À l’issue de la discussion, M. Ceric s’est adressé à la presse avec un profond sentiment d’urgence. Établissant un lien direct entre les tragédies du passé et la crise qui se déroule aujourd’hui, il a exhorté les auditeurs à considérer la situation à Gaza non pas de manière isolée, mais comme faisant partie d’un douloureux continuum des chapitres les plus sombres de l’histoire.
Pour lui, comprendre les souffrances de Gaza, c’est se confronter à trois crimes monumentaux qui ont marqué le XXe siècle : l’Holocauste, la Nakba et le génocide de Srebrenica.
« L’Holocauste est commémoré solennellement chaque année le 27 janvier à Auschwitz », a rappelé M. Ceric. « Srebrenica a également fait l’objet d’une résolution et d’une journée mondiale du souvenir l’année dernière, le 24 mai. Pourtant, la Nakba, qui a commencé le 15 mai 1948, peine toujours à obtenir la reconnaissance dont elle a désespérément besoin, même si les Nations unies ont adopté en 2023 une résolution témoignant de leur solidarité envers les Palestiniens. » Ses paroles étaient lourdes de déception, mais également marquées par la détermination.
La Nakba, qui signifie « catastrophe » en arabe, fait référence au déplacement massif de Palestiniens en 1948, lors de la création de l’État d’Israël.
Lorsque la guerre a éclaté entre les forces juives et arabes après la fin de la domination britannique en Palestine, plus de 700 000 Palestiniens ont été contraints de fuir ou ont été expulsés de leurs maisons. Plus de 400 villages ont été détruits ou vidés, et beaucoup de ceux qui sont partis n’ont jamais été autorisés à revenir.
Pour les Palestiniens, la Nakba n’est pas seulement un événement historique. Elle marque le début d’une perte permanente, de l’apatridie et de l’exil. Elle est commémorée chaque année le 15 mai, le lendemain de la célébration de l’indépendance d’Israël.
Portant le regard au-delà des tribunaux et des cours internationales, M. Ceric a posé une question qui le hante : « Pourquoi cela arrive-t-il et, plus particulièrement, pourquoi cela arrive-t-il aux musulmans ? Cette question ne concerne pas seulement La Haye, mais chacun d’entre nous. Nous en comprenons les raisons, mais nous devons nous demander pourquoi nous continuons à le permettre ».
Invoquant un puissant hadith, une citation du prophète Mahomet, il a rappelé ce qui suit : « Aide ton frère, qu’il soit l’oppresseur ou l’opprimé. » Puis, remettant en cause les idées reçues, il a précisé : « Aider l’oppresseur, c’est l’empêcher de commettre d’autres crimes ».
Tournant son regard vers l’Occident, M. Ceric a également formulé un message lourd de sens : « À l’heure actuelle, le meilleur ami d’Israël est celui qui mettra fin au génocide qu’il commet contre les Palestiniens de Gaza. C’est la plus grande aide qu’Israël puisse recevoir, non seulement pour son propre peuple, mais aussi pour les Juifs du monde entier. Car les conséquences de ce conflit n’épargnent pas Israël. En fait, c’est Israël lui-même qui subira le plus grand préjudice de ce qui se passe aujourd’hui à Gaza ».