Rue Joseph-Daigneault, à Longueuil – là où Nooran Rezayi a été abattu par un policier du Service de police de l’agglomération de Longueuil (SPAL). Samedi 22 novembre, une trentaine de personnes se sont rassemblées pour une cérémonie discrète. Entre silence, prières et gestes de solidarité, une communauté tente de nommer un traumatisme toujours vif.
Une fin d’après-midi glaciale, un deuil qui ne passe pas
Il est un peu plus de 17 h. Le froid tombe d’un coup sur ce quartier résidentiel de Longueuil. L’éclairage est faible, presque absent, et des silhouettes s’approchent lentement du coin de rue où Nooran est tombé.
Deux mois ont passé, mais pour les amis de l’adolescent, le drame est encore vif. Par petits groupes, ils arrivent. Certains ont leur capuche relevée, d’autres marchent aux côtés d’une figure plus âgée. Devant l’arbre où Nooran s’est effondré, ils allument des bougies. Les gestes sont courts, hésitants. Les mots encore plus rares.
La famille de Nooran est là aussi – entourée, mais silencieuse. L’avocate de la famille, Me Virginie Dufresne-Lemire, rappelle que personne ne peut s’exprimer publiquement tant que l’enquête du Bureau des enquêtes indépendantes (BEI) se poursuit. La mère se tient en retrait, les yeux rougis par des jours de larmes, le visage marqué mais digne.
La cérémonie, organisée par le Centre Binetna, un organisme montréalais offrant un accompagnement thérapeutique, se veut simple et respectueuse. Des prières funéraires sont récitées. Un court discours est prononcé. La minute de silence s’étire un peu plus que prévu, comme si chacun s’était perdu dans un souvenir ou une pensée pour Nooran. La cérémonie s’achève au bout de trois quarts d’heure. Mais les jeunes, eux, restent. Ils reviennent par vagues devant l’arbre, s’y arrêtent pour se recueillir et repartent sans un mot.
« J’aimerais que justice soit faite »
Karim Rachouane, 16 ans, serre les poings dans les poches de son manteau. Il connaissait Nooran depuis plusieurs années. « Il faisait rire tout le monde, raconte l’adolescent. Ce n’était pas un élément perturbateur, tu vois, et quand tu apprenais qu’il était dans ta classe, t’étais content. Les profs l’aimaient vraiment. »
La veille du drame, ils étaient ensemble au parc tout près. Le lendemain, Karim apprend la nouvelle en voyant les voitures de police : « Dans ma tête, je me disais : “C’est sûr que ce n’est pas lui. On s’est trompé de personne.” » Mais l’information est confirmée par les médias, se souvient-il. Sous le choc, il rentre chez lui, s’isole dans sa chambre et reste allongé sans fermer l’œil de la nuit.
Aujourd’hui, Karim reçoit un soutien à l’école et parle régulièrement à un proche qui travaille dans le domaine de la santé mentale. Mais sa colère demeure intacte. « J’aimerais que justice soit faite. On s’attend à une mesure sévère contre le policier, parce que Nooran était complètement innocent, c’était vraiment la force brutale de la police ! » Pour Karim, la solution passe aussi par davantage de transparence : « Il faut des bodycams. Comme ça, ça n’arrivera plus. »
Il hésite un instant quand on lui demande s’il voit dans ce drame un enjeu racial. Puis, il affirme, d’un ton ferme : « Oui, 100 %. […] Personnellement, je vois qu’il y a beaucoup de racisme dans ça. Si c’était un Québécois dans cette situation, il n’y aurait rien qui se serait passé. Les policiers ne seraient même pas descendus de la voiture. Ils n’auraient jamais réfléchi à sortir un gun et tirer sur un jeune de 15 ans. »
Un matin en cuisine, un soir en silence
Plus tôt dans la journée, une trentaine de jeunes s’étaient réunis à la maison des jeunes de Longueuil. Sous la supervision d’une bénévole, ils avaient préparé des pâtés chinois destinés à être distribués à la mosquée de Brossard.
« Ils ont tous mis la main à la pâte, raconte la bénévole Sana Mansouri, dont le petit frère était proche de Nooran. Certains ont eu des idées pour améliorer la recette. On voyait que ça leur faisait du bien. Une forme de fierté. »
Mais dès que la conversation revient sur son petit frère, le ton de Sana change. « C’est difficile, dit-elle. Il a beaucoup plus de mal à communiquer ses émotions. Il y a des répercussions sur ses notes scolaires, sur ses comportements… On sent que ç’a été un événement traumatique pour lui ; et j’imagine pour tellement d’autres. »
Pour elle, les répercussions de la mort de Nooran dépassent largement le cercle immédiat de ses amis. « Ç’a touché toute une communauté. Beaucoup de jeunes ont été impactés et un peu laissés à eux-mêmes. »
Les familles, dit-elle, font ce qu’elles peuvent. Mais la solitude demeure, surtout depuis que l’attention médiatique s’est dissipée : « On en a beaucoup parlé au début. Après, c’est devenu un fait divers. »
L’événement organisé ce jour-là vise donc à créer un moment de rassemblement. « C’est difficile de mettre des mots sur ce qu’ils vivent. Parfois, les actions les aident plus que les paroles », ajoute Sana.
Le Centre Binetna en première ligne
L’activité de cuisine communautaire s’est tenue dans les locaux de la maison des jeunes de Longueuil pendant la journée, sous la supervision des intervenantes du Centre Binetna.
Psychologue et fondatrice du centre, Imene Staali s’est donné pour mission de soutenir les amis de Nooran, dès le lendemain du drame. Pour elle, les blessures laissées par la mort du jeune Rezayi sont profondes et largement invisibles chez ces jeunes. « [Ils] vont peut-être avoir mal au ventre sans comprendre pourquoi, faire des cauchemars – ils en font probablement déjà. Ce sont des jeunes qui perdent leur concentration à l’école, et il nous préoccupe de savoir s’ils vont rester à l’école, ou s’ils vont décrocher. On a peur qu’ils finissent par avoir des enjeux de consommation, on a peur pour leur santé », explique Mme Staali.
Un ensemble de répercussions qui, selon elle, sont amplifiées par l’absence de reconnaissance institutionnelle de ce qu’ils vivent : « L’IVAC (Indemnisation des victimes d’actes criminels, ndlr) et le CAVAC (Centre d’aide aux victimes d’actes criminels, ndlr) ne reconnaissent pas la violence policière comme un acte criminel. Ces jeunes n’ont donc pas accès à ces services. » Et c’est là que le centre intervient, insiste Mme Staali, pour combler ce vide et les aider en leur offrant des soins. « On veut leur montrer que Nooran n’est pas oublié, ajoute-t-elle. Qu’on continue à honorer sa mémoire, et aussi à répondre à leurs besoins. »
« On a besoin que les institutions se positionnent »
Interrogée sur les besoins de la communauté, Imene Staali soutient que l’un des nœuds de la douleur collective est lié au silence des institutions. Elle dit que la communauté attend un geste clair, une parole qui reconnaisse la nature de ce qui s’est passé. « On a besoin que la Ville, que le gouvernement dénonce cet acte comme une violence policière », explique-t-elle. Elle rejette l’idée, souvent évoquée publiquement, selon laquelle « c’est compliqué, le travail de la police ». « Ce n’est pas compliqué de ne pas tuer un jeune de 15 ans ! », s’exclame-t-elle.
Selon la psychologue, une prise de position publique aurait un effet réparateur. « On a besoin qu’ils se prononcent, qu’ils se positionnent. Que le gouvernement écoute les besoins des jeunes aussi. C’est quoi leurs besoins ? Qu’ils les écoutent… » dit-elle.
Elle insiste autant sur l’écoute que sur le soutien, mais aussi sur la réparation : des réparations pour une communauté marquée par la mort de Nooran, pour ses proches, pour ses amis. « Les institutions doivent réparer ce qui s’est passé. C’est quelque chose qui affecte toute une communauté, tout un écosystème. Les amis de Nooran ont besoin de réparations. »
Pour elle, la réparation passe également par des gestes symboliques : « Est-ce qu’on peut demander une murale ? Renommer un parc ? Ça ne ramènera jamais Nooran, mais ce sont des débuts de réparation », estime la psychologue.
Du côté de la Ville de Longueuil, le cabinet de la mairesse Catherine Fournier affirme que des mesures de soutien ont été déployées dès l’annonce du drame. Une cellule d’urgence a été mise en place pour coordonner les interventions auprès des jeunes, en collaboration avec le Centre de services scolaire Marie-Victorin, qui a mobilisé des psychologues et des psychoéducateurs, lit-on dans une réponse écrite envoyée par le service des communications.
La Ville de Longueuil dit avoir été récemment informée d’inquiétudes au sujet de certains jeunes qui n’auraient pas reçu l’aide nécessaire. « Nos équipes travaillent avec les partenaires pour s’assurer que tous les jeunes qui manifestent un besoin soient pris en charge », indique-t-on dans la même communication. Enfin, la Ville dit vouloir renforcer les initiatives de rapprochement avec les jeunes, et pour ce faire, elle encourage les élèves et leurs familles à se tourner vers la direction de leur école pour obtenir de l’aide. « Le CSSMV nous assure que tout élève qui lève la main pour demander du soutien sera accompagné. » Nous n’avons pas pu obtenir la confirmation ni les détails de cette initiative de la part du Centre de services scolaire Marie-Victorin, qui n’a pas répondu à nos courriels.
De son côté, le Centre Binetna prévoit poursuivre son accompagnement. « S’ils [les jeunes et leurs familles] ont besoin qu’on revienne chaque semaine, on reviendra. Chaque mois, on fera une commémoration. On sera là », conclut la directrice du centre.
Entre douleur et solidarité
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Tout au long de la soirée, les bougies continuent de brûler au pied de l’arbre. Les jeunes restent en petits groupes serrés, parlent à voix basse, rarement à d’autres. Ils observent, écoutent, mais échangent peu avec les adultes présents. Une réserve palpable, presque une méfiance, entoure leurs conversations, comme si la parole, ce soir-là, n’était possible qu’entre eux. Dans les témoignages recueillis tout au long de la soirée, deux sentiments reviennent constamment : la peur que cette tragédie se répète et la crainte que le système ne réussisse pas à entendre la voix de ces jeunes, qui réclament pourtant simplement d’exister sans violence.
Karim, lui, regarde longuement les flammes. Avant de partir, il ajoute : « Je suis venu parce que c’est important. On ne peut pas oublier. »
Deux mois après la mort de Nooran, son ombre plane encore sur Longueuil. L’enquête du BEI se poursuit, la famille attend des réponses, et les amis tentent tant bien que mal de reprendre le chemin de l’école. Dans cette rue mal éclairée, le froid s’installe. Mais autour de l’arbre, les bougies continuent de brûler, comme pour s’assurer qu’ici, au moins, la lumière ne s’éteigne pas.

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