Depuis le durcissement des règles en matière d’immigration au Québec, dont le point d’orgue a été l’abolition, le 19 novembre dernier, du Programme de l’expérience québécoise (PEQ), l’analyste de politiques d’immigration Yacine Kraimia observe un basculement inédit. L’expert affirme, en effet, que des milliers de francophones candidats à l’immigration au Québec se dirigent plutôt vers l’Ontario, le Nouveau-Brunswick et l’Alberta. « En ce moment, venir au Québec, c’est un suicide », dit-il.
À 19 h 45, après une journée qu’il décrit comme « longue et épuisante », Yacine Kraimia prend tout de même la peine de s’entretenir avec La Converse. D’une voix calme, il décrit ainsi son travail bénévole : « J’essaie de donner des informations, de guider, d’orienter. »
Informaticien de formation, il est devenu analyste d’affaires et s’est aussi fait connaître pour sa capacité à décortiquer les lois, les programmes et les cycles politiques qui définissent l’immigration au Canada et au Québec.
« Je prépare les gens au choc »
Sa page Facebook rassemble aujourd’hui plus de 800 000 abonnés, un succès qui s’explique selon lui par son expertise, son anticipation des politiques d’immigration et sa capacité à simplifier les mesures les plus complexes : « Je prévois quand il y a des lois qui s’en viennent. J’informe les gens. À la limite, je les prépare au choc. »
Pour lui, la politique canadienne et québécoise d’immigration suit des cycles réguliers : des périodes d’ouverture, puis de fermeture. « Tous les quatre ou cinq ans, le cycle se répète. Quand l’économie va bien, on veut des immigrants. Quand il y a une crise, on referme. » Il ajoute que, tous les 10 à 15 ans, survient une crise importante, donnant l’exemple du ralentissement migratoire qui a suivi la crise économique de 2008 ou encore la période post-Covid.
Dès que la conversation glisse vers la situation au Québec, son visage s’anime, et sa voix devient plus forte, presque tranchante. L’abolition du PEQ, annoncée le 19 novembre dernier par le gouvernement du Québec, n’est qu’une partie de l’équation, affirme Yacine Kraimia.
« Attention, on parle plus du PEQ parce que c’est le plus gros des programmes. Mais il y a aussi les trois programmes pilotes qui vont arriver à échéance en janvier », précise-t-il. Il s’agit ici du programme pilote pour les travailleurs de la transformation alimentaire, le programme pilote pour les préposés aux bénéficiaires et le programme pilote pour attirer les travailleurs compétents en intelligence artificielle, en technologies de l’information et en effets visuels. « Tout ça disparaît », prévient M. Kraimia.
Il décrit une transformation profonde du modèle québécois en matière d’immigration. Le PEQ, très utilisé par les étudiants et les travailleurs temporaires, fonctionnait sans plafond : « Tu remplis les conditions, tu obtiens ton CSQ (Certificat d’acceptation du Québec, ndlr). C’était clair. » Avec le nouveau PSTQ (le Programme spécial des travailleurs qualifiés est le nouveau programme québécois qui vient remplacer le PRTQ et le PEQ, ndlr), la logique change complètement : « Avec le PSTQ, ce qu’ils disent, c’est : “Déposez vos demandes et on verra qui on va sélectionner.” Et il y a un nombre limité. Ils vont sélectionner 1 000 personnes par mois, alors que les travailleurs et étudiants étrangers sont des centaines de milliers. »
Des messages de détresse : « Les gens pleurent »
Au fil de la conversation, Yacine Kraimia revient souvent aux messages qu’il reçoit. « Les gens sont frustrés, ils sont désespérés. Ils me font de la peine. Les gens pleurent. Ils me disent : “J’ai tout vendu dans mon pays, j’ai obtenu mon expérience, mes enfants sont à l’école, et maintenant je sais que je ne serai pas accepté.” »
Ceux qui vivent à Montréal ou à Laval se sentent particulièrement piégés, témoigne-t-il. « Le ministre l’a dit : à Montréal et à Laval, ils ne seront pas acceptés. Qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent ? Ça fait trois ans qu’ils travaillent ici, que leurs enfants sont à l’école. Ils n’ont aucune option », ajoute M. Kraimia.
Selon lui, les critères d’acceptation dans le cadre du PSTQ sont complexes : « Ils regardent, par exemple, où tu as acquis ton expérience, où tu vas travailler, si tu as une offre d’emploi, c’est dans quelle ville, où tu habites, où tu vas habiter… C’est compliqué ; et puis, c’est très granulaire comme conditions. »
Des milliers de candidats changent de cap
Jusqu’ici, le Québec demeurait la destination privilégiée des personnes francophones souhaitant immigrer au Canada, notamment celles en provenance des pays du Maghreb, de pays d’Afrique sub-saharienne et de France.
À la suite des récents changements, le vent semble tourner, observe Yacine Kraimia. « Avant, je recevais des milliers de messages par jour de gens intéressés à venir au Québec. Maintenant, ils me disent : “Heureusement que je ne suis pas venu, je vais changer d’idée” », rapporte-t-il.
Il évoque une tendance « massive » : « Personne ne veut venir au Québec en ce moment. On parle de milliers de personnes qui se détournent. Les Français ? Oublie ça. Les Algériens, les Marocains aussi. » En effet, depuis que le gouvernement provincial a imposé un moratoire de huit mois sur le PEQ et le PRTQ – à partir du 31 octobre 2024 –, le gouvernement fédéral, lui, a ouvert la porte aux candidats francophones pour le reste du Canada.
Ottawa avait augmenté à ce moment-là de 6 % à 10 % le nombre de résidences permanentes accordées à des immigrants francophones choisissant de s’installer à l’extérieur du Québec. « J’ai mis des cibles très agressives dans mon plan d’immigration, [à savoir] monter jusqu’à 10 % dans les communautés francophones en dehors du Québec. Je serais même prêt à accueillir ces gens-là parce que ce sont des gens brillants », avait commenté Marc Miller, le ministre canadien de l’Immigration, le 31 octobre 2024.
Les chiffres des derniers tirages réalisés dans le cadre de la formule Entrée express (regroupant les programmes d’octroi de la résidence permanente au Canada, hors Québec) sous le chapitre « Compétence linguistique en français » sont éloquents : 10 500 candidats invités rien que pour les deux tirages effectués en octobre 2025.
Pendant ce temps, depuis le lancement du PSTQ en juillet dernier, et malgré les promesses du ministère de l’Immigration du Québec d’organiser un tirage par quinzaine, il n’y a eu que quelques rondes effectuées en juillet et août, et seulement un millier de candidats ont été sélectionnés, tous établis en dehors du Grand Montréal.
« Déposez au PSTQ, mais préparez un plan B »
Maintenant que le Québec a aboli le PEQ et resserré ses critères de sélection dans le cadre du PSTQ, les candidats francophones se tournent vers d’autres provinces. Chez les abonnés de la page Facebook de Yacine Kraimia, deux provinces ressortent particulièrement : l’Ontario (en particulier Ottawa) et le Nouveau-Brunswick, déjà populaires ces dernières années. « Ottawa, c’est francophone et anglophone, proche de Montréal. Le monde aime ça. »
Le Nouveau-Brunswick, dit-il, attire en raison de la simplicité de ses programmes : « Avec un diplôme collégial et 18 mois d’études, tu peux déposer une demande pour obtenir la résidence permanente. C’est plus simple qu’ici. »
Les provinces de l’Alberta et de la Saskatchewan sont aussi mentionnées, même si la langue anglaise constitue un défi pour les francophones. Par contre, dit-il, les Maghrébins connaissent déjà les programmes du Nouveau-Brunswick, et cette option, qui était auparavant marginale, est devenue centrale.
Sur d’autres réseaux sociaux consacrés aux conseils en matière d’immigration au Canada, les drapeaux sont aussi en berne. Sur la page Facebook VF Immigration, par exemple, une internaute concernée par l’abolition du PEQ qualifie le PSTQ de Hunger Games, en référence au film mettant en scène des épreuves mortelles.
S’adressant aux candidats à la résidence permanente établis au Québec, M. Kraimia propose une stratégie en deux temps : « Si vous répondez aux critères, déposez au PSTQ. Mais n’attendez pas trop. » Il recommande de préparer d’emblée un plan B : « Allez voir les autres provinces. Une déclaration d’intérêt, ce n’est pas un engagement. Déposez ailleurs aussi. »
Pour les personnes qui sont encore à l’étranger, son conseil est plus tranchant : « Ne venez pas au Québec. En ce moment, c’est un suicide. Le PSTQ, c’est une loterie. Un million de personnes jouent, une ou deux gagnent. Il n’y a aucune garantie. »
Pression publique : « Le gouvernement peut reculer »
Face à la mobilisation des résidents temporaires à la suite de l’abolition du PEQ, y a-t-il des chances que le gouvernement du Québec change d’avis ?
Interrogé à ce sujet, l’expert n’exclut pas un éventuel recul du gouvernement Legault, « à condition que la pression soit féroce ». Il rappelle, d’ailleurs, un précédent : « En 2019, ils ont voulu durcir les conditions d’accès au PEQ. Il y a eu deux mois de manifestations féroces. Le gouvernement a fini par reculer et a mis en œuvre une clause grand-père. »
Selon lui, la rapidité de la réaction du ministre de l’Immigration et du premier ministre, à la suite de la protestation organisée le 17 novembre devant le siège du MIFI à Montréal, ne peut être que l’effet de la pression de la rue. « D’habitude, ce ministre-là, il ne parle à personne, il n’écoute personne, il est têtu. […] Cette fois, il a réagi rapidement lors d’une entrevue télévisée, et juste après, on a vu aussi le premier ministre réagir pour dire : “Il n’y aura pas de clause grand-père.” Ça veut dire quoi ? »
Selon Yacine Kraimia, ces règles ne dureront pas : le cycle politique va changer et la CAQ devrait quitter le pouvoir en octobre. Mais il avertit que le Parti québécois, donné favori, pourrait prolonger ou renforcer les restrictions. Une amélioration n’est donc pas certaine à court terme. « Ça peut empirer avant de s’améliorer », conclut l’expert en immigration.
Il estime que les conséquences économiques forceront un virage : « Uniquement pour l’enseignement, les étudiants étrangers rapportent beaucoup au Québec (4,2 G$ en 2022, ndlr). Si on réduit leurs effectifs au quart, certaines écoles vont fermer. » Une perspective inconcevable, pense-t-il, qui amènera le prochain gouvernement à assouplir certaines dispositions en matière d’immigration.

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