Le gouvernement Legault a annoncé la suppression du Programme de l’expérience québécoise (PEQ), qui permettait aux personnes immigrantes diplômées ou travaillant au Québec d’obtenir plus aisément la résidence permanente. Après avoir investi de nombreuses années au Québec en pensant pouvoir s’y établir, des milliers de personnes et leurs familles se retrouvent face à la précarisation de leur statut, faisant même face à un potentiel retour dans leur pays d’origine.
Le grand sourire d’Amine n’est pas heureux, mais amer. Ses cernes révèlent les longues nuits qu’il a passé sans dormir, étouffé par le stress et la colère, alors que « le gouvernement du Québec est en train de détruire [sa] famille ».
En appel vidéo depuis son salon, le père de famille prend une grande respiration. Lorsqu’il rouvre les yeux, il se dit prêt à raconter le « cauchemar » qu’il vit depuis l’annonce des nouvelles restrictions migratoires – le gouvernement provincial entendant réduire ses seuils d’immigration de 60 000 cette année à 45 000 en 2026.
Amine est arrivé au Québec il y a deux ans, avec sa femme et leurs trois enfants. Ils ont quitté le Maroc où ils étaient heureux, raconte-t-il avec un sourire nostalgique. « On avait une vie stable, une maison, une voiture. »
« Un jour, on entend parler des Journées Québec », poursuit-il calmement, en faisant référence au programme de recrutement de travailleurs étrangers par le gouvernement du Québec. Les agents du ministère de l’Immigration s’étaient même déplacés au Maroc pour attirer des travailleurs locaux dans la Belle Province. Le père de famille y voit une belle occasion pour ses enfants, qui pourront avoir une « meilleure vie » et des « études reconnues mondialement ».
Les parents hésitent, mais sont vite rassurés par les garanties offertes. « Dès le premier jour, on nous a fait la promesse qu’un programme – le PEQ – nous permettrait de rester au Québec définitivement », rapporte Amine d’une voix plus fébrile.
La famille marocaine « accepte le défi » et part pour le Québec en août 2023, après avoir été sélectionnée. « J’ai vendu tous mes biens. J’ai démissionné, j’ai soldé mon compte », énumère Amine. « Tout ce que j’avais comme vie, je l’ai mis dans des valises de 25 kilos pour être ici au Canada », dit-il dans un mélange d’espoir et de regrets.
L’abolition d’un programme majeur
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Le programme sur lequel comptait Amine et sa famille pour s’établir durablement au Québec est le Programme de l’expérience québécoise (PEQ). Il constituait la voie rapide pour avoir un Certificat de sélection du Québec (CSQ), en vue de l’obtention de la résidence permanente. Les personnes immigrantes devaient détenir un diplôme québécois et un an d’expérience professionnelle – ou deux ans d’expérience en l’absence de diplôme – pour l’obtenir, en plus de maîtriser le français.
La semaine dernière, le gouvernement provincial a annoncé la fin de ce programme, plaçant les nouveaux arrivants dans l’incertitude, alors que plus rien ne leur garantit qu’ils pourront rester après l’expiration, dans quelques mois, de leurs permis de travail.
La seule option qui s’offre à eux pour obtenir l’autorisation de s’établir au Québec est désormais le Programme de sélection des travailleurs qualifiés (PSTQ), une voie plus difficile et incertaine, car ce programme confère davantage de contrôle au gouvernement dans la sélection des immigrants permanents.
Le PSTQ fonctionne selon un système de points octroyés en fonction d’un ensemble de critères, comme la scolarité, l’expérience professionnelle, le secteur d’activité, la situation géographique et la connaissance du français. Contrairement au PEQ, le PSTQ ne garantit pas la sélection si l’on respecte un certain nombre de critères.
De plus, les résidents de la région de Montréal seront grandement défavorisés, car le nouveau plan prévoit de réduire en priorité l’immigration dans la métropole afin de la régionaliser. Effectuer une demande dans le cadre du PSTQ tout en vivant à Montréal pourrait donc considérablement réduire les chances d’être sélectionné, si l’on en croit les dernières annonces.
Pour Yamanda Bouchaala, membre de l’équipe organisatrice d’une manifestation contre la suppression du PEQ, le PSTQ relève du tirage au sort. « Les chances d’obtenir la résidence permanente sont maintenant très réduites, voire impossibles pour certains », explique-t-elle. « Et si on n’est pas tiré au sort, il faudra faire ses valises et partir », ajoute-t-elle, sous le choc.
L’autre option pour obtenir la résidence permanente est de déménager dans une autre province canadienne et d’y présenter sa demande – dans le cadre d’Entrée express – tant que le permis de travail est valide. Si les francophones sont avantagés par ce programme, rien ne garantit toutefois le succès de cette démarche.
Des sacrifices pour vivre au Québec
Cheveux noués, visage inquiet, Lina, 35 ans, fait les cent pas dans son appartement pendant notre appel. Comme Amine, elle a tout quitté avec son mari pour venir au Québec, après que les agents du ministère de l’Immigration sont allés les recruter en Tunisie. Lui était restaurateur, tandis qu’elle était directrice principale d’une société tuniso-allemande.
Comme Amine, Lina a reçu des promesses. « Ils nous ont parlé du PEQ et de la résidence permanente. Ils nous ont parlé du Québec et de la belle vie », lâche-t-elle avec un rire ironique.
Zied*, lui, est arrivé à 19 ans pour étudier, avec pour projet de faire sa vie au Québec. Assis sur sa chaise de gaming, le diplômé de Polytechnique pose son téléphone devant lui pour avoir les mains libres. « J’ai vécu sept ans ici, sept ans de rêves et de plans », témoigne celui qui travaille désormais en tant qu’ingénieur informatique dans une banque.
« Ces personnes-là ont tout investi au Québec, pensant qu’elles pourraient y rester, dénonce Yamanda Bouchaala. Elles y ont mis du temps, de l’argent – tout ! »
Les yeux dans le vide, Zied calcule le coût total de ses études. « 14 000 $ par session… Ça fait 125 000 $ en tout », avance-t-il avec un air incrédule.
Amine, lui, a investi toutes ses économies dans l’installation de sa famille à Montréal et dépense chaque mois l’intégralité de son salaire minimum pour payer le loyer. « J’ai accepté de recommencer en bas de l’échelle [salariale] », dit-il, alors qu’il était responsable de département dans une entreprise de télécommunications au Maroc.
Lina, pour sa part, a eu de grandes difficultés à trouver un emploi. Faute de reconnaissance, elle a dû se tourner vers un poste qui ne correspond pas à ses qualifications. Diplômée en droit, la trentenaire a finalement été embauchée comme éducatrice dans une école à Québec. « Je ne veux pas utiliser ce mot, mais pour moi ç’a été une “chute”, une dégradation », confie-t-elle.
Pour Zied et Lina, le plus gros sacrifice reste celui d’avoir quitté leur famille, restée en Tunisie. La jeune femme se remémore les bons et les mauvais moments qu’elle a manqués, comme l’opération qu’a subie son père au cœur. Elle marque une pause, avant que ses yeux ne s'embuent de larmes.
Si l’arrivée au Québec fut pour elle « très, très difficile », elle raconte qu’il y a un mois, elle commençait enfin à s’adapter et à être plus heureuse dans sa nouvelle vie. « Même quand ma famille m’appelait, j’étais plus enthousiaste », confie celle qui les a quittés à contrecœur.
« Ici, j’ai mes amis, mes souvenirs, mes activités et mes habitudes », confie Zied. « J’ai vécu sept ans ici, les Québécois me disent que je fais partie d’eux […], et mon employeur me dit qu’il a besoin de moi », dit-il avec fierté.
Une décision brutale
Le rêve québécois a brusquement pris fin la semaine dernière, lorsque le gouvernement Legault a aboli le programme qui permettait aux personnes immigrantes d’obtenir la résidence permanente après quelques années d’études ou de travail. « Tout a changé. La vie est devenue noire, lâche sèchement Amine, qui a perdu son grand sourire. On a deux possibilités : soit quitter, soit quitter. »
Pour obtenir la résidence permanente, l’option qui se présente aux personnes immigrantes est donc de déménager dans une autre ville ou une autre province en déposant une demande dans le cadre d’un autre programme – une démarche qui est sans garantie de succès. « Quitter Montréal ou quitter le pays, ça revient au même », relève Zied, qui devra « tout recommencer à zéro » dans les deux cas. « Je vais aller dans une province anglophone, alors que je parle français, que j’ai un travail et toute ma vie ici ? » s’interroge le jeune homme.
« Si on rentre en Tunisie, qu’est-ce qu’on peut faire ? On n’a plus de maison, plus de voiture, plus d’économies », explique Lina, qui a tout quitté il y a à peine deux ans.
« Les enfants refusent catégoriquement de partir. Ils viennent à peine de s’intégrer », rapporte Amine. Ses « petits », comme il les appelle, ne parlent plus arabe, la langue de leur pays. « Rentrer va leur être fatal », souffle le père de famille, les yeux humides.
Membre du mouvement citoyen contre la surpression du PEQ, Yamanda Bouchaala dénonce la mesure brutale du gouvernement caquiste. « On est venu en suivant des règles, on avait des droits, et puis on n’a plus rien », tranche-t-elle.
Colère et angoisse
Après le choc de l’annonce vient le stress. Les permis de travail de Lina, d’Amine et de Zied expirent respectivement dans deux mois, six mois et un an, sans qu’aucun d’entre eux ne sache quoi faire pour prolonger son expérience au Québec.
« Je ne dors plus, j’arrive même pas à vivre normalement… » raconte Amine, qui pense sans cesse à ses enfants, dont il estime que « la vie va être détruite ». Et après le stress vient la colère : « Le Québec m’a eu ! C’est affreux ce qu’ils ont fait à tous ces gens ! » s’emporte le père de famille.
« C’est pas acceptable, c’est pas acceptable ! » répète en boucle Zied, qui refuse de tout perdre après sept années de vie au Québec. « Ils nous donnent de l’espoir, et à la fin, ils nous disent : “On ne veut plus de vous, en fait.” »
« Je le dirais haut et fort : le gouvernement nous a trompés », s’indigne Lina. « Ils ont brisé nos vies », poursuit-elle. Elle ajoute qu’elle aurait préféré « qu’ils [la] laissent tranquille » en Tunisie, plutôt que de venir la recruter. « Nous ne sommes pas des meubles ni des choses, nous sommes des humains ! » s’exclame-t-elle, la voix brisée, avant de raccrocher.
Se mobiliser
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Lundi matin, une manifestation a lieu à Montréal devant le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration pour protester contre l’abolition du PEQ. Les participants ont répondu à l’appel d’un mouvement citoyen soutenu par l’organisme Le Québec c’est nous aussi.
Des centaines de personnes sont présentes, et certaines vont raconter au micro leur histoire, semblable à celle d’Amine, de Zied et de Lina : des années passées à étudier ou à travailler au Québec en pensant pouvoir s’établir ici.
« Des témoignages comme ça, on en reçoit des centaines », indique Mme Bouchaala lors d’une entrevue. « Les gens sont déjà là, ils font partie du système, c’est comme si on les abandonnait », regrette l’organisatrice.
Les manifestants demandent au gouvernement d’user d’une clause de droits acquis, qui permettrait aux personnes immigrantes éligibles d’obtenir la résidence permanente avant que le PEQ soit définitivement supprimé. « Ce qu’on veut, c’est que les personnes qui sont déjà établies, qui font déjà partie du Québec aujourd’hui, restent », explique Mme Bouchaala. Il s’agirait d’une abolition transitoire, qui éviterait à plusieurs des décisions difficiles.
Malgré la détresse ambiante, la foule de manifestants est traversée par une onde d’espoir lorsque l’éventualité d’une transition est évoquée. Yamanda Bouchaala s’accroche à cette possibilité : « Évidemment qu’on y croit, on va faire entendre notre voix. Moi, je suis persuadée qu’on a notre place au Québec. »
*Les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat de ces personnes.
Le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration n’avait pas répondu à notre demande d’entrevue au moment de la publication de cet article.

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