C’est au café St-Henri dans le quartier Villeray que l’on retrouve la cofondatrice de l’organisation communautaire Learning Loop, Niti Marcelle Mueth, pour parler de Montréal-Nord et de l’initiative Le passé reste vivant. Cette série de trois ateliers débutera ce samedi 12 juillet et sera suivie de deux autres séances cet été.
La playlist du café diffuse des airs d’Amérique latine. La vida es un carnaval de Celia Cruz s’élève des haut-parleurs comme un manifeste en musique : malgré les épreuves, la joie reste un acte de résistance. Si elle a une voix douce et des yeux rieurs, son ton est ferme. Niti nous parle d’héritage, de transmission, de blessures à soigner.
Dans moins de 48 heures, elle co-animera le premier des ateliers interactifs destinés aux jeunes de Montréal-Nord, un quartier trop souvent résumé à ses stéréotypes : violence, pauvreté, marginalisation. Mais Montréal-Nord, insiste Niti, pour les personnes et la jeunesse qui y vivent, ce n’est pas que ça. Et elle refuse les généralisations simplistes. « Les réalités sont multiples, les histoires aussi », dit-elle. « On a tendance à parler des quartiers populaires comme d’un bloc homogène. Mais non. »
C’est cette image figée que Niti veut questionner. Lorsqu’on évoque la réputation accolée à Montréal-Nord, elle ne cache ni son agacement ni sa lucidité. Pour elle, le vrai problème, ce sont les représentations qu’on s’en fait. « Tout ce qui vient de l’extérieur, c’est une perception. Ces gens-là ne connaissent pas ce que c’est d’y vivre. Pourtant, il y a tellement de choses positives qui s’y passent. »
« Montréal-Nord, c’est un des quartiers les moins bien desservis en termes d’activités culturelles. C'est un quartier quand même assez loin aussi du centre de Montréal. Il y a vraiment ce besoin d'offrir aux jeunes des opportunités qu'ils ne retrouveraient peut-être pas autant que des jeunes qui vivent plus proche du centre. Ça permet de leur donner de l'autonomie, mais aussi de leur faire savoir qu'ils ont la possibilité de faire ce qu'ils veulent dans la vie. »
Celle qui est artiste visuelle et médiatrice culturelle adopte une posture claire lors des activités qu'elle supervise. Elle refuse de juger ou de vouloir "corriger" les jeunes. « Même si j’ai côtoyé des jeunes en précarité, dans la rue ou qui consomment des drogues, mon rôle n’est pas de changer leur vie ou de leur dire “ce que tu fais, c’est mal”. Au final, ils font ce qu’ils doivent faire pour survivre. » Et à travers ces ateliers, c’est de l’espoir qu’elle veut leur donner tout comme le sentiment d’être vu et compris.
Niti a grandi entre Ahunstic et Pierrefonds, des quartiers où les histoires ne se ressemblent pas forcément, même s’ils partagent certaines luttes. Cette double expérience nourrit sa conviction : parler des quartiers populaires, ce n’est pas raconter une seule histoire homogène, mais une mosaïque de parcours et de réalités. Elle insiste sur cette diversité pour éviter de réduire les jeunes à une image figée ou un destin unique.
Trois temps pour partager l’histoire et composer le futur
Les ateliers proposés lors de l’initiative Le passé reste vivant forment une trilogie temporelle imaginée par Learning Loop pour explorer la mémoire noire à travers le passé, le présent et le futur.

Le premier volet sera consacré à l’histoire des communautés noires au Québec, à Montréal et au Canada. « On parle surtout de l'histoire des Noirs pour que les jeunes aient une compréhension de comment et pourquoi ils sont là », explique Niti. L’objectif est d’ouvrir la porte à ces récits souvent oubliés ou peu racontés, pour permettre aux jeunes de se situer dans une mémoire collective vivante.
Le deuxième volet, qui aura lieu le 19 juillet, permettra, quant à lui, un survol du présent. « On parlera de comment [les jeunes] se sentent aujourd’hui dans la société », détaille Niti, « à partir des compréhensions qu’ils ont eues de l’atelier sur le passé et de comment ils sentent que ça impacte leur présent. » Cette rencontre abordera la question de savoir « comment affirmer nos identités et notre puissance collective dans un système qui cherche à nous diviser ? », peut-on lire dans le descriptif de l’événement. Niti insiste sur la nécessité pour ces jeunes de ne pas être constamment forcés à déconstruire des images stéréotypées qui leur sont imposées : « Ce n’est pas nécessairement la responsabilité des personnes noires de briser cette image qu’on ne s’est pas donnée nous-mêmes. C’est plus de reconnaître notre valeur et de savoir qu’on fait ce qu’on a besoin de faire, mais ce n’est pas dans le but de prouver quelque chose. » Il s’agit ici surtout de donner aux jeunes un espace où réfléchir, partager et s’outiller pour mieux reprendre le pouvoir sur leur récit collectif.
Enfin, le dernier volet consacré au futur invite les jeunes à imaginer des avenirs possibles et désirables, un exercice qui fait aussi place à l’afro-futurisme. Cette vision, qui mêle culture noire, science-fiction et espoir radical, propose de repenser le futur en valorisant la créativité, l’innovation et la résilience des communautés noires. L’idée : « imaginer les futurs dans lesquels on est épanouis, dans lesquels on est libre de faire ce qu'on veut. » Il s’agit de se projeter pour rêver des mondes où l’émancipation et la justice sociale sont centrales. Comme le souligne Niti, « C’est à nous de nous affirmer et de reconnaître ce qu’on veut ». Ce dernier atelier agit alors comme un catalyseur, un lieu où s’inventent de nouvelles façons d’être, de créer et d’agir.
La finalité des ateliers est de créer des œuvres collectives ou individuelles dont il reste encore à définir l’aspect final. Elles prendront forme au fur et à mesure. Ce flou volontaire reflète une liberté essentielle : celle de laisser émerger ce qui doit l’être, sans contraintes préétablies. Ce qui importe le plus, c’est que ces voix prennent place, qu’elles soient portées, vues, entendues et ressenties, explique Niti. C’est un espace d’expression authentique où les jeunes peuvent s’approprier leur narratif sans filtre.
« Souvent, quand je travaille avec les jeunes, ce qu’ils me disent c’est qu’ils ne sont vraiment pas pris au sérieux par les adultes, ou qu’ils ne sont pas entendus. Leur voix est importante, tout autant que celle de n’importe quelle autre personne. »
Learning Loop : un tiers-lieu gratuit pour créer, apprendre et se reconnecter
Learning Loop mise sur l’éducation populaire et collaborative comme moteur de changement. L’organisation communautaire est d’abord l’histoire de deux sœurs : Niti Marcelle Mueth et Taïna Mueth. L’une a étudié en santé communautaire et psychiatrie, l’autre en art-thérapie et design graphique. Ensemble, elles ont cofondé en 2022 un espace unique, pensé comme un « tiers-lieu » gratuit, où les communautés immigrantes et marginalisées peuvent créer, apprendre et tisser des liens autrement. « Notre but, c'était vraiment de juste donner des opportunités aux gens et d’avoir un lieu où ils peuvent, non seulement connecter, mais apprendre, partager des connaissances, créer de manière gratuite. »
Learning Loop est né d’un manque criant. « Il y avait vraiment ce manque-là à Montréal. (…) Beaucoup d’endroits pour se réunir sont payants ou pas faits pour se connecter avec sa communauté », explique Niti. Les deux sœurs, qui ont grandi entre Ahuntsic et Pierrefonds, se rappellent d'une enfance marquée par l’absence d’espaces communautaires. « À part l’école et la maison, il n’y avait pas vraiment d’endroit. On a grandi à l’église, donc on avait une communauté là, mais en dehors de ça… on n’avait pas de contact avec la société québécoise. »
Ce besoin d’appartenance et d’expression libre a mené à la création d’ateliers mensuels à prix libre. Des lieux qui pourraient être des « refuges » où l’on vient sans devoir consommer, « juste pour parler, créer, se connecter ». Car pour elle, l’art n’est pas un loisir, mais une nécessité. « L’art, ça m’a gardée en vie. C’est ce qui m’a permis de rester ancrée. (…) Même si ce n’est pas de l'art, avoir quelque chose qui les ancre un peu, ça aide vraiment. »
Dans ces ateliers, l’art devient un outil thérapeutique, une façon de briser les silences. « C’est une manière de guérir, de s’exprimer, mais c’est aussi un moyen de faire passer des messages, de se faire comprendre. Il y a vraiment beaucoup d’utilité à l’art, autre que juste être beau. »
Pour la jeune femme d’origine haïtienne et camerounaise, cette démarche prend encore plus de sens dans des communautés racisées où les enjeux de santé mentale restent sous-représentés. « Surtout dans notre communauté, parce que tout ce qui est thérapie, psychologie, c’est encore un peu tabou. Je pense que c’est de moins en moins le cas, heureusement. Mais avec les vécus qu’on a eus, les traumas intergénérationnels, il y a tellement de trucs à guérir. »
Elle voit d’ailleurs dans la pratique de l’art-thérapie, une sorte de catharsis. « Tant qu’on ne fait pas le travail de guérison, ça continue à se passer. Les gens ont des problèmes de santé ou des problèmes mentaux et ils ne savent même pas d'où ça vient. »
Depuis deux ans, les deux fondatrices portent ce projet bénévolement. « C’est un projet passion. On ne gagne pas d’argent en faisant ça. On le fait parce qu’on croit à l’impact que ça peut avoir dans la vie d’un jeune. » Niti en sait quelque chose. « J'ai vu à quel point l'art peut changer des vies. C'est ce que ça fait pour moi. C'est ce que je veux offrir aux jeunes aussi. » Pour elle, l’art permet d’ouvrir des brèches. Elle parle d’un art qui soigne, qui offre un langage à ce qui ne peut pas toujours se dire. C’est ce qui m’a permis de rester ancrée. »
« Ma mère n'était pas très heureuse à l'idée que je sois artiste ou que j'allais étudier dans des domaines plus artistiques. Je me suis vraiment battue pour ce en quoi je croyais. Aujourd'hui, je suis contente de pouvoir montrer aux jeunes que c'est possible. C'est ça, ne pas se limiter. »
Pour Niti, ce n’est pas forcément l’art qui compte, mais le fait d’avoir quelque chose à quoi se raccrocher. Un espace, une activité, un lieu de repères. Quelque chose de concret dans le monde, qui donne du sens, de la valeur, un sentiment d’autonomie et de confiance. « Même si ce n’est pas l’art, d’avoir quelque chose qui les ancre un peu. Ça aide vraiment », dit-elle, reconnaissante d’avoir été témoin de ce pouvoir-là.
À travers Learning Loop et d’autres acteurs communautaires comme Hoodstock, c’est une autre idée de Montréal-Nord qui prend forme : un lieu où la solidarité, la créativité et la mémoire collective nourrissent des futurs possibles. Au-delà des stéréotypes, ces initiatives rappellent que l’avenir de Montréal-Nord s’écrit déjà aujourd’hui dans la solidarité, la mémoire et la créativité de sa jeunesse.