Des murales pour réenchanter les dessous de la Métropolitaine
L’artiste Maliciouz devant une de ses murales, où le regard porte la mémoire des ancêtres. Une œuvre où l’histoire traverse les corps, les regards et les symboles. Crédit photo : Nantou Soumahoro
1/8/2025

Des murales pour réenchanter les dessous de la Métropolitaine

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Montréal compte une multitude d’autoroutes qui, comme des veines de béton, traversent la ville et séparent des quartiers. La Métropolitaine qui coupe Saint-Michel en deux est l’une des plus visibles. Pourtant, sous ce tapis de voitures, un autre visage de ce quartier s’exprime. Depuis quelques semaines, dans cet espace où rien ne pousse, une galerie à ciel ouvert a pris racine entre les rues d’Iberville et Jarry. L’exposition , initiée par le Quartier des Arts du Cirque (QUAC), invite à regarder autrement le quartier Saint-Michel et ce que symbolise ce flux de béton. Immersion sous la Métropolitaine.

Montréal, dans le quartier Saint-Michel, un samedi vers 14h. À hauteur de Crémazie, la circulation est fluide sur la Métropolitaine. Pourtant, malgré le trafic incessant et le vrombissement des moteurs, un souffle nouveau s’élève du béton. Si, sur l'autoroute 40, les voitures filent à plus de 70 km/h, en dessous, entre deux artères peu engageantes, un autre tempo s’impose : celui des pas qui ralentissent, des couleurs qui surgissent, des voix qui résonnent.

La Métropolitaine coupe le quartier Saint-Michel du nord au sud, créant une fracture physique mais aussi symbolique. Le directeur général du QUAC et initiateur du projet, Charles-Mathieu Brunelle, ose d’ailleurs une comparaison : il évoque le mur de Berlin, la plus grande galerie d’art extérieure, précise-t-il. « Ce qu’on aimerait, c’est réparer cette fracture mais au moyen de l’art », confie-t-il. Il s’agit de revitaliser Saint-Michel en valorisant le territoire. Là où l’autoroute symbolisait la séparation, il y a maintenant un lien collectif. Huit approches artistiques s’expriment, avec un même fil rouge : ramener du vivant là où tout est gris et, ce faisant, fédérer les communautés qui font le quartier.

Sur une dizaine de piliers qui soutiennent l’A40, les murales de Maliciouz, Izabelle Duguay, Bryan Beyung, Kaori Izumiya, Keithy Antoine, Marc‑Alain Félix, MÏNS et Omar emmènent les visiteurs dans un autre univers.

Sous le béton, un souffle de vie

C’est près de la boutique de l’exposition, point d’arrivée du parcours, que nous retrouvons Maliciouz, muraliste et directrice artistique du projet. C’est aussi là, à contre-courant, que commence notre visite.

Premier arrêt : un visage d’enfant, peint en grand. « C’est la fille de Bryan Beyung, l’un des artistes », souffle Maliciouz. Elle explique qu’il passe quotidiennement sous la Métropolitaine pour l’amener à la garderie. Sur le bas du pilier, il a dessiné un tampon où il est inscrit CPE de Saint-Michel. L’artiste a voulu figer cette routine. « Son approche, c'était l'éveil à travers sa fille. Il sait que les gens de la garderie, les enfants, passent par là », poursuit-elle.

Le portrait grand format de la fille de Bryan Beyung, une capsule de vie quotidienne figée sur le pilier, symbole de l’éveil et de la routine familiale sous la Métropolitaine. Crédit photo : Nantou Soumahoro

Un peu plus loin, des fleurs géantes émergent du sol poussiéreux. « Kaori Izumiya disait qu’il n’y a pas beaucoup de fleurs ici », raconte Maliciouz. Au-delà de la revitalisation, grâce à l’exposition, il y a un désir de verdir cet espace, ajoute-t-elle. 

À quelques mètres, à notre droite, une des murales d’Omar donne sur le boulevard Crémazie, un clin d’œil ludique à l’environnement immédiat. « Il a voulu prolonger ce qu’on voit en arrière-plan, les autos, la route. »

Au détour d’un autre pilier, les mots prennent le relais et interpellent : « Aime-toi s’il vous plaît », « Tu as le droit d’exister comme tu es », « on apprend à vivre en vivant ». Ces phrases de Keithy Antoine s’élèvent au-dessus de ses dessins, dont un poing noir levé ou encore une femme noire au sourire communicatif.

« C’est très joyeux », commente Maliciouz. « C’est bien qu’il y ait cette approche-là, car les artistes ont différents degrés d'expression. Mais quand il y a un message très clair, il n’y a pas d’autre interprétation : c’est très positif, centré sur le self-love. C'est sûr que ça marque. »

On ralentit. Des colonnes semblent respirer dans cet environnement. Sur l’un des côtés, on aperçoit les nervures d’une feuille. Cette œuvre est celle d’Izabelle Duguay, la co-directrice artistique de l’exposition. « Son approche est centrée sur les micro-organismes. » Il faut s’approcher, prêter attention. « Elle montre le vivant, la nature, mais microscopique, on n'a pas l'habitude de les voir. »

Murale d’Izabelle Duguay représentant les nervures d’une feuille. Crédit photo : Nantou Soumahoro

Au fil de la marche, le bruit de l’autoroute s’estompe. Un employé de la Ville tond la pelouse. Il interpelle Maliciouz : « C’est toi qui as peint ça ? » lance-t-il en montrant une des œuvres. « Magnifique ! Ça fait du bien ! », poursuit-il. Elle lui sourit, le remercie. Ce petit échange révèle bien l’effet de l’exposition : offrir de la beauté là où on ne l’attend pas.

« Le dessous de l’A40, on y a toujours pensé de façon négative »

Sous la Métropolitaine, un air de guitare offre aussi un contraste apaisant au tumulte de l’autoroute.

C’est Riyad Amokran, superviseur du projet de revitalisation artistique, intervenant jeunesse dans le quartier Saint-Michel, qui accompagne le lieu de ses accords.

Il a grandi et vit encore dans le quartier. Pendant des années, il est passé devant ces piliers anonymes sans vraiment les regarder. Ce qu’il voyait, c’était surtout un espace sombre à éviter. « C’est pas un endroit où tu passais de façon banale. Fallait vraiment avoir une bonne raison pour traverser là. »

Mais aujourd’hui, cette revitalisation a un effet sur l’état d’esprit du quartier, note-t-il. Au cours des dernières années, une violence « alarmante » a marqué Saint-Michel. « Non seulement il y a eu des coups de feu, mais il y a eu des meurtres. » Les organismes communautaires cherchent donc à changer la donne. Pendant longtemps, les jeunes de Saint-Michel ne faisaient pas confiance aux organismes, ce qui créait un réel manque de participation et de vie collective dans le quartier. « Depuis ces trois dernières années, ça se passe beaucoup mieux. »

L’initiative du QUAC, explique-t-il, contribue également à renverser certains schémas. « Ça redonne vie, puis on l’entend chez les citoyens qui marchent ici. J’en ai intercepté, ils m’ont avoué que c’était la première fois qu’ils décidaient de sortir en balade dans Saint-Michel. Ils ont donné de très bons commentaires, ils ont regardé chaque murale, chaque poteau, ils ont apprécié. »

Démocratiser l’art et la culture

« Le fait que [les jeunes] nous voient ici, ça leur donne le goût de venir », poursuit Riyad. D’ailleurs, les jeunes du quartier ne se contentent plus de regarder. Ils viennent, ils participent et parfois même, ils exposent. « Vous voyez l’anti-vampire là-bas ? Ça, c’est Van Helsing qui l’a fait », raconte Riyad en montrant une œuvre dans la boutique de l’exposition. Ce jeune qui fréquente le studio vient également peindre ou même faire de la musique sous la Métropolitaine. D'autres improvisent un beatbox ou s’affrontent dans un battle de danse.

Dans la boutique de l’exposition, plusieurs œuvres sont en vente, dont celle du jeune Van Helsing, visible à gauche sur cette photo. Crédit photo : Nantou Soumahoro

Grâce au lien de confiance tissé au fil du temps, les jeunes osent s’approprier des disciplines qu’ils jugeaient jusqu’ici inaccessibles. « Je discutais avec un jeune de 17 ans qui n’était pas à l’école. Je lui ai demandé ce qu’il pensait de la littérature, de la peinture…Il m’a dit : “C’est pas pour nous, c’est pour les bourgeois, pour des gens dans une autre sphère sociale.” » Mais le projet d’exposition, selon lui, contribue à renverser cette perception et à élargir les possibles.

C’est pourquoi il insiste sur l’importance de démocratiser l’accès à l’art. Le projet Sous le chapiteau, porté par le Quartier des Arts du Cirque va dans ce sens. « Il a mobilisé beaucoup d’organismes autour de Saint-Michel. » Mieux encore, les jeunes ont été intégrés aux décisions dès le départ : « On a ramené des jeunes pour participer aux ateliers, pour qu’ils donnent leur avis », explique Riyad.

Maliciouz : entre racines et revendications

Pour Maliciouz aussi, l’autoroute 40 a longtemps marqué une frontière mentale autant que physique. « Ça donnait l’impression que le quartier finissait là », confie-t-elle. « Juste d’aller étudier dans un autre quartier, t’as l’impression de ne pas connaître la ville où tu vis. Enfance, adolescence, puis au cégep, puis en voyageant pour mon art, ça a élargi mes horizons. »

Elle explore désormais plusieurs dimensions dans ses œuvres. La spiritualité, l’histoire, et surtout l’identité des personnes noires de la diaspora, notamment celles qui ont grandi dans des quartiers comme Saint-Michel. Elle montre aussi dans ses œuvres « le bon » comme « le mauvais » du « hood ».

Son travail mêle symboles de la culture vaudoue haïtienne, notamment des motifs sacrés, et références urbaines comme les bandanas, un des emblèmes de la culture de rue. 

Elle connaît bien ce double visage de la rue : les solidarités invisibles, les codes partagés, mais aussi la violence, l’illégalité et les stigmates qui collent à la peau. Sur un des piliers, elle a peint un homme noir portant des locks, plus grand que nature, presque mythique. « Je voulais le représenter comme une entité grandiose. ». Loin des clichés, elle cherche à magnifier les hommes noirs qui ont souvent « une cible dans le dos », selon elle.

Un pilier orné par Maliciouz qui célèbre la puissance et la résilience des hommes noirs à travers une représentation imposante et expressive. Cette œuvre interroge aussi le regard porté sur ces figures dans l’espace urbain, invitant à une réflexion sur l’identité et la visibilité dans un quartier en transformation. Crédit photo : Nantou Soumahoro

À travers ce projet, Maliciouz renverse les perspectives, offre d’autres images, d’autres présences rarement visibles dans l’espace public. Son geste est une forme de réparation, des figures porteuses de sens et d’héritage, fortes et complexes.

Plus loin, une fresque présente une fleur de lys, symbole du Québec, mais porteuse d'ambivalence. « Dans l’histoire d’Haïti, la fleur de lys n’a pas une connotation positive. » Ici, les pistils de cette fleur deviennent des allumettes prêtes à s’enflammer. « C’est chaud ici pour les personnes noires au Québec ! »

Autour de la fleur, des papillons monarques s’envolent, en hommage à l’organisme de basketball, Les Monarques de Montréal, qui a un vrai impact dans le quartier. « Ce n’est pas juste une équipe », souligne Maliciouz. « Les coachs sont des mentors, ils font une vraie différence. » 

Briser les frontières

Pour Maliciouz, être artiste à Montréal, c’est souvent naviguer à contre-courant. Active depuis 2012, elle a longtemps dû créer ses propres opportunités, organiser elle-même ses expositions, démarcher sans relâche. « J’ai souvent proposé des murales dans Saint-Michel, mais les gens ne voulaient pas être les premiers. » Les propriétaires hésitaient. 

Elle parle d’un mur invisible, entre les quartiers périphériques et le centre-ville, entre les artistes noirs et les galeries établies. Même après George Floyd, malgré quelques ouvertures, « il reste un plafond de verre ». Elle a aussi dû refuser des projets lorsque des commanditaires demandaient de modifier ou de censurer ses œuvres.

Alors quand la direction du QUAC est venue la rencontrer dans son atelier du 3333, elle a senti que quelque chose s’alignait. « Ce lieu est très symbolique pour moi. » Leur invitation n’était pas anodine : elle allait ouvrir le projet Sous le chapiteau, en être la directrice artistique.

Aujourd’hui, ses œuvres accueillent les visiteurs à l’entrée du parcours. Des murales chaudes qui instaurent une atmosphère presque féérique sous l’autoroute.

Vue sur les piliers colorés de l’exposition Sous le chapiteau qui transforment le paysage gris de l'autoroute 40 en une galerie vivante et inattendue. Crédit photo : Nantou Soumahoro

Pendant qu’elle parle, une scène improvisée prend place non loin de là. Un jongleur, à la recherche d’ombre, offre son spectacle aux automobilistes, son corps en mouvement raconte une autre forme d’art. Il s’appelle Gonzalo Sombrerito, un artiste venu tout droit du Chili.

Pour Maliciouz, comme pour Gonzalo, il ne s’agit pas seulement de peindre ou de performer. Il s’agit d’habiter. De faire émerger du beau dans les interstices. De tisser, entre béton et lumière, des gestes qui relient.

Habiter et revitaliser Saint-Michel

Le projet de galerie d’art sous le pont ne se limite pas à un simple embellissement. Pour Charles-Mathieu Brunelle, directeur général du QUAC, il s’agit de redonner vie à un quartier longtemps négligé. La renaissance d'un territoire par l’art est aussi créateur d'emploi.

Dès l’inauguration, une centaine de personnes issues de la communauté ont répondu présentes. Depuis, selon lui, 20 à 30 personnes par jour passent découvrir l’exposition. Et petit à petit le nombre de visiteurs augmentera, croit-il.

« L’idée, c’était d’occuper le territoire doucement pour voir ce qui se passe après ». Le but est clair : bâtir un quartier des artistes, « un peu comme Soho », un « univers Crayola » qui serait à la fois écologique, artistique et créateur d’emplois pour la communauté.

« Il faut que les artistes du quartier puissent s’exprimer, qu’ils racontent leur réalité, qu’ils expriment même l’horreur parfois », ajoute-t-il, reconnaissant que la visibilité des artistes locaux est encore trop souvent limitée ailleurs, dans des galeries. Pour lui, territoire et culture sont les deux piliers essentiels : « Le territoire, c’est l’éco-territoire, la biodiversité, l’écologie. Et la culture, c’est l’expression de l’être humain. »

Enfin, il reste convaincu que cette initiative pourra aussi inspirer les autorités municipales à soutenir davantage la revitalisation du quartier. « C’est la première fois qu’on fait quelque chose en-dessous de la Métropolitaine [...] Il y a beaucoup d’enjeux. Mais doucement, on y arrive, et je suis convaincu que ça va marcher. » Il se félicite que le projet ait obtenu l’appui de plusieurs paliers gouvernementaux dont le ministère des Transports, l'arrondissement et la Ville.

La volonté de s’étendre au-delà des rues d'Iberville et Jarry se fait déjà sentir. « Bien sûr ! », répond-on sans hésiter quand on demande si le projet doit s’étendre de part et d’autre de l’autoroute. « Notre intention, c’est de commencer par faire l’autre moitié du secteur, d’aller plus profondément à l’intérieur de Saint-Michel. » L’ambition du QUAC et des artistes est de transformer durablement tout un quartier, pilier après pilier, bloc de béton après bloc de béton.

L’actualité à travers le dialogue.
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