Ils sont venus pour travailler, pour subvenir aux besoins de leurs familles, pour se bâtir une vie meilleure dans un pays réputé pour sa justice sociale. Ce lundi matin, sous un ciel gris printanier à LaSalle, ils étaient une dizaine rassemblés devant les anciens locaux de l’agence Iris, brandissant des pancartes où se lisait leur rage : « Écœurés d’être méprisés ! »
« Cette entreprise a voulu nous esclavagiser », souffle Patrick*, un ex-employé de l’agence de placement Iris à LaSalle. Comme lui, plusieurs anciens travailleurs sont venus dénoncer une injustice qui a chamboulé leur vie : celle d’un système d’immigration et de permis de travail fermés qui, au lieu de les protéger, les a exposés aux abus. L’usage de permis de travail fermés par les agences de placement est pourtant une pratique interdite au Québec. Ce permis de travail doit normalement être lié non seulement à un employeur unique, mais également à un poste unique. Toutefois, pour « louer » la force de travail de ces immigrants à des entreprises tierces malgré tout, certaines agences de placement repèrent les failles juridiques. C’est le cas de l’agence Iris.
Des visages fatigués, mais déterminés. De manière anonyme ou à découvert, ces immigrants racontent les mêmes histoires. Des heures de travail non payées, des contrats jamais reçus, des fiches de paie introuvables et, surtout, la peur constante d’être expulsés à cause de l’irrégularité dans laquelle ils ont été poussés.
« Près de 20 d’entre eux ont déposé une plainte à la Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) – il y a plus d’un an pour certains », explique Laura Doyle Péan, membre du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTTI). L’organisme montréalais soutient leur combat depuis de longs mois. Banderole, pancartes et tracts – le mot d’ordre de cette matinée de rassemblement au pied de l’immeuble qui abrite les bureaux de l’agence de placement est simple : maintenir la pression.
« Pendant un an, alors qu’il y avait de nombreuses plaintes, il ne s’est rien passé, et l’agence a pu continuer ses pratiques sans être inquiétée », indique Manuel Salamanca Cardona, un organisateur communautaire du CTTI.
Ce n’est qu’après la médiatisation de l’affaire par Le Devoir, il y a quatre semaines, que les choses se sont mises à bouger, note-t-il. « Tout à coup, après que le ministre du Travail Jean Boulet s’est exprimé dans l’article, la CNESST a décidé de retirer ses permis à l’agence Iris. »
En effet, depuis le 1er janvier 2020, les agences de recrutement et de placement doivent obtenir un permis délivré par la CNESST. Depuis la suspension de ce permis, l’entreprise dirigée par Dieudonné Nidufasha ne peut donc plus fonctionner légalement. La CNESST intente par ailleurs des poursuites pour salaires impayés totalisant près de 100 000 $. Une première victoire pour ces travailleurs vulnérables, mais qui est loin d’être suffisante tant leur avenir reste incertain.
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Toujours selon Le Devoir, M. Nidufasha aurait obtenu des permis fermés pour une cinquantaine d’immigrants parmi les 180 employés que son agence de placement a recrutés au cours de son exercice. Cette main-d’œuvre étrangère aurait travaillé dans 18 entreprises à Montréal, Laval, dans les Laurentides ainsi que dans d’autres régions.
Les conséquences de cette affaire vont bien au-delà de la question financière. Le stress psychologique engendré par l’instabilité administrative, par l’incapacité à payer un loyer ou à nourrir sa famille, ainsi que par la peur d’une expulsion a laissé des traces profondes. Certains travailleurs rapportent des troubles du sommeil, de l’anxiété chronique… Patrick et Fouad, deux des victimes de ce stratagème, ont accepté de nous confier leur histoire.
« Il savait qu’on n’avait personne vers qui se tourner, et il en a profité »
« Je venais juste pour un mois, pour visiter. Mais j’ai vraiment aimé le Québec, et mes amis m’ont dit qu’il y avait des possibilités de travail ici », raconte Patrick. Convaincu, il décide de chercher un emploi. C’est là qu’une connaissance lui parle de Dieudonné Nidufasha et de son agence. Ce qu’il ignore alors, c’est que cette décision va le mener dans ce qu’il considère comme une spirale d’abus et d’exploitation. « On ne se doutait de rien. Le responsable avait l’air gentil, jovial, professionnel et on lui aurait donné le bon Dieu sans confession. On pensait qu’il voulait vraiment nous aider », indique Patrick. La réalité s’est avérée tout autre pour celui qui est arrivé en juin 2023 de son Cameroun natal.
Il finit par obtenir le permis de travail promis par l’agence, après quatre mois d’attente et le versement de 1 250 $ en argent comptant au directeur – une pratique totalement illégale. « Les conditions du Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) et du Programme de mobilité internationale (PMI) interdisent aux employeurs de facturer des frais de recrutement aux travailleurs et les tiennent responsables des gestes des recruteurs à cet égard », confirme en effet Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC).
Pire encore, Patrick affirme ne pas avoir reçu de mission d’intérim pendant plusieurs mois. L’agence lui avait pourtant promis suffisamment de contrats pour faire l’équivalent d’un temps plein. Et lorsqu’on lui offre enfin du travail, ce n’est pas ce à quoi il s’attendait. « Il m’a appelé et il m’a juste dit : “Tu es prêt pour une aventure dans le nord du Québec ?” », explique le quinquagénaire.
Il découvre que le poste est situé à Rivière-du-Loup, à plus de 400 km de Montréal, dans une résidence pour personnes âgées. « Mon permis de travail était valable pour la catégorie opérateur de machine de production, mais je me suis retrouvé – sans aucune formation – préposé auprès d’aînés », poursuit-il. Il n’a eu d’autre choix que d’accepter. En effet, ayant un permis de travail dit fermé, Patrick était lié à son employeur : l’agence Iris.
À Rivière-du-Loup, l’adaptation est difficile. « Le premier mois, ça allait. Le deuxième, un peu moins… Puis, Dieudonné a commencé à faire n’importe quoi. Il nous payait deux fois par mois, parfois une seule fois, même si la résidence versait un salaire chaque semaine. J’ai été payé la moitié du salaire à plusieurs reprises », dénonce Patrick.
Il évoque un système opaque : des jours de travail non payés, des retenues incompréhensibles et, surtout, un flou total sur ses droits. « Il savait qu’on ne pouvait pas dire non. Il savait qu’on n’avait personne vers qui se tourner, et il en a profité. »
Comment signaler des abus aux autorités?
Les travailleurs étrangers temporaires victimes de mauvais traitements ou de violence peuvent les signaler auprès de la ligne confidentielle de Service Canada et déposer un rapport auprès de l’un de leurs agents ou leur laisser un message. Pour cela, il faut composer le 1-866-602-9448. Un outil de signalement en ligne est également disponible.
« C’est le moyen le plus efficace pour le gouvernement d’identifier et de traiter les mauvais acteurs. La ligne confidentielle du gouvernement est disponible 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, les agents offrent des services dans 200 langues », indique IRCC. Par téléphone ou en ligne, aucune information personnelle n’est nécessaire et l’administration n'informe jamais l’employeur ou qui que ce soit au sein de l’entreprise de l’identité de l’auteur d’un signalement.
Enfin, n’importe qui peut effectuer un signalement, même s’il n’est pas la personne concernée. Un collègue, un simple citoyen ou une organisation étant informés d’abus ou de violences à l’encontre de travailleurs étrangers temporaires peuvent se saisir.
Au fil des mois, Patrick sombre dans la précarité, et la situation devient néfaste pour sa santé mentale et physique. Il développe alors un grave ulcère de l’estomac qui le conduit à l’hôpital. « Le médecin a dit que c’était à cause du stress », indique-t-il. Craintif, il refuse dans un premier temps de se confier au professionnel de la santé, avant de céder devant son insistance. « Je lui ai raconté mes conditions de travail, et il m’a expliqué que ce n’était pas normal, que c’était illégal et que je devais déposer une plainte à la CNESST. »
Lorsqu’il finit par se tourner vers la CNESST, il est trop tard pour qu’il puisse bénéficier des mesures de protection prévues pour les travailleurs vulnérables. Son permis de travail ayant expiré en octobre 2024, il perd son statut légal. « Je voulais porter plainte avant, mais le chef de la résidence m’en a dissuadé. Il disait que ça créerait des problèmes. Je pensais être loyal, mais c’est moi qui me suis retrouvé sans statut », souffle Patrick.
Aujourd’hui hébergé par sa sœur à Laval, il se bat pour régulariser sa situation. Mais sans documents, sans preuve formelle d’emploi, il se heurte à un mur. « Je veux juste qu’on reconnaisse ce que j’ai vécu. On a profité de moi parce que j’étais vulnérable. J’ai fait tout ce que je pouvais pour être honnête. Et on m’a laissé tomber. » Aujourd’hui, l’agence Iris lui doit encore 2 500 $ d’arriérés de salaire.
Sans statut, Patrick n’est pas autorisé à travailler et ne peut plus subvenir aux besoins de sa femme et de son fils, restés au Cameroun en attendant qu’il puisse les faire venir. Une réalité difficile à supporter pour le père de famille. « J’ai expliqué la situation à ma femme, mais elle pense que je mens et que j’ai refait ma vie ici avec une autre femme. C’est très dur pour moi, car malheureusement, certains hommes africains ont fait ça, mais moi, je ne veux pas abandonner ma famille. »
Honteux de ne pouvoir soutenir les siens et se sentant coupable d’être dépendant de sa sœur pour survivre, il sait que les mois à venir vont être longs et pénibles. Mais il reste déterminé à se battre pour faire valoir ses droits et retrouver sa dignité. En attendant, il peut compter sur la solidarité qui s’est créée entre les anciens travailleurs de l’agence.
« J’ai pris une journée de congé pour pouvoir être là aujourd’hui et faire entendre ma voix »
« Je suis arrivé le 28 juillet 2023 », se souvient Fouad, qui est originaire d’Algérie. Le jeune homme pensait pouvoir intégrer rapidement le marché du travail grâce à son expérience dans le secteur pétrolier. Un an plus tard, ses traits tirés suggèrent plutôt un parcours semé d’embûches, de promesses floues et de démarches kafkaïennes. « Même si ça n’arrangeait pas mon employeur, j’ai pris une journée de congé pour pouvoir être là aujourd’hui et faire entendre ma voix.»
Le ton est calme, posé, mais la lassitude se devine derrière les mots, tantôt en français, tantôt en arabe. À son arrivée au Canada, avec un visa de tourisme, Fouad espère transformer son séjour en occasion professionnelle. « Un ami m’a parlé de l’agence. Il m’a dit que des gens avaient eu le permis de travail en quelques semaines », raconte-t-il. Il communique donc avec Dieudonné Nidufasha, qui le convie à une réunion d’information.
« On était un groupe d’une quinzaine de personnes, et il nous a expliqué toutes les démarches qu’il fallait faire. Il nous a dit qu’il fallait lui verser 1 250 $ cash pour obtenir un permis de travail, et qu’une fois qu’on l’aurait, il nous donnerait des missions pour travailler à temps plein », témoigne le trentenaire. Fouad pense alors être devant un professionnel à la recherche de main-d’œuvre pour des secteurs en pénurie de travailleurs. Il ne se doute de rien.
Le jeune homme suit les étapes conseillées par l’agence : paiement de 1 250 $ en argent comptant au directeur de l’agence, prise de rendez-vous à l’hôpital pour la consultation médicale, puis dépôt de dossier auprès d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC). Après quatre longs mois d’attente durant lesquels Fouad vit sur ses économies, son permis de travail est finalement validé.
Mais alors qu’il s’attend à avoir des offres de missions de la part de l’agence de placement, rien n’arrive. « On m’a dit qu’on allait me chercher un travail, mais que ce serait bien que je trouve moi-même des employeurs intéressés et que je leur dise de passer par l’agence pour m’embaucher. J’étais très surpris ! » explique Fouad.
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Il ajoute n’avoir eu aucune proposition pendant quatre autres mois. « C’était très dur, je n’avais plus d’argent », confesse le jeune homme en baissant le regard. Piégé dans une situation d’une extrême précarité, sans famille, il survit grâce à l’aide alimentaire qu’il reçoit de certains organismes communautaires. Lorsqu’on l’appelle finalement pour travailler durant cinq mois dans une entreprise, il pense que les choses vont s’améliorer.
La désillusion va être d’autant plus grande. « Au bout de deux jours de travail, le client m’a dit qu’il me rappellerait quand il aurait besoin de moi », indique-t-il. Sous le choc, il explique qu’il pensait que c’était une mission de plusieurs mois, mais apprend qu’il n’en a jamais été question. « Encore une fois, on m’a menti ! Et le pire, c’est que je n’ai même pas été payé pour ce travail. »
À ce moment, sa situation devient critique. Fouad contacte alors plusieurs personnes, cherche des solutions et finit par obtenir une lettre de soutien collectif grâce au Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTTI). Il éprouve de la gratitude pour leur aide : « Grâce à eux, j’ai pu obtenir le permis de travail ouvert pour travailleurs vulnérables. »
Aujourd’hui, Fouad, qui n’a jamais rien dit de ses difficultés à ses parents – par honte et par pudeur – veut croire en un avenir meilleur. Il déplore toutefois le fait que le système d’immigration ne le protège pas. « Mon permis de travail ouvert est valide pour un an seulement et n’est pas renouvelable. C’est très difficile de trouver un employeur qui accepte de faire un contrat pour quelques mois seulement », souligne-t-il.
Grâce à son sérieux et à l’aide de la communauté, il a néanmoins trouvé un emploi à temps plein payé 17 $ l’heure. Le problème est que, même si cet employeur inespéré voulait le garder et faire une demande de permis de travail, il n’en aurait pas la possibilité. Les permis de travail pour bas salaires sont en effet gelés à la suite des mesures gouvernementales prises à la fin de l’année dernière pour réduire l’immigration.
« Je comprends qu’ils veulent baisser l’immigration, mais pour ceux qui sont déjà ici et qui ont souffert comme nous, je pense qu’ils devraient changer le système et nous donner au moins une chance », souffle-t-il sans grande conviction.
Lorsque nous le laissons, il discute avec Manuel Salamanca Cardona des solutions envisageables pour qu’il puisse conserver son statut. « On veut maintenir la pression et rester visible dans ce dossier. Plus il y aura de travailleurs de l’agence qui parlent, plus on aura une chance d’obtenir une réponse et de corriger leur situation. C’est aussi l’occasion de relancer le débat sur les permis de travail fermés, qu’on dénonce depuis des années, car à chaque fois, les cas sont différents, mais les conséquences humaines sont les mêmes », note l’organisateur communautaire.
À la fin de la rencontre, une femme se joint à nous. Elle aussi est une victime de l’agence : « Je suis désolée, mais j’ai trop pleuré, je ne suis plus capable de raconter mon histoire. » La quadragénaire est incapable de raconter son histoire, tant le traumatisme est vif. De son côté, Fouad, qui ne pensait pas que sa situation personnelle puisse faire l’objet d’une plainte à la CNESST, envisage désormais d’en déposer une. Une de plus.
Contactés à plusieurs reprises, l’agence Iris et son directeur, Dieudonné Nidufasha, n’ont pas répondu à nos demandes d’entrevue. Sur place, personne ne semblait présent dans les bureaux de l’entreprise. La Converse a également demandé une entrevue à la CNESST, sans succès à ce jour.
* Nom d’emprunt
Permis de travail fermés et agence de placement
Le débat sur le permis fermé n’est pas nouveau. Depuis plusieurs années, de nombreux acteurs, tant à l’échelle nationale qu’internationale, dénoncent le déséquilibre structurel que ce type de permis instaure entre employeurs et travailleurs. En 2023, le rapporteur spécial des Nations unies sur les formes contemporaines d’esclavage recommandait au Canada son abolition, soulignant son potentiel à favoriser l’exploitation humaine et y voyant une forme « d’esclavage contemporain ». Plusieurs rapports parlementaires, fédéraux et provinciaux, ont relayé ces recommandations, sans pour autant que des mesures concrètes soient mises en œuvre.
L’affaire Iris met toutefois en lumière la problématique particulière des agences de recrutement et de placement. Le modèle économique est simple : recruter des travailleurs sous permis fermé, puis les « louer » à des entreprises tierces, souvent dans des secteurs présentant une forte pénurie de main-d’œuvre, comme les soins aux aînés et la construction. Cette pratique, bien qu’interdite en vertu de la loi provinciale, persiste sous le couvert de la complexité réglementaire et du manque de surveillance. Certaines agences, comme Iris, contourneraient la législation en s’appuyant sur des failles juridiques rendues possibles par les accords de libre-échange internationaux, qui permettent certains écarts dans le placement de main-d’œuvre étrangère.
Deux entreprises clientes de l’agence Iris, dont la Résidence Reine-Antier de Rivière-du-Loup, ont affirmé au Devoir avoir agi de bonne foi. Elles soutiennent qu’elles ont réglé toutes les sommes dues à l’agence et qu’elles ignoraient les pratiques internes de cette dernière. Pourtant, la législation québécoise est claire : les entreprises qui bénéficient des services d’un travailleur recruté par une agence de placement sont tenues solidairement responsables de tout manquement relatif à ses conditions de travail. Cette disposition vise justement à éviter que les responsabilités se diluent entre plusieurs acteurs et à garantir une protection minimale aux salariés.
L’histoire de l’agence Iris n’est pas un cas isolé. D’autres dossiers émergent déjà, portés par les mêmes dynamiques de précarité, de silence, et d’exploitation.