Justice pour Nooran : « Ils ont tué un enfant sans arme et innocent »
Des bouquets de fleurs et la photo du jeune Nooran ont été déposées devant la résidence où il a été tué par un policier.
26/9/2025

Justice pour Nooran : « Ils ont tué un enfant sans arme et innocent »

temps de lecture:
5 Minutes
Initiative de journalisme local
ILLUSTRATEUR:
COURRIEL
Note de transparence
Soutenez ce travail

« Je n’arrive plus à manger. […] Je n’arrive pas à dormir non plus. C’est vraiment dur pour moi », confie Mehdi en balançant son corps de gauche à droite, comme s’il cherchait à contenir le trop-plein d’émotions. Ces mots, il les dit à quelques mètres de l’endroit où son meilleur ami, Nooran Rezayi, 15 ans, est tombé sous les balles d’un policier de Longueuil. Le dimanche 21 septembre, un appel au 911 signalant un groupe de jeunes perçus comme suspects a entraîné un drame : Nooran, un jeune non armé, a été tué de deux balles. Un acte qui provoque l’incompréhension et le désarroi. Dans le quartier, dans les familles, chez les amis de Nooran, les mêmes mots reviennent : brutalité, peur, injustice. Et une attente commune : comprendre. Pourquoi la police a-t-elle recours à une telle force ? Et comment briser le silence et l’impunité qui font que tout recommence sans cesse ? Reportage. 

Non loin du croisement des rues Joseph-Daigneault et de Monaco, à Brossard, l’asphalte est devenu un autel improvisé. Les bougies s’alignent, les bouquets s’entassent, les peluches veillent sur des photos de Nooran déposées ici et là. Mehdi y revient chaque jour depuis dimanche. « Vivre ça, je ne le souhaite à personne, vraiment », lâche l’adolescent. Il aurait pu être présent lors de l’intervention policière. « Il m’avait invité à venir pour juste chiller entre amis. Mais j’avais quelque chose d’autre à faire », reprend-il, incrédule en songeant au dénouement tragique de dimanche dernier.

Les souvenirs de Nooran remontent. Ryan se souvient de Nooran comme d’un adolescent attachant et lumineux : « Il était souriant. Il était vraiment innocent, toujours positif. Ce n’était pas une personne violente. »

Hanni, assis sur un bord de trottoir, explique vivre un véritable séisme en raison de la violence des circonstances du décès de Nooran. « Dimanche et lundi, j’étais dévasté. Quand j’ai appris la nouvelle, au début, je n’y croyais pas. » Le choc est arrivé par vagues : impossible pour lui de suivre un cours à l’école, impossible aussi de comprendre ce qui venait de se passer. « Ils ont abattu un gars de 15 ans. Il était inoffensif. Il n’avait pas d’arme », s’indigne Hanni.

Hanni et Mehdi
Photo: Ismaël Koné

En réponse à l’émoi de la communauté, le Service de police de l'agglomération de Longueuil (SPAL) dit avoir amorcé des rencontres avec ses partenaires, notamment avec les centres de services scolaires et les acteurs des milieux jeunesse.

« Ces échanges visent à mieux comprendre les préoccupations, l’état d’esprit et le ressenti des jeunes, tout en respectant le rythme de chacun. C’est une démarche sincère pour maintenir la confiance et bâtir des ponts durables avec la communauté. »

La peur de la police

Ce drame nourrit, chez les dizaines de jeunes présents, un sentiment glaçant : n’importe lequel d’entre eux pourrait être la victime des balles d’un policier. « Le fait qu’il soit mort d’une manière aussi tragique, ça touche toutes les personnes qui sont venues ici. C’est la preuve que les jeunes, en ce moment, ne peuvent pas vraiment être en sécurité à Longueuil », dit Ryan, qui ajoute que cette peur est ressentie jusque dans sa famille. « Mes parents sont inquiets », poursuit celui qui affirme qu’il considérait Nooran comme son petit frère. 

La mort de Nooran modifie de façon importante le rapport à la police. « Franchement, je ne me sens pas en sécurité », confie Ryan. Il dit avoir déjà croisé le même policier qui a tiré : « Même si on coopérait, il ne respectait pas ce qu’on disait. Il voulait juste nous mettre dans le tort. »

Cette peur bouleverse le sens même de la sécurité. Là où la voiture de patrouille devrait rassurer, elle devient source d’angoisse. « Ils ont tué un enfant sans arme et innocent. Quand je vois une voiture de police, je préfère m’éloigner parce qu’ils vont faire la même chose qu’à Nooran », croit Yassine. Pour ces jeunes, le gyrophare et l’uniforme ne sont plus des symboles de protection, mais des rappels de danger.

Tous perçoivent de l’injustice dans la mort de leur ami. Mehdi résume ce sentiment : « Peu importe ce que tu fais, même si tu ne fais rien, tu peux être mis en danger par certains policiers. » Il ajoute : « Mettre une première balle, déjà… mais mettre une deuxième, c’est vraiment pour abattre et assassiner la victime. »

« Arrêtez de tuer nos enfants »

Et cette indignation gagne aussi les familles. Moustapha Tamani, père d’une amie de Nooran, ne cache pas son incompréhension : « Je trouve qu’il avait la gâchette facile, comme on dit. » À ses yeux, la scène comporte des évidences qui ne peuvent être balayées d’un revers de main, notamment le fait que l’intervention se soit déroulée en plein jour. « La visibilité était claire. Un policier d’expérience pouvait quand même voir s’il avait une arme. Je n’ai pas compris pourquoi tirer deux balles sur un jeune garçon qui essayait juste de vivre. Il était tellement joyeux, beau, intelligent. »

D’après des témoignages que M. Tamani a recueillis auprès des jeunes, Nooran aurait été atteint par balles après avoir tenté d’ouvrir son sac pour montrer qu’il n’avait pas d’arme. « C’est là qu’il a reçu une balle dans le ventre. […] Et là, on a ajouté la deuxième balle, qui a été fatale », rapporte-t-il. Pour lui, un détail reste incompréhensible : « La seule arme saisie, c’est celle du policier. »

Interrogé sur les circonstances de l’intervention et l’usage de la force létale à cette occasion, le SPAL a précisé ce qui suit dans un courriel : « Aucune question concernant l’intervention policière ne sera abordée pour le moment, considérant qu’une enquête indépendante est actuellement en cours. »

M. Tamani estime que ce n’est pas un incident isolé, mais le symptôme d’un problème plus profond : « Si on est rendu là, qu’un enfant ou un groupe de jeunes dérange, on arrive et on leur tire dessus... » Après 25 ans de vie dans le quartier, il dit envisager de partir. « J’avoue, marcher à 15, à 20, ça fait du bruit. Moi aussi, ça m’a dérangé parfois. Mais ils ont le droit de vivre, le droit d’être heureux. Ce n’était pas un groupe criminel : les policiers les connaissaient, mais seulement pour du bruit ou de petits appels de voisinage. »

Puis, il insiste sur l’absurdité de la situation : « Ce n’est pas parce que vous recevez un appel qu’ils sont armés, et qu’il faut débarquer avec des guns et commencer à tirer sur des enfants. Un enfant, vous tirez en l’air, il va avoir peur. Il va s’arrêter », dit-il, avant de lancer un appel au corps policier. « S’il vous plaît, la police, on vous aime, mais ne tirez pas sur nos enfants. Arrêtez de tuer nos enfants. »

L’histoire se répète

Pour le réalisateur et militant Will Prosper, la nouvelle de la mort de Nooran Rezayi résonne d’abord comme une douleur intime. « Ce qui est le plus violent, c’est son âge : 15 ans. J’ai pensé à mon fils aussi, qui a 14 ans. Comment un jeune sans arme peut se faire tuer par la police ? » demande-t-il. Dans sa voix, on entend à la fois la peur instinctive du père et la lassitude du militant. « Tristement, c’est encore l’histoire qui se répète. On se retrouve à jouer au “jour de la marmotte”. »

Cette répétition, Prosper la connaît trop bien. Son nouveau court métrage, ReXistence, puise dans cette mécanique tragique. Le moment de sa sortie est troublant. Le lundi 22 septembre, alors que la presse annonce le décès de Nooran, l’ONF présente le soir même ce court métrage de 10 minutes. Lorsque la lumière s’éteint dans la salle, une déflagration d’images d’archives se télescopent sans répit, retraçant des décennies de brutalité policière et de discrimination raciale envers les personnes noires, avant de réhumaniser les corps meurtris en leur rendant leur histoire, leur culture et leurs racines. Will Prosper assume le choix d’un montage percutant qui, selon lui, recrée la panique de l’interpellation : « Quand les gyrophares s’allument derrière toi, tu ne sais jamais ce qui peut arriver. »

Une incertitude qui, au fil des décennies, a été associée aux visages d’Anthony Griffin, de Fredy Villanueva, ou encore de Nicholas Gibbs, morts sous le feu policier. Voilà pourquoi la projection de ReXistence a pris des allures de miroir cruel : celui où passé et présent se confondent. « Comment ça se fait que c’est encore la même histoire qui se poursuit ? Qu’il n’y a absolument rien qui est fait par rapport à ça ? » s’exclame Will Prosper.

Il cite les recommandations faites après la mort d’Anthony Griffin, la commission sur le racisme dans l’industrie du taxi, les enquêtes du coroner sur Fredy Villanueva et Marcellus François. « Tous ces rapports-là sont tablettés, martèle-t-il. Les policiers ont du sang sur les mains parce qu’ils ne sont pas foutus d’appliquer des solutions qui sont pourtant déjà écrites dans plusieurs rapports ! »

Et derrière cet immobilisme, Will Prosper dénonce une mécanique qui empêche tout changement : l’omerta. « Quand un policier commet du profilage racial, ça devrait être traité comme une offense criminelle. Mais dans la culture policière, personne ne parle. Ceux qui voient des abus se taisent, par peur des représailles. » Cette loi du silence ne touche pas que les agents : elle pèse aussi sur les victimes et les témoins, qui parfois s’effacent après avoir livré des preuves, par crainte de subir des pressions.

La conséquence, dit-il, c’est une confiance brisée. Et il rappelle un chiffre saisissant : la mort de Nooran a entraîné l’ouverture de la 477ᵉ enquête du BEI depuis sa création en 2013. Mais en plus de 10 ans, il n’y a eu aucune condamnation, soutient-il.

Une mécanique d’impunité 

L’avocat de la famille Rezayi, Mᵉ Fernando Belton, ne mâche pas ses mots en évoquant le bilan du Bureau des enquêtes indépendantes (BEI). « Le chiffre de zéro [...] condamnation, il frappe fort dans l’esprit des gens. » Il compare cela avec les affaires de déontologie policière, dont seulement 1 à 3 % des dossiers aboutissent à une citation. « En matière de déontologie policière, bon an mal an, c’est 97 ou 98 % des dossiers qui ne se rendront jamais devant le tribunal. Qui bénéficie d’une telle largesse ? » demande-t-il.

À ses yeux, le message envoyé à la population est limpide : l’impunité. « Si, à chaque fois qu’une personne est tuée, qu’un jugement constate du profilage racial, mais qu’il n’y a pas de conséquences, alors on envoie le message que vous pouvez continuer à agir de la sorte. »

Sans aller jusqu’à conclure que la mort de Nooran est un cas de profilage racial, il indique que la question est légitime, avant d’ajouter : « Pourquoi on a eu besoin d’utiliser une arme ? Et pourquoi cibler ce groupe de jeunes garçons ? »

Pour Mᵉ Belton, ces réflexes s’enracinent dans des idées héritées du Code noir. « L’amalgame entre personnes racisées qui se trouvent en groupe et danger remonte à l’esclavage. Dans le Code noir, on interdisait déjà aux esclaves de se réunir, de s’attrouper la nuit, de peur qu’ils organisent une révolte. Aujourd’hui, quand ces stéréotypes sont intériorisés par ceux qui détiennent l’autorité, ça mène à des interventions plus brutales, plus rapides. Et ça, c’est exactement la définition du profilage racial. »

L’avocat critique également la formulation employée par le Bureau des enquêtes indépendantes dans sa communication : « Le BEI a parlé d’une “arme saisie”, alors qu’il s’agissait de l’arme du policier. Ce n’est pas une arme saisie, c’est la preuve de ce qui a tué Nooran. »

Sortir du statu quo

Pour Ted Rutland, professeur de géographie urbaine à l’Université Concordia et spécialiste des politiques policières, il faut cesser de voir la police comme un rempart neutre. « Historiquement, la police a été créée pour protéger la propriété privée et maintenir un ordre social inégalitaire, en ciblant les pauvres et les personnes racisées. C’est un mensonge de croire qu’elle existe pour nous protéger. »

Cette logique explique, selon lui, la répétition des drames et l’absence quasi totale de sanctions. « La dernière fois qu’un policier du Grand Montréal a perdu son emploi pour avoir tué quelqu’un, c’était en 1988, après la mort d’Anthony Griffin. Et il a été réintégré un an plus tard. »

Les caméras corporelles, souvent présentées comme une solution, ne sont pour lui qu’une « fausse bonne idée ». « Elles ont été conçues pour surveiller la population, pas pour réformer la police. Les recherches montrent qu’elles ne réduisent ni le profilage racial ni la violence, et n’augmentent pas les chances de sanctions. À Montréal, quatre meurtres policiers ont été filmés – ceux d’Alain Magloire, de Nicholas Gibbs, de Pierre Coriolan et d’Abisai Cruz – sans qu’aucune conséquence ne suive », affirme le professeur Rutland. Si la Fraternité en fait la promotion, poursuit-il, « c’est pour l’image et pour créer des emplois policiers : un outil de propagande, pas de reddition de comptes ».

La véritable sortie de crise, dit-il, se trouve ailleurs. « Environ 80 % des appels au 911 n’ont rien à voir avec la criminalité ou la violence. Pourquoi envoyer des experts armés de l’usage de la force là où une arme n’est pas nécessaire ? » Il plaide plutôt pour qu’on « réduise le rôle de la police, finance des réponses civiles non armées et investisse dans la prévention ».

Face à ce qu’il appelle un « manque de courage politique », M. Rutland invite à dépasser l’indignation : « À Montréal, on sait manifester, mais les gouvernements apprennent à nous ignorer. Il faut aussi construire des réseaux d’entraide et de sécurité communautaire, et être capables d’agir politiquement contre des élus qui ne veulent pas écouter. »

« C’est le regard qui tue »

« C’est arrivé le lendemain d’une conférence où je parlais de brutalité policière », raconte Ricardo Lamour, travailleur social, artiste et militant de longue date contre les violences policières. Le décès de Nooran, dit-il, l’a replongé dans un cycle trop familier : « Ça me ramène à un sentiment d’échec. » Dans sa mémoire ressurgissent d’autres noms : Fredy Villanueva en 2008, Abisai Cruz en mars dernier, Ronnie Keh en 2022.

Pour lui, il ne s’agit pas d’une bavure, mais d’un engrenage qui fonctionne comme il est prévu qu’il fonctionne. « Tout fonctionne avec la police. La police est le bras de l’État. Elle fait ce qu’elle a été mandatée de faire. » Il cite le projet de loi 14 de 2023, qui a restreint les recours des citoyens contre les fautes déontologiques des policiers. « Les amis de Nooran, les voisins, auraient pu autrefois déposer un recours. Ce droit, ils l’ont perdu. Je trouve que c’est grave. »

Surtout, le militant insiste sur la mécanique même de l’intervention : « C’est comme si c’est le regard qui tue. Quelqu’un a dit : “Je pense que ces jeunes sont armés.” La police en a tué un. » Un simple signalement erroné a suffi à déclencher la cascade des événements.

Il fait apparaître un important contraste en rappelant l’arrestation à Québec à l’été 2025 de quatre hommes soupçonnés d’appartenir à une milice antigouvernementale. Chez eux, la GRC a trouvé des armes à feu, des munitions et des cartouches. « Eux ont été interpellés avec douceur, sans qu’une balle soit tirée. Comment ça se fait que, pour un signalement non fondé, on se retrouve avec la mort d’un adolescent de 15 ans ? »

À partir de ce constat, il élargit sa réflexion. « La société québécoise doit comprendre que son simple regard, sa simple anxiété, sa simple peur par rapport à certaines communautés peut engendrer la mort. » Il convoque la mémoire d’Emmett Till, ce jeune Noir lynché à 14 ans en 1955 aux États-Unis après avoir été accusé d’avoir regardé une femme blanche. « Un simple regard qui mène à un signalement, qui mène à une intervention. Ce n’est pas une affaire de bon ou de mauvais policier. C’est une affaire de système.»

L’actualité à travers le dialogue.
L’actualité à travers le dialogue.