Kenny Thomas est un passionné de l’improvisation, mais remarque un manque de diversité culturelle dans les ligues d’improvisation de bar au Québec. Pour y remédier, ses amis et lui ont fondé les ligues Mouvement d’Improvisation Black et La Minorité Risible, des espaces où les joueurs des minorités visibles deviennent majoritaires.
C’est soir de spectacle en ce vendredi 18 juillet. À une heure près du crépuscule, nous arrivons au théâtre La Comédie de Montréal, où l’improvisateur Alex Laroche reçoit la ligue d’improvisation La Minorité Risible. Face à la grande scène, les chaises sont placées en rangées et prêtes à accueillir le public qui arrivera dans une trentaine de minutes. Une employée nous dirige vers les loges. Quelques improvisateurs sont déjà présents et rient ensemble. Une dizaine de minutes plus tard, Kenny Thomas arrive. C’est un homme chauve aux bras tatoués, qui ne fait pas plus d’un mètre soixante-cinq, aux lunettes rondes en écaille de tortue. Tout le monde s’agite, le salue, fait des blagues. Visiblement, il a un effet rassembleur. Le co-fondateur de la ligue s’assoit sur une chaise, face à un grand miroir entouré par des ampoules jaunes, qui rappelle les loges de vedettes.
Se rassembler autour des arts de la scène
Kenny grandit dans une famille haïtienne et Témoins de Jéhovah. Lorsqu’il a huit ans, dans les années 1990, ses parents achètent une propriété à Montréal-Nord. Dès cet âge, il est plongé dans les arts de la scène. Entre les murs de son église, un groupe de mères – dont la sienne – se mobilise une à deux fois par année pour créer des pièces de théâtre inspirées de la Bible. Il pose sa main sur son front, l’air un peu découragé. « Les autres jeunes et moi, on n’était pas trop down avec l’idée, pour être honnête. Faire des reconstitutions bibliques, c’était pas hot back then », dit-il dans un rire.
D’après ses souvenirs, il a toujours eu cette fibre comique, étant celui qui faisait rire les autres, le « boute-en-train » comme il le dit, vêtu du chandail noir officiel de La Minorité Risible. « Dans tous mes bulletins, [mes enseignants] écrivaient : “Très intelligent, mais très bavard et fait des blagues avec ses amis.” »
Kenny se remémore sa première initiation à l’improvisation, dans un atelier dirigé par son enseignante de cinquième année. « J’ai fait une ou deux impros, et c’était comme si j’avais fait ça toute ma vie… Il y avait quelque chose qui me permettait de me connecter à d’autres personnes, qui n’étaient pas nécessairement mes amis. Il y avait une forme de pouvoir là-dedans que je trouvais super stimulante », se souvient-il.
Attiré par le théâtre, la littérature et la musique, il est à l’opposé de son frère, qui est plus vieux que lui de 14 mois et est passionné par le sport. Son père possédait également ce côté artistique. « Il a manqué sa vocation. Il écrivait bien, était manuel et très éloquent. Tout ce qu’il faisait, je trouvais qu’il y avait quelque chose de créatif », raconte-t-il au sujet de son paternel, soudeur de formation.
À son entrée à l’école secondaire Calixa-Lavallée, Kenny constate qu’il n’y a pas d’équipe d’improvisation. En quatrième secondaire, il se tourne vers le théâtre. « Cette année-là, notre prof de théâtre est partie en burn-out trois mois avant la fin de l’année. On a monté la pièce de théâtre tout seuls », raconte-t-il. L’année suivante, l’acteur Pierre Gendron les aide à coordonner une nouvelle pièce et estime que le jeune Kenny peut tenter sa chance à l’École nationale de théâtre du Canada. « C’est rare qu’à 17 ans, t’as quelque chose qui te valorise, quelqu’un qui croit en toi », souligne l’improvisateur. Il laisse échapper un soupir. Sous les pressions de sa mère, il suit un cours de plomberie-chauffage, qu’il lâche six mois plus tard. Aujourd’hui, Kenny est diplômé du Cégep Marie-Victorin en travail social.
Il prend une gorgée d’eau avant de continuer. De 2006 à 2012, il est entraîneur d’improvisation pour les jeunes de son ancienne école secondaire, à Montréal-Nord. Parmi ces élèves se trouvent ceux qui lui offriront, en 2008, une première expérience dans une ligue de bar, d’abord comme arbitre, puis comme joueur.
Qu’est-ce que l’improvisation ?
L’improvisation est une forme de théâtre sans préparation de texte ou de matériel. Lors d’un match d’impro, il y a deux équipes de six joueurs chacune, qui sont en compétition l’une contre l’autre au cours de 12 improvisations d’une durée limitée. Chaque improvisation est déterminée par une carte pigée qui indique le thème, le nombre de joueurs permis, le style (impro comparée ou mixte), la durée et la catégorie. Au Québec, la Ligue nationale d’improvisation (LNI) est la ligue la plus importante qu’un joueur puisse intégrer, à la suite d’un camp de sélection.
« T’as fait beaucoup de personnages haïtiens ! »
« À l’époque, il y avait tellement peu de personnes racisées qui faisaient de l’impro dans les ligues de bar. À un moment donné, tu finis par connaître tout le monde ! » déclare Kenny. Il affirme que cette représentation minoritaire n’est pas que visuelle. « L’humour est influencé par un tempérament culturel. Les références, ce qui construit les impros, les idées dans les caucus, ce sont souvent les idées du terroir québécois. [...] Je me suis rendu compte qu’il y avait un côté de ma personnalité et de mon identité que je ne pouvais pas utiliser en impro parce que le public ne [comprendrait] pas trop. »
Le regard tourné vers le sol, Kenny explique qu’il n’est pas le premier à avoir envisagé la création d’une nouvelle ligue. Autour des années 2010, grâce au bouche-à-oreille, d’autres interprètes comme Samantha Fins et Richardson Zéphir discutent de l’idée de bâtir une ligue d’improvisation Black, projet qui plaît à Kenny. Son regard se lève vers le plafond, à la recherche d’un souvenir. En 2013, après un match, deux de ses amis lui disent qu’il a joué beaucoup de personnages haïtiens. « Mais je suis Haïtien… what do you mean ? », répond-il, le regard perplexe. « Ça ne se voulait pas malveillant, mais en même temps ça a poussé ma réflexion », continue Kenny. Il se pose alors deux questions : « Quand je suis sur une scène, qu’est-ce que je joue ? Pour qui je joue ? »
Un sentiment d’appartenance
En 2015, il réunit quelques amis pour créer le Mouvement d’Improvisation Black (MIB). L’improvisateur observe que la ligue initie un nouveau public à cet art : un public qui se reconnaît dans les références culturelles sur scène. Selon Kenny, plusieurs d’entre eux n’avaient jamais vu d’impro ou de théâtre auparavant. « Il y en a qui venaient nous voir après les shows pour nous dire : “Cette impro-là, ma tante/ma mère fait exactement la même chose !” »
Les doigts entrecroisés, Kenny explique que le projet allait au-delà de la simple nouvelle ligue : « Quand on s’est rassemblé, on s’est beaucoup questionné à savoir ce qu’on voulait apporter au monde de l’impro. Est-ce qu’on voulait vraiment apporter quelque chose de nouveau ? Est-ce qu’on voulait jouer un peu sur des clichés ? » dit-il. Il déclare ne pas nourrir les stéréotypes, mais en rire, de manière à ce que le public réfléchisse aux dessous de ces clichés, comme le fait d’ailleurs son humoriste préféré, Dave Chappelle. Il retire ses lunettes et les pose devant lui. « L’idée du père absent, par exemple. J’ai dit : “Je sais que je suis parti, mais c’était seulement pour aller acheter du lait. Le bus n’est pas passé… faque je suis revenu à la maison ! » blague-t-il. Au deuxième match du MIB, une jeune femme, haïtienne, vient à sa rencontre. « Merci de faire ça pour nous. », lui dit-elle. Une phrase qui le marque, encore aujourd’hui.
La ligue qui se produit ce soir a été créée en 2023. « L’idée, c’est d’offrir un espace où les gens peuvent se reconnaître, autant ceux qui jouent, que ceux qui viennent voir le show », précise Kenny. La ligue peut accueillir tous les types de diversité, pas seulement la diversité culturelle. D’ailleurs, presque aucune ethnie, aucun genre et aucune tranche d’âge n’est à l’abri des blagues. « Le problème, c’est la méconnaissance de cause, souligne-t-il. C’est convenu qu’on va rire un peu de tout le monde. » La plupart des membres de La Minorité Risible sont d’origine haïtienne, mais le co-fondateur constate tout de même une « diversité au sein de la diversité » en pointant son équipe. « Il y a une joueuse d’origine haïtienne qui a été adoptée par un couple québécois mixte […], et elle a grandi en banlieue de Québec. Mais elle n’a pas le même rapport [avec ses origines] que moi, qui ai grandi avec deux parents haïtiens dans un contexte montréalais », donne-t-il en exemple.
« L’impro, c’est comme un levier »

« C’est un outil pour travailler toutes sortes d’habiletés sociales, créer des dynamiques de groupe ou un sentiment d’appartenance. Pour certaines personnes, c’est un outil pour vaincre leur timidité ou briser l’isolement », expose Kenny, qui est intervenant jeunesse depuis 25 ans. Au cours des dernières années, il a donné plusieurs ateliers d’improvisation dans divers organismes, notamment en centre jeunesse et dans un foyer pour femmes.
Alex Laroche coupe son discours, le spectacle commence bientôt. « Ç’a toujours été ça, l’impro, pour moi. C’est la rencontre avec des gens que tu ne connais pas, mais en une impro, on s’est compris ! »
« Je n’aurais jamais recommencé à faire de l’impro si ça n’avait pas été de toi », lui dit un joueur de La Minorité Risible. Pour Kenny, ce genre de phrase est « la meilleure gratification au monde », car certains membres de la ligue ont connu des parcours négatifs dans leurs anciennes équipes collégiales ou ailleurs. « Ils décident de revenir [à l’impro], de se prêter au jeu, et ils trouvent leur place. » Aujourd’hui, près d’une quinzaine de personnes font partie de ce que Kenny n’hésite pas à appeler sa « famille ».
À l’extérieur des loges, sur scène, Alex commence à interagir avec le public. Les interprètes partent dans les coulisses. Place au spectacle !
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