L'accompagnement juridique des personnes migrantes à statut précaire ou sans statut: une loterie souvent perdante
Louis-Philippe Jannard, coordonnateur du Volet protection de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI). Crédit photo : Ismaël Koné
20/6/2025

L'accompagnement juridique des personnes migrantes à statut précaire ou sans statut: une loterie souvent perdante

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Insécurité, incertitudes, angoisses – tel est le lot quotidien de nombreux immigrants temporaires au Canada. Beaucoup ont un statut précaire ou sont sans statut, bien souvent malgré eux. L’accompagnement juridique est crucial pour s’orienter dans les méandres administratifs pouvant mener au statut permanent, mais l’accès à une bonne représentation juridique est compliqué. En cette Journée mondiale des réfugiés, nous nous penchons sur cette problématique. Reportage.

« Après avoir obtenu mes papiers, j’ai souffert d’une très grave dépression qui m’a obligée à prendre des médicaments, nous confie Maria*, qui est  arrivée à Montréal il y a 15 ans, fuyant les menaces d’un cartel. Le choc de ne pas voir ma famille pendant si longtemps, de quitter ma culture, de me demander si tout ce que j’avais vécu en valait la peine (...) Waouh, il y avait tellement de choses compliquées ! Et tout ça parce qu’un avocat n’a pas fait son travail. » 

Maria se remet à peine d’une longue traversée du désert : 10 années d’errance bureaucratique au Canada et le fardeau constant d’être mal représentée par toute une série d’avocats en immigration, venus soit de l’aide juridique, soit du secteur privé. Des avocats qui lui ont pourtant coûté près de 7 000 $ – une somme astronomique si l’on considère sa précarité financière.

Formulaire de demande d’asile mal rempli, dossier égaré, manque d’implication, voire grande insouciance dans la défense de sa cause – Maria a dû composer avec plusieurs situations où ses avocats lui ont fait faux bond. Elle nous raconte, dans son salon, ses déboires, ses six années sans papier et les nuits blanches que tout cela lui a causées.

« J’ai pris la décision de payer mon propre avocat, qui, en 2012, me facturait 200 $ l’heure. Même si c’était juste pour deux questions, 10 minutes d’entrevue, je devais payer cette somme », détaille-t-elle. 

Elle se souvient des imbroglios administratifs : « Il y a eu une très longue suite d’avocats. Le premier avait fait une erreur. Ça a eu un effet domino qui s’est poursuivi dans le temps, (…) Il fallait résoudre l’erreur de l’avocat précédent et, en attendant, les erreurs s’accumulaient. » 

« Un avocat est plus qu’un représentant légal. Littéralement, il tient votre vie entre ses mains. Votre avenir en dépend. »

Sa situation s’arrange enfin lorsqu’elle rencontre Solidarité sans frontières, un réseau de luttes immigrantes basé à Montréal. « Je me suis impliquée auprès du Centre des travailleurs migrants, où j’ai reçu le soutien de différentes personnes dans divers domaines », confie Maria.

Maria*, arrivée à Montréal il y a 15 ans, fuyant les menaces d’un cartel. Crédit photo : Ismaël Koné

Une mauvaise représentation juridique pour les migrants

Ces difficultés d’accès à un service juridique de qualité qu’éprouvent les personnes migrantes à statut précaire et sans statut au Québec ont fait l’objet d’une étude publiée par un groupe de chercheuses au début du mois de juin. Il s’agit d’une initiative de la clinique juridique des Solutions justes de la Mission communautaire de Montréal. 

« Aujourd’hui, être un migrant et avoir un statut temporaire ou être sans statut, ça veut dire avoir énormément de difficultés à accéder au droit, explique Delphine Nakache, l’une des chercheuses. Pourquoi ? Parce que le système n’est pas bien financé et qu’on ne reconnaît pas les besoins des personnes migrantes à statut précaire : leur besoin en termes de protection, leur besoin en termes de régularisation, leur besoin dans d’autres sphères du droit. »

Les personnes migrantes en situation précaire ou sans statut forment un groupe très varié, caractérisé par l’absence de résidence permanente ou d’autorisation de travail ainsi que par la dépendance envers un tiers pour la résidence ou l’emploi. Ces personnes ont aussi des difficultés d’accès aux services publics et au système de protection, notamment aux soins de santé et à l’éducation, et risquent l’expulsion. Au Canada, ce statut est aussi bien celui de personnes en situation régulière, mais temporaire (travailleurs étrangers, étudiants, demandeurs d’asile en attente d’une décision), que de personnes en situation administrative instable (visa expiré, demande d’asile rejetée). 

Groupe de chercheuses ayant mené l'étude sur les difficultés d’accès à un service juridique de qualité qu’éprouvent les personnes migrantes à statut précaire et sans statut au Québec. Crédit photo : Ismaël Koné

Selon les chercheuses, la majeure partie des gens entrent avec un statut légal au pays, puis un certain nombre d’entre eux perdent ce statut pour une raison souvent indépendante de leur volonté.

« Ça peut être une perte d’emploi, un employeur abusif, un cas de violence domestique ou encore un élément déclencheur qui fait que la personne, à un moment donné, se retrouve dans une situation de précarité. Donc, ce qu’il faut comprendre, c’est qu’aujourd’hui, il y a beaucoup de chances dans le système migratoire », affirme Delphine Nakache.

Le facteur chance

Olga Houde a travaillé pendant sept ans à la clinique Solutions Justes, un programme visant à améliorer l’accès à la justice pour les personnes immigrantes et réfugiées. Beaucoup des personnes qu’on y accompagne ont vécu des expériences d’accompagnement négatives, mais 99 % des gens suivis à la clinique obtiennent une issue favorable de leur dossier. 

Olga Houde ex-employé de la clinique Solutions Justes. Crédit photo : Ismaël Koné

Mme Houde a eu l’idée de réaliser la recherche après avoir accompagné des centaines de personnes à la clinique. Pour elle aussi, la chance est un facteur déterminant dans l’expérience d’accompagnement juridique. 

« Si la personne rencontre les bonnes personnes, un bon employeur, des membres de sa communauté qui sont bienveillants, ça peut bien aller, mais si elle croise sur son chemin des gens qui sont mal informés ou malhonnêtes, les choses peuvent vraiment mal se passer. »

Maria en sait quelque chose : « J’ai déjà fait l’expérience de payer un avocat et qu’il ne fasse pas son travail. C’est donc un dilemme, parce que vous ne savez pas quand vous aurez un bon avocat professionnel et quand ce ne sera pas le cas. ». 

À l’écouter, on a l’impression que les immigrants doivent composer avec une sorte de loterie : « Certains [avocats] ont la vocation d’aider vraiment les gens, et d’autres sont juste là pour voir combien ça représente, je veux dire, combien d’argent [un client] va représenter », regrette Maria.

En fin de compte, elle en a été réduite à se fier à son intuition pour choisir un bon représentant – « plus que de savoir s’il vous fait payer 200 $ ou pas », ironise-t-elle. 

« Votre corps garde une trace qu’il n’oubliera pas »

Cette loterie a, on le comprend, sérieusement entamé son équilibre, y compris psychique. « Je pense que j’ai payé, si on peut dire. Avec beaucoup de santé physique, mentale et émotionnelle aussi », lâche Maria.

Elle évoque, en vrac, des abus au travail, des abus physiques et psychologiques de la part de son partenaire – non dénonçables, faute de papiers, précise-t-elle. Mais aussi des accidents survenus lors de ses séances de travail non déclarées, la bataille juridique qui a suivi pour se faire indemniser et, surtout, le mépris qu’elle a ressenti, le jour où la juge a rendu son verdict. « C’est une femme qui vous fait comprendre que votre douleur n’a pas d’importance. Elle lance un chiffre, l’air de dire : “Allez-vous-en. Allez. Dépensez donc cet argent avec votre mère !” »

Toutes ces épreuves, l’avocat ne les verra pas, nous explique-t-elle, « il ne saura pas ce qu’il y a derrière son manque de professionnalisme. Votre corps garde une trace qu’il n’oubliera pas. Vous devez payer et vous allez payer avec votre santé physique, votre santé émotionnelle, dans vos relations… »

Une offre de services précaire

Pour éviter aux immigrants sans statut ou à statut précaire ce parcours du combattant, de nombreux acteurs communautaires offrant des services d’accompagnement juridique réclament un financement plus conséquent de l’État.

Selon Camille Bonenfant, organisatrice communautaire en défense des droits rencontrée à la Clinique pour la justice migrante (CJM), l’organisme refuse régulièrement de suivre des immigrants par manque de capacité. 

« On est une équipe de huit, mais il y a seulement trois avocates qui font de la représentation juridique. Actuellement, les personnes migrantes à statut précaire et sans statut ont un énorme besoin de représentation juridique à des coûts abordables avec des mandats d’aide juridique. »

Suivant leur situation, les personnes migrantes à statut précaire ou sans statut n’ont pas toujours accès aux mandats d’aide juridique. Sans compter que, « plus on avance dans le processus, moins il y a de possibilités de trouver un avocat qui va prendre la personne avec un mandat d’aide juridique pour la représenter », explique Mme Bonenfant.

Camille Bonenfant, organisatrice communautaire en défense des droits rencontrée à la Clinique pour la justice migrante (CJM). Crédit photo : Ismaël Koné

D’après elle, les avocats seraient plus motivés à représenter ces personnes s’ils étaient mieux rémunérés par les instances publiques.

Au-delà des montants alloués, la structure du financement affecte l’offre de services. « La mission globale des organismes n’est pas financée, indique Louis-Philippe Jannard, coordonnateur du Volet protection de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI). [Cela] force les organismes à chercher sans cesse du nouveau financement, parce que souvent les projets vont être financés sur un an, deux ans, trois ans, rarement plus. Donc, ça vient avec une énorme charge administrative de recherche de financement, mais aussi de reddition de comptes. »

Malgré la saturation du système, un bureau d’aide juridique en immigration qui avait ouvert à Québec en 2023 a été fermé le 1er avril dernier, alors que la demande était et reste importante. 

« Ça plonge les [immigrants] dans l’incertitude et les expose à différents types d’abus et à différentes fraudes. Je pense à des personnes qui se font passer pour des avocats ou à des avocats plus ou moins sans scrupules, qui vont demander énormément d’argent pour des services d’une qualité vraiment insuffisante. »

Pourtant, note Louis-Philippe Jannard, une mauvaise représentation juridique au début d’un parcours migratoire ou des conseils mal avisés ont des conséquences importantes plus tard. « Par exemple, prenons une personne qui demande l’asile et qui est mal conseillée. Comme elle est mal représentée, sa demande va être refusée. Elle doit porter sa demande en appel, doit aller devant la Cour fédérale pour demander un contrôle judiciaire. Ce sont des étapes supplémentaires qui exigent des services juridiques encore plus complexes. »

« Comme dans plusieurs autres domaines, on n’agit pas de manière préventive, on préfère attendre »

Les modifications apportées aux règles d’immigration ou les nouveaux projets de loi ont aussi une grande incidence sur les personnes migrantes qui cherchent à régulariser leur situation. Ces changements représentent d’ailleurs un défi majeur pour les intervenants qui les accompagnent.

« Par exemple, à l’automne, il y a eu des modifications au sujet de l’accès à la résidence permanente pour les personnes qui ont un permis de travail temporaire. On le voit, nous, à la Clinique pour la justice migrante, on a plus d’appels, on a plus de personnes qui nous contactent en disant : “Ah, mais j’avais un permis de travail, je l’ai perdu ; comment je fais, comment je peux faire pour rester ici ?” », explique Camille Bonenfant.

Pour les chercheuses, la volonté politique fait défaut. Le pays enregistre pourtant une augmentation marquée des migrations temporaires ces dernières années, tout particulièrement au Québec, où vivent environ 600 000 résidents non permanents, contre environ 420 000 un an plus tôt.

« On est encore dans la logique où on dit que ce sont des personnes qui sont là temporairement, qui ne sont pas là pour rester. Mais la réalité du terrain est tout autre. Le gouvernement canadien lui-même (...) nous dit que l’énorme majorité des personnes qui, aujourd’hui, ont la résidence permanente sont des personnes qui avaient auparavant un statut temporaire », explique Delphine Nakache. 

Le gouvernement fédéral avait annoncé, notamment en 2024, un programme de régularisation d’immigrants sans statut, mais avait ensuite abandonné l’idée. D’après Mme Bonenfant, « cette avenue-là aurait bénéficié à des milliers de personnes au Canada qui sont déjà présentes sur le territoire, qui travaillent, qui ont leur famille ici ».

Mais la province prévoit certaines coupes et le gel de programmes d’immigration permanente pour les personnes qui se trouvent déjà sur le territoire. « Les cibles d’immigration [du Québec] sont vraiment très basses. Les scénarios suggérés, c’est 25 000, 35 000, 45 000 personnes par an », précise M. Jannard.

Ne pas aider les personnes déjà présentes sur le territoire revient, estime Delphine Nakache, à créer davantage de précarité et d’irrégularité. « Et pour les personnes qui, après des années, arrivent à régulariser leur statut, mais avec énormément de difficultés, on crée de la frustration et de l’insatisfaction. » 

Une profonde contrariété sur laquelle travaille Maria, avec l’aide de thérapeutes, depuis quatre ans. « Si vous m’aviez rencontrée il y a six mois, je n’aurais pas pu vous raconter mon parcours », confie-t-elle. Elle pense maintenant aux prochains immigrants, et à ceux qu’ils croiseront sur leur route. « J’aimerais sensibiliser les professionnels des institutions et des organisations à but non lucratif pour qu'ils voient qu'ils ont des personnes en face d’eux, et non pas de simples chiffres », conclut-elle. 

L’actualité à travers le dialogue.
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