Elles s’appellent Houda, Marwa, Saliha ou Zoubida. Elles sont Québécoises et sont enseignantes ou en formation. Elles ont un autre point en commun : elles portent le voile. Depuis l’adoption de la loi 94, leur accès au marché du travail se réduit. Le samedi 29 novembre, elles se sont jointes à des milliers de manifestantes et de manifestants au centre-ville de Montréal pour dire non à cette loi et à une série de mesures jugées liberticides.
Il est un peu plus de 13 h 30 lorsque la marche « Dans la rue pour le Québec » s’ébranle de la place du Canada. Sous un soleil de novembre, cols bleus et cols blancs avancent en rangs serrés sur le boulevard René-Lévesque. Enseignants, parents et citoyens mêlés, tous sont venus à l’appel des syndicats pour dénoncer « la dérive autoritaire » du gouvernement de la CAQ.
Certains poussent des poussettes, d’autres tiennent des drapeaux ou des pancartes faites maison. Côte à côte, les femmes que nous avons suivies avancent dans la foule, chacune portant son voile avec la même assurance tranquille. Malgré leurs parcours différents, elles partagent une même préoccupation : après qu’elles ont été exclues des écoles, la loi 94 – loi québécoise visant à renforcer la laïcité dans le réseau de l’éducation, adoptée le 30 octobre 2025 – menace leur droit de travailler dans les garderies et, plus largement, leur place dans la société.
Houda Djilani : refuser l’invisibilisation
Bien avant que la marche ne démarre, Houda Djilani se tient déjà en haut des marches de la cathédrale Marie-Reine-du-Monde, pancarte levée, comme pour dire : « Je suis là, je refuse d’être effacée ! » Cette position, presque stratégique, semble répondre directement au sentiment d’invisibilisation que beaucoup de femmes portant le foulard disent éprouver face aux lois adoptées récemment.
Âgée de 34 ans, Houda est diplômée en production pharmaceutique. Mais c’est vers l’éducation qu’elle s’est tournée, un choix qui ne tient ni au hasard ni au contexte politique. « L’éducation m’a toujours attirée. Le rôle de l’enseignante, c’est un peu comme celui d’une maman », explique-t-elle. Elle raconte aussi l’influence de son père, lui-même enseignant : « Il m’a toujours encouragée à devenir enseignante. » Aujourd’hui, elle termine un baccalauréat en éducation préscolaire et fait des remplacements dans les écoles, souvent comme surveillante. « J’adore être dans les écoles », glisse-t-elle.
Mais la loi 94 vient bousculer ses plans. Comme plusieurs femmes souhaitant exercer ce métier, elle voit son avenir professionnel se refermer d’un coup. « Des commissions scolaires ont commencé à appeler des collègues pour leur demander de choisir entre leur voile et leur poste », rapporte-t-elle. Et pourtant, dit-elle, à l’université, « les conseillers d’orientation nous garantissaient, à moi et à mes camarades voilées, que les lois sur la laïcité ne nous toucheraient pas. »
Aujourd’hui, à quelques mois du diplôme, elle ne sait plus quoi répondre quand on lui demande ce qu’elle fera après. « Je n’ai aucune idée », reconnaît-elle.
Pour elle, de toute façon, le choix proposé par les employeurs n’en est pas un : « Elles [les enseignantes en voile] ne vont pas enlever leur voile, elles ne vont pas laisser tomber leur identité. »
Quand Houda parle de ses collègues, ses mains s’animent. Elle les décrit comme « courageuses et compétentes », des femmes qu’on « juge à cause du voile », avant même d’évaluer leur travail. Sa propre trajectoire la rattache à elles : après des années d’études et de réorientation, elle veut simplement « contribuer, comme tout le monde ».
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Dans la foule, elle respire un Québec tolérant et solidaire, aux antipodes de celui, « décevant » et « décourageant », qu’elle entend, regrette-t-elle, dans certains discours politiques et sur les réseaux sociaux.
L’apprentie enseignante, qui réside à Saint-Léonard, se fait l’écho des dizaines, voire des centaines de femmes qui, comme elle, ont choisi de manifester pour la protection de leurs droits et pour l’avenir de leurs enfants : « On espère qu’il y aura du changement, que ce soit pour les droits du travail, que ce soit… On est là pour notre bien et le bien de tout le monde. »
Marwa* : « Ai-je encore ma place au Québec ? »
Plus loin dans la foule, Marwa* avance en poussant une poussette double, accompagnée de son mari, né à Sherbrooke, ingénieur dans le secteur public, et de leurs deux jeunes enfants. Elle préfère ne pas donner son vrai nom, mais tient à raconter son histoire. Arrivée au Québec à six ans, Marwa a fait toute sa vie ici. Pourtant, confie-t-elle, « aujourd’hui, je me pose une question que je ne me suis jamais posée : “Est-ce que j’ai ma place au Québec ?” »
Ce sentiment, raconte la jeune maman, s’est imposé avec l’arrivée au pouvoir de la CAQ. « On n’a jamais vu autant de racisme comme on le voit sous le gouvernement Legault. » Marwa rêve de devenir psychologue, et il ne lui reste d’ailleurs pas beaucoup de chemin pour décrocher son diplôme. Mais aujourd’hui, elle voit son avenir professionnel se rétrécir : « Si je veux travailler dans le réseau public, je vais être restreinte. Dans l’éducation, c’est déjà impossible. Comme psychologue scolaire, je ne pourrais pas non plus. » Et pourtant, « ce n’est pas mon voile que j’explique à mes clients, c’est mon expertise », s’indigne-t-elle.
Autour d’elle, d’autres femmes vivent les mêmes inquiétudes, à l’instar de sa sœur, étudiante en éducation, aujourd’hui incapable d’effectuer ses stages avec son voile ; ou encore l’éducatrice de ses enfants, épargnée par la clause de droits acquis, mais dont la progression professionnelle est désormais conditionnée par son voile. « Ça veut dire quoi ? Que les femmes qui portent le voile ne peuvent pas progresser. Donc, on recule sur les droits des femmes ! »
Zoubida : une lutte digne de Sisyphe
Pour les femmes portant le voile, le champ des possibles ne cesse de se rétrécir depuis quelques années : d’abord l’enseignement dans tous les paliers du réseau public leur a été interdit par la loi 21 en 2019, puis aujourd’hui, les services de garde leur sont enlevés par la loi 94. Le parcours de Zoubida, contrainte de se réorienter deux fois, montre combien le piège s’est refermé progressivement.
Après avoir réussi ses tests et obtenu son permis d’enseignement, Zoubida Gasmi, 44 ans, a dû abandonner son projet professionnel lorsque la loi 21 est entrée en vigueur. « Voyant que je ne pouvais pas enseigner à cause de la loi 21, j’ai commencé à suivre une formation en éducation à la petite enfance », raconte-t-elle. Mais la nouvelle loi 94 vient maintenant contrarier ses projets et repousser sine die la reprise de sa carrière.
Sur la rue Sainte-Catherine, Zoubida marche d’un pas ferme. Son visage traduit un mélange de désarroi, de colère et d’indignation face à ce qu’elle décrit comme une injustice répétée. Pour elle, ce n’est pas seulement une question d’emploi, mais aussi de dignité : « Mon hidjab, c’est mon droit. Personne ne peut m’obliger à l’enlever. Le Québec, le Canada, c’est un pays de liberté. Et moi, je veux exercer cette liberté. »
En marchant parmi les familles, Zoubida observe les enfants qui examinent les pancartes et les slogans. Son propre fils lui demande parfois pourquoi elle n’enseigne pas. « Il voit l’injustice, il comprend », dit-elle. La succession de lois ne touche donc pas que les adultes : elle façonne aussi le regard des plus jeunes sur leurs modèles.
Saliha : marcher pour celles qui seront touchées demain
Plus loin dans la manifestation, Saliha avance d’un pas tranquille, presque posé. Parmi le groupe de femmes voilées qui l’entourent, elle fait figure d’aînée. Certaines cherchent son regard comme on cherche l’approbation. Elle sourit doucement : « Je suis là un peu comme la doyenne, je pense », glisse-t-elle.
Employée d’expérience dans une école de Montréal-Nord, Saliha bénéficie de la clause de droits acquis. Elle sait qu’elle ne perdra pas son poste, mais ce n’est pas d’elle qu’elle s’inquiète. « Autour de moi, personne n’est touché pour l’instant, mais je sors pour les autres, pour nos enfants, pour nos filles », dit-elle, en observant la foule où défilent des poussettes et des adolescentes scandant des slogans.
Elle parle d’une pente glissante qu’elle voit se dessiner : « Si on se laisse faire maintenant, ça va finir comme en France. Là-bas, ils interdisent même le voile pour les élèves à l’école et à l’université. » Dans sa voix, pas de colère, mais une fatigue lucide, celle de quelqu’un qui a vu les choses se dégrader au fil des années.
Saliha évoque aussi ce qu’elle considère comme un double standard. « Si vous voulez la laïcité, il faut l’appliquer partout », dit-elle, en faisant référence aux sapins de Noël, omniprésents dans les écoles et les services publics.
Si elle marche aujourd’hui, c’est pour maintenir un horizon qu’elle voit s’assombrir pour les plus jeunes. « On ne peut pas laisser ça se refermer sur elles », souffle-t-elle. Sa présence, ce jour-là, a quelque chose du geste protecteur – celui d’une femme qui avance pour celles qui devront continuer après elle.
Hadjira : retirer le voile pour travailler n’est pas une option
La veille de la marche du 29 novembre, Hadjira Belkacem raconte son histoire devant la caméra de La Converse. Elle ajuste son hidjab, inspire longuement, puis se lance. Son ton est posé, mais chaque phrase semble traversée par une tension qui s’est accumulée au fil des années.
La militante communautaire, connue notamment pour son implication dans le dossier des cimetières musulmans, est une éducatrice de métier qui a dirigé sa propre garderie en milieu familial pendant 14 ans. Après une interruption forcée prolongée par une maladie, Hadjira comptait reprendre du service. Et puis, la loi 94 est tombée. « Je suis en train de me remettre en question. Est-ce que je vais retourner dans le milieu du travail sans mon foulard ? Ça, c’est impossible. J’ai mon foulard depuis l’âge de 11 ans, j’ai grandi avec ça », dit-elle d’un ton ferme. La quinquagénaire, arrivée au Québec en 2006, parle de son style vestimentaire comme d’une part d’elle. Et ce qui la heurte le plus, c’est qu’« un politicien vienne me dire comment m’habiller » !
À mesure qu’elle parle, sa colère affleure. Hadjira Belkacem pense à ses collègues monoparentales qui risquent de perdre leur emploi : « Moi, au moins, j’ai mon mari, j’ai mes enfants. Mais d’autres n’ont personne. » Elle décrit un quotidien alourdi par la dégradation du pouvoir d’achat, auquel sont venues s’ajouter les lois successives : « La vie ici, elle est difficile. Ajouter encore du poids sur nos épaules, c’est injuste et inhumain. » Pour elle, la portée de cette loi dépasse le marché du travail et celle-ci rend compte d’une logique plus large du gouvernement caquiste – « une minorité qui veut effacer les femmes musulmanes de l’espace public ».
Dans des extraits de la vidéo ci-dessous, elle revient sur ce sentiment de choc, sur le risque de décrochage professionnel massif et sur l’idée d’un mouvement collectif en réponse à la loi.
Une marche pour la dignité et les droits
Au fil de la marche, les manifestants se mélangent. Des discussions s’engagent spontanément. Des inconnus se félicitent mutuellement pour la diversité qui est représentée dans le cortège. Les pancartes se reflètent dans les vitres des immeubles, et la foule avance dans un mélange de chants et de slogans.
À la fin, et malgré la fatigue, les manifestants quittent la place avec une énergie palpable. Pour Houda, Marwa, Saliha et Zoubida, la manifestation du 29 novembre n’a pas seulement été un geste politique : elle a aussi été une façon de revendiquer leur place dans un Québec où l’accès à l’emploi, la dignité et la liberté de conscience ne devraient pas être conditionnés par leur apparence.
Leur message est clair : le Québec doit être un lieu de liberté et de respect pour toutes et pour tous, quelles que soient leurs origines ou leur religion.
*Marwa est un nom d’emprunt.

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