Sur la rue Saint-Zotique, au cœur de Rosemont–La Petite-Patrie, un café tunisien attire une clientèle diversifiée. On y pousse la porte pour un cheesecake parfumé à la fleur d’oranger ou un café arabe. On y reste pour autre chose : un lieu où la cuisine tunisienne garde sa saveur première et où l’identité s’assume pleinement. Ici, l’authenticité prime. Baya et Malek, qui forment un couple dans la vie comme derrière le comptoir, en font le pari : on peut partager une culture sans la travestir, et s’intégrer en tant qu’immigrant sans s’effacer. Ayant ouvert le 8 octobre 2023, le Koujina Café s’apprête à fêter ses deux ans d’existence. Portrait.
Il est 18 h, un mercredi. Des haut-parleurs du café s’échappe la voix d’Ahmed Eid, qui chante en arabe Balad mahjour tarkin el-qalb mazrou, ce qui signifie : « Un pays abandonné laisse le cœur enraciné ». Une image de nostalgie qui correspond à l’esprit du Koujina Café. « Au début, on voulait ouvrir un café d’inspiration tunisienne, et après, au fil du développement du projet, on a voulu vraiment développer quelque chose qui soit authentiquement tunisien », raconte Malek.
Préserver les saveurs sans dilution
Pas de décor de type carte postale ni de folklore pour touristes. Les murs blancs et bleus rappellent la Méditerranée, mais l’intention est ailleurs : montrer une Tunisie assumée, contemporaine, débarrassée des clichés. Chaque recette devient un moyen de faire vivre ici ce qu’ils ont laissé là-bas.
.jpg)
La carte mêle classiques et parfums tunisiens : cheesecake infusé à la figue ou à l’eau de géranium, café arabe, lattés aux sirops maison. « Le plus connu, c’est un latté qui s’appelle le Mariem Latte. Il est fait avec du lait condensé et de la fleur d’oranger. C’est très méditerranéen comme goût. On n’en trouve pas ailleurs, précise Baya, le sourire aux lèvres. On a voulu évoquer une Tunisie 2025, une culture ultra vivante, adaptée à aujourd’hui. »
À Montréal, Malek observe une autre tendance : « La culture des restos dits ethniques est souvent diluée. » Baya complète, dans une dynamique devenue naturelle entre eux : « Plus on dilue, plus on perd l’essence. C’est important d’avoir le vrai produit avant d’avoir le mélange. »
Ce choix n’est pas qu’une question de goût, mais une vision de l’immigration. Réussir son intégration, ce n’est pas effacer sa culture, plaide Baya : « Souvent, on dit “Intègre-toi” comme s’il fallait retirer des morceaux de soi. Non. On peut ajouter autant qu’on veut ; si on commence à réduire, on se perd. » Pour elle, le multiculturalisme se résume à une équation simple : « On ajoute, on ne soustrait pas. »
Ce refus de la dilution n’est pas qu’une affaire de cuisine. Il vient d’une mémoire plus large, forgée loin d’ici. Car derrière les gâteaux et les cafés, il y a aussi une histoire politique : celle d’une génération façonnée par la révolution de la Dignité, mieux connue en Occident sous le nom de révolution du Jasmin.
Une jeunesse marquée par la révolution
En décembre 2010, tout bascule à Sidi Bouzid. Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant de fruits et légumes, s’immole après la confiscation de sa charrette. Son geste désespéré embrase la Tunisie. En janvier 2011, un régime vieux de 23 ans s’effondre sous la pression de la rue. Sur l’avenue Bourguiba, à Tunis, toutes les classes sociales se mêlent, portées par les mêmes slogans. La chute du président Ben Ali ouvre sur un chaos : élections, constitution, montée puis chute des islamistes. Dans ce tumulte, une génération se forge.
Baya et Malek font partie de cette génération-là. Adolescents à l’époque, ils découvrent la politique dans la rue, au milieu des slogans et des affrontements. « On a enlevé un dictateur, on a mis une démocratie. Il y a eu les Frères musulmans qui sont rentrés, puis on a dégagé les Frères musulmans. Bref, il s’est passé mille et une choses », résume Malek. Dans ses souvenirs, la ville se décapitait pour mieux se reconstruire. Tout devenait politique, jusqu’aux conversations de rue.
Baya, alors une collégienne de 12 ans, garde en mémoire l’image de la place de la Kasbah. Elle observait la foule depuis une rue en hauteur. « Il se passait beaucoup de choses là-bas », souffle-t-elle. Ce qu’elle a vu, elle ne l’a jamais oublié : des corps qui s’affrontent, des gens venus de partout se battant pour des opinions. « J’ai vu des gens se coudre la bouche, des trucs très sauvages. Mais c’était pour des idées. » Pas une guerre de territoire ou d’argent : un combat pour des convictions.
De cette époque, ils gardent le souvenir d'un élan irrésistible. « Ça a brisé un peu les barrières entre les classes », souligne Malek. « Finalement, on est une génération où tout le monde s’est parlé. » Même ceux qui n’ont pas vécu directement la révolution, ajoute-t-il, « sont encore plus révolutionnaires que nous, sans le savoir ». Pour Baya, cette énergie a laissé une empreinte durable : « Ça s’imprègne. C’est l’idée que tout est possible. »
« Gratter sa mémoire » pour mieux la transmettre
Pour Malek, un piège guette trop souvent les récits identitaires : la victimisation. Le poids de la colonisation et des guerres est indéniable, reconnaît-il, mais il refuse d’y réduire toute une culture. « Beaucoup de gens que je rencontre me disent : “Il y a 20 ans, c’était la guerre [en Tunisie].” Oui. Mais il y a 20 ans, c’était aussi des chants. Il y a 40 ans, c’était aussi de la musique. »
Son insistance met en lumière une volonté de ne pas se définir uniquement par la douleur. « Oui, il y a eu des gens qui ont pris, qui ont volé. Mais malgré ça, on a continué à créer, à développer. » Pour lui, les dernières générations reprennent le flambeau des batailles inachevées et poussent plus loin : « On fait partie des gros médecins, des gros penseurs. On a la capacité de bâtir quelque chose de nouveau, de plus adapté, de plus fonctionnel, ajoute Baya. Maintenant, ça nous appartient aussi à nous, de réellement mettre les efforts nécessaires pour rebâtir ce qui a malheureusement été déconstruit, cassé. »
Cette vision des choses trouve à se traduire dans le Koujina Café, qui est devenu un terrain d’expériences : DJ sets, soirées d’humour, concours de jeux de société, ciné-club. Et pas question de tomber dans le misérabilisme : « Pour la première séance, on a diffusé Porto Farina », se souvient Baya. Le film d’Ibrahim Letaief, joyeux et coloré, tranche avec l’image habituellement collée à l’Afrique du Nord, qui insiste sur la tristesse, la guerre et la famine. Avec un espace où à peine 45 chaises peuvent être installées les soirs de projection, l’idée est de proposer une expérience intime. Les spectateurs sont proches les uns des autres, et parfois aussi des réalisateurs, avec qui ils peuvent ensuite s’entretenir. « Ici, c’est 50 % de film, 50 % de discussion », ajoute Baya dans un sourire.
La même logique traverse l’organisation des détails du café : un présentoir intégré à l’un des murs propose à la vente des produits 100 % tunisiens. « On voulait montrer qu’en Tunisie, il y a une direction artistique, des marques qui rivalisent avec les importations. On consomme tunisien non par patriotisme, mais parce que c’est bon et bien fait. »
Plus loin, dans la salle, près d’un canapé, des vinyles et des livres d’artistes tunisiens trônent sur l’un des meubles. L’idée est toujours la même : étaler la culture tunisienne, la donner à saisir, sans la transformer en curiosité.
Et derrière tout cela, une méthode : gratter. « Grattez votre culture. Parlez aux gens. Une grande partie de nos histoires a été effacée, parfois intentionnellement. Tout n’a pas été écrit. » Malek raconte qu’à ceux qui veulent visiter la Tunisie, il conseille d’aller voir les lieux touristiques, mais surtout de discuter. « Les gens t’emmèneront là où personne n’a accès. »
Pour eux, c’est une responsabilité de génération : compléter une mémoire fragmentée. « L’histoire a été écrite par les colons. Aujourd’hui, on a le droit de la réécrire. » Et Internet, ajoute Baya, permet d’aller plus vite : « C’est à nous de pousser toutes les vérités, même celles qui dérangent et qui sont inconfortables. Que ce soit l’histoire de ta grand-mère ou celle de ton voisin, tout ça fait partie de ton histoire. »
Leur démarche ne s’arrête pas aux frontières tunisiennes : elle vise à donner à chaque culture la chance d’être vue dans sa vitalité et sa joie.
Un café des possibles, carrefour des communautés et des idées
Au café, Malek et Baya multiplient les occasions de mêler les communautés : un DJ set tuniso-sénégalais, une soirée consacrée au Liban, une autre à la Palestine. Les réactions parlent d’elles-mêmes : des Syriens surpris d’entendre leurs chansons d’enfance, des Sénégalais touchés de voir leur culture montrée autrement qu’à travers la misère, des Palestiniens heureux d’associer leur pays à la fête plutôt qu’aux bombardements. « Ici, c’est musique, chant, nourriture – bref, une culture vivante », se réjouit Baya.
.jpg)
Et la liste s’allonge : « On a eu aussi des Israéliens, des Ukrainiens, des Chinois, des Japonais… » énumère Malek. Dans ces soirées, les langues s’entremêlent, les rythmes se répondent et les récits circulent autour d’une tasse de café. À chaque fois, la surprise est la même : se voir représenté autrement que par les drames. « Toutes les cultures sont bonnes, toutes les manières de vivre sont bonnes. L’essentiel, c’est de les assumer et de vivre pleinement avec », conclut Baya.
Les commentaires des clients confirment cette idée. Un soir, un groupe d’Ukrainiens est venu leur dire : « Votre rapport à votre culture nous aide à nous présenter autrement face à la nôtre. » Écouter une chanson ukrainienne devient donc un acte normal qui n’a rien de patriotique et s’explique simplement par le fait que c’est une bonne chanson.
Le Koujina Café n’est pas un sanctuaire, mais une cuisine, sa traduction même ! « La cuisine, c’est là où on se parle franchement, où passent les ragots, la musique, les odeurs », sourit Malek. Un lieu quotidien, vivant, où les idées circulent, se confrontent, se discutent.
Pour eux, le café doit rester un échantillon du monde où la cohabitation est possible à une condition, fondée sur le respect de trois règles simples : « Ne maltraiter personne, ne manquer de respect à personne et laisser chacun vivre comme il veut. »
Et parfois, cette cohabitation donne à voir des scènes inattendues. « On a déjà eu, assises à des tables voisines, des personnes LGBTQ+ nord-africaines et des personnes qui n’acceptent pas les diverses identités de genre », raconte Malek. Dans ce genre de situation, il y a deux options : s’affronter ou boire son café tranquille. « C’est toujours la deuxième qui l’emporte. »
La mission du café n’est pas d’éduquer ou d’expliquer la Tunisie aux Montréalais, mais de la leur montrer telle qu’elle est. « On ne dit à personne comment penser. On pose le contexte, on écoute. Et on accepte la contradiction », insiste Malek.
L’insouciance comme moteur
Le concept du Koujina Café n’a pas été élaboré dans le cadre d’un plan d’affaires, mais dans une forme d’insouciance assumée. « Personne ne nous a dit : “Allez-y, c’est une bonne idée”, confie Malek. À part quelques proches qui nous soutenaient, les autres répétaient : à 25 ans, il faut finir l’école, réfléchir avant de se lancer ! »
Chaque rendez-vous à la banque faisait remonter les mêmes doutes. « Est-ce que tu sais faire ça ? » demandait le banquier. « Non, mais si je dis que je vais le faire, j’apprends et je le fais », répliquait Malek. Une sincérité qui, paradoxalement, les a aidés, car rien, en réalité, ne les destinait à la restauration. Malek a étudié la psychologie, et Baya, les sciences politiques et les relations publiques. « Ça nous a permis d’utiliser un peu nos connaissances pour avoir une autre perspective que juste les affaires ou la restauration. C’est bien de croiser les matières », fait valoir Baya. Elle n’avait pas non plus fait d’école de pâtisserie, mais déjà, elle créait. « Je dessine des gâteaux, je goûte, je fais goûter. Je n’ai pas de livre de recettes. C’est beaucoup d’essais. C’est l’fun. »
Le café s’est construit comme ses recettes : à force d’essais, de discussions et d’improvisations. À 26 ans, ils ont ouvert sans filet, en dépit des avertissements. Ils ont tout lâché : le métro-boulot-dodo dans lequel ils s’ennuyaient, leurs emplois stables. « Là, c’est l’aventure ! » enchaîne Baya. L’aventure dans ce qu’elle a de rude et de joyeux : des doigts qui sentent le sucre et le café, des nuits courtes, des matinées longues, mais aussi une liberté neuve. « C’est cette insouciance qui nous a sauvés, reprend Malek. On n’a pas attendu d’avoir toutes les réponses. On a juste fait. »
Mais le parcours n’a pas été simple. À 28 ans aujourd’hui, ils sourient en repensant à leurs débuts. « Ouvrir un café sans expérience, c’est très dur. Et en plus, on n’avait pas d’argent, se souvient Baya. On a mis tout ce qu’on avait, et même ce qu’on n’avait pas. » Les huit premiers mois, ils n’ont pu embaucher personne. « On était nos propres employés », rapporte Malek avec amusement. Douze, 14, 16 heures par jour, parfois 20 d’affilée : « Il fallait se salir, rentrer tard, se réveiller tôt, ne plus voir ses amis. »
Avec le recul, ils le reconnaissent : c’est leur état d’esprit qui a rendu l’aventure possible. « On avait une attitude : si on ne sait pas, on apprend, et on fait », lance Malek. Leur ténacité, disent-ils, vient aussi de ce que la Tunisie leur a transmis à travers ses luttes.
Une communauté née au comptoir
Au moment de célébrer le deuxième anniversaire de leur café, Baya et Malek peuvent se réjouir de ce que l’énergie du Koujina n’ait pas faibli. Les deux propriétaires continuent d’expérimenter, d’écouter les envies, de tester des combinaisons : cheesecake citron-basilic, latté au sirop de datte, gâteau aux noix.
Avec le temps, cette souplesse a fini par créer bien plus qu’une clientèle : une communauté. « On n’a pas fabriqué cette communauté, ça s’est fait au comptoir », constate Malek. Les habitués ne viennent plus seulement pour un café, mais pour le lien tissé avec le lieu et ses propriétaires. « Si quelqu’un vient trois fois, naturellement je lui demande : “Comment ça va ? Qu’est-ce qui se passe dans ta vie ?” » Petit à petit, les visages se répètent, les histoires s’entrelacent et le lieu devient témoin. « On a vu des clientes tomber enceintes, revenir avec leur bébé », sourit Baya. Les rythmes du café sont aussi empreints des rythmes de vie de sa clientèle. Un soir de ramadan, à 23 h, la salle était encore pleine. L’employé du bar voisin, intrigué, frappe à la fenêtre : « Pourquoi vous êtes plein ? » s’étonne-t-il. « Parce que c’est le ramadan, rétorque Malek. Parce qu’on a ouvert la nuit. Parce qu’un café peut tenir deux rythmes en même temps : celui du quartier et celui d’une fête mobile. »
Cette ouverture et l’esprit du lieu attirent une clientèle fidèle, prête à traverser la ville pour s’y rendre. Jamila, étudiante d’origine algérienne, y passe une fois par semaine ou toutes les deux semaines, malgré une demi-heure de trajet depuis Côte-des-Neiges : « L’ambiance est super belle, j’aime étudier ici. Le menu est unique, ça correspond à mes goûts. Et puis ça me ramène à une culture nord-africaine, avec une touche de modernité qui fait plaisir. »
Aaron, lui, a découvert l’endroit grâce à sa copine : « C’est un café unique en son genre. Autant la déco que le menu font du bien. J’ai goûté un Mariem Latte, c’est un des meilleurs que j’ai essayés. Je vais revenir, c’est sûr. »