Mariana Infante a demandé l’asile pour fuir les coups de son mari. Aujourd’hui, elle travaille à la Joujouthèque Saint-Michel, à Montréal.
Inégalités
Du Mexique au Québec, le combat de Mariana Infante fuyant la violence conjugale
25/4/24
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Que ce soit sur son groupe de soutien Facebook, à la Joujouthèque Saint-Michel, à la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes ou lorsqu’elle intervient à Halte-Femmes Montréal-Nord, Mariana Infante ne se départit jamais de son sourire radieux. Le sourire d’une femme qui a pourtant vécu le pire – le viol, la violence psychologique, la violence physique, puis l’exil forcé… pour survivre. Portrait.

Entourée de jouets destinés au prêt, Mariana Infante supervise le nettoyage et les vérifications réalisées par plusieurs travailleurs immigrants afin de redonner à ces objets leur jeunesse d’antan. Elle m’accueille à un point de service de la Joujouthèque Saint-Michel, un organisme communautaire dédié à la famille, niché au-dessus d’une épicerie Maxi. Là, entre une Barbie et un circuit de voiturettes de course, elle accepte de confier son histoire à La Converse.

Arrivée du Mexique enceinte et avec un fils de cinq ans dans les bras, elle a fui les coups de son mari pour trouver asile au Québec. Aujourd’hui, elle se bat pour améliorer l’accompagnement offert aux immigrantes victimes de violence conjugale et sexuelle. Ces femmes, qui affrontent les difficultés liées à la fois à leur statut migratoire et à leur histoire souvent très difficile, sont délaissées par la société québécoise, invisibilisées. 

C’est ce constat implacable, ce silence dans lequel toutes ces vies sont murées, que Mariana brise chaque jour, un coup de pioche après l’autre. Afin que, contrairement à elle, ces femmes ne retombent pas dans le piège de leur bourreau.

Un engagement viscéral

Alors que les femmes immigrantes représentent 7 % de la population québécoise, selon le Conseil du statut de la femme ; et qu’elles courent 13,6 fois plus de risque d’être victimes de violence conjugale, selon Statistique Canada ; on observe peu de progrès en matière de prise en charge. Une paralysie politique dénoncée par le milieu communautaire, qui tente de pallier le problème avec des moyens très limités.

Dans les 46 centres d’hébergement membres du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale, les victimes nées à l’extérieur du Canada représentent 69 % dans la région de Montréal. Un chiffre d'autant plus alarmant que le service d'interprètes destiné aux victimes de violence conjugale pourrait subir une rupture majeure au mois de juin. Le programme a en effet  obtenu un sursis d'avril à juin 2024, mais est toujours dans l'attente de savoir si son financement sera renouvelé par le gouvernement québécois.

Comme l’écrit Virginie Cresci, journaliste et autrice, dans son essai Le prix des larmes : Le coût caché des violences sexuelles (à paraître en juin au Québec, NDLR) : « Pour certains, l’engagement contre les violences, pour la justice, et contre le déni, est le seul moyen de faire face à ces traumatismes. » C’est en effet le cas pour Mariana Infante. Convaincue qu’elle ne serait pas retombée entre les mains de son ex-mari si elle avait bénéficié d’un accompagnement adapté, elle s’engage chaque jour pour venir en aide aux immigrantes allophones victimes de violence conjugale et sexuelle. 

Mariana multiplie les actions. Elle a notamment créé un groupe de soutien sur Facebook, qui permet de mettre en relation des victimes avec des psychologues, des avocats et des organismes spécialisés. Des bénévoles les aident également à déménager, par exemple.

« Ces femmes sont traumatisées et arrivent dans un système qu’elles ne connaissent absolument pas – sans oublier la barrière de la langue, qui peut les empêcher, à elle seule, de sortir de leur silence. C’est pour ça que c’est important de les aider en les dirigeant vers des professionnels qui sont habitués à ce genre de profils et qui savent comment agir, ou alors simplement vers des personnes qui ont une voiture et qui sont capables de les aider à transporter leurs affaires », déclare-t-elle.

La quarantenaire est également formatrice pour la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes, en plus d’agir comme intervenante et animatrice de l’organisme Halte-Femmes Montréal-Nord auprès de femmes qui ont subi des violences.

« Il est de notre responsabilité de faire des efforts pour aider ces femmes ; il ne faut pas les laisser tomber. Aujourd’hui encore, malgré tout, je vis avec la peur au ventre. Cela fait six ans que je suis ici, et mon ex-mari continue de me harceler. Il a même écrit à mon fils pour lui dire de violer la fille de mon nouveau conjoint ! » s’alarme Mariana. La survivante mène un combat viscéral avec une détermination à la hauteur des atrocités auxquelles elle a survécu. Devant ses collègues de travail, Mariana se raconte sans détour. 

Une rencontre pas si fortuite que ça

Mariana Infante est née sous le soleil de Mexico il y a tout juste 40 ans. « Ma naissance, en elle-même, était déjà compliquée, parce que je suis née d’un viol. Je n’en avais aucune idée, mais ma mère a fini par me le dire quand j’ai eu 15 ans, car je n’arrêtais pas de lui poser des questions. J’ai eu un véritable choc en l’apprenant, je n’avais jamais imaginé cela, d’autant que je suis l’aînée de quatre enfants et que ma mère n’a fait aucune différence entre nous… » se souvient-elle. Un premier traumatisme, suivi de nombreux autres qui vont marquer son existence – et dont elle va tirer sa force. 

Deux ans plus tard, Mariana rencontre celui qui va bouleverser sa vie à jamais. Élève brillante et appliquée, l’adolescente de 17 ans étudie alors la programmation informatique. Malgré les brimades qu’elle subit dans cette « société patriarcale » mexicaine, qui voit d’un très mauvais œil les enfants de mères monoparentales, comme la sienne, elle ambitionne de devenir médecin.

« Je l’ai rencontré la première fois au centre jeunesse. Puis, je l’ai recroisé dans un parc où je jouais au soccer avec des amis. Lorsque j’ai voulu rentrer chez moi, il m’a suivie, lui et un de ses amis », explique Mariana. 

Quatre mois – c’est le temps qu’il aura fallu à ce prédateur de cinq ans son aîné pour obtenir ce qu’il voulait : Mariana. « Il a commencé à prendre tout mon temps. J’ai compris plus tard qu’il avait établi un véritable plan de chasse. En quatre mois, il m’a retourné le cerveau : il m’a dit que j’étais intelligente, que je méritais mieux… Comme tous les narcissiques, il s’est présenté comme un homme parfait, puis il a commencé à me contrôler », se remémore celle qui lui donnera quatre enfants. 

Mariana tentera bien de se sortir de son emprise. Mais Daniel sait comment exploiter le caractère naturellement compatissant de la jeune femme. Désormais en couple avec lui, elle entrevoit à peine l’autre facette de cet homme qu’elle découvre être enceinte. Il aura suffi d’une seule fois… « Je n’avais jamais eu de relations sexuelles. Je suis très croyante et, pour moi, le mariage est très important. Il m’a fait tellement de pressions que j’ai cédé, et je suis tombée enceinte dès mon premier rapport sexuel. J’étais dans le déni, incapable d’en parler à ma mère. De son côté, il me promettait qu’on allait se marier et former une famille », raconte-t-elle.

C’est le début de la « descente aux enfers ». Alors que Mariana est enceinte de sept mois, Daniel et le père de celui-ci expliquent à la jeune femme qu’elle ne rentrera plus chez sa mère et qu’elle devra désormais vivre avec eux. À l’intention de sa mère, qu’elle n’ira pas voir tant elle a honte de ce qui lui arrive, son beau-père invente une histoire selon laquelle sa fille ne veut plus la voir. 

« J’étais prise au piège. La violence physique est venue s’ajouter à la violence psychologique dès les premiers jours. Au bout de deux semaines, j’ai voulu rentrer chez moi ; et ç’a été un déferlement de coups, alors que j’étais à sept mois de grossesse. Je n’avais plus le droit d’assister à mes cours, et je ne pouvais plus sortir de la maison qu’avec lui », souffle Mariana, les yeux embués. Finalement, à 18 ans, elle accouche seule à l’hôpital, où elle subit la « violence obstétricale ». Une épreuve de plus.

Les coups de trop

Pendant les premières années de son fils Daniel, baptisé du nom de son père, Mariana connaît un certain répit. « On a créé une entreprise de vente de vêtements – au début sur les marchés, puis dans deux points de vente. Je passais beaucoup de temps à l’église, j’étais isolée, je n’avais plus aucun ami d’avant lui. Finalement, je me suis mariée, poussée par l’église, et je suis tombée enceinte de mon deuxième enfant, alors que mon premier était âgé de cinq ans », explique-t-elle. 

Mais un nouveau coup dur la frappe lorsqu’elle découvre, le jour de la Saint-Valentin, que son mari entretient une liaison avec une cliente. Elle trouve alors la force de le quitter. Mais apprenant qu’elle a contacté sa maîtresse, qui le quitte à son tour, car elle le pensait séparé, son mari se venge sur elle. « Il est venu chez moi, m’a poussée au sol et a sorti toute sa colère contre moi. Je me suis mise en position fœtale et j’ai encaissé les coups de pied, de poing… Jusqu’à ce qu’il finisse par réveiller notre fils, qui lui a demandé pourquoi il frappait sa maman. Il a arrêté et il est parti », confie Mariana, dont les larmes coulent encore.

Enceinte, elle passe plusieurs jours à l’hôpital. En sortant, elle se rend au commissariat de police, avec le soutien de sa famille avec laquelle elle a renoué. Sa plainte disparaîtra, comme tant d’autres dans cette société mexicaine qui protège les bourreaux et qui estime qu’une femme doit rester avec son mari, quoi qu’il en coûte. « J’ai compris que la seule solution était de quitter le pays », regrette-t-elle. 

Commence alors une partie d’échecs pour parvenir à partir avec l’accord obligatoire de son mari. Grâce à sa mère et au père de Daniel, ce dernier finit par accepter de lui signer une autorisation de sortie du territoire. Il pense alors qu’elle va passer quelque temps chez sa mère, qui est installée au Canada. 

Une vie à reconstruire

Maria Infante est arrivée sur le sol québécois au printemps. « Quand j’ai débarqué à l’aéroport de Montréal, l’agent de l’immigration a vu mes papiers avec la plainte, une lettre d’une psychologue… et il m’a posé des questions. C’est lui qui m’a expliqué que, compte tenu de ma situation, je pouvais demander l’asile et que le YMCA pourrait m’aider. Ma belle-mère m’attendait à la sortie. Je lui ai dit que je ne partirais pas avec elle », se souvient-elle.

Elle découvre alors un nouveau pays dont elle ne parle pas la langue et ne maîtrise pas les codes. Enceinte et accompagnée de son fils de cinq ans, Mariana est accueillie au sein des Résidences YMCA pour les réfugiés et les demandeurs d’asile. « Ç’a été un choc. J’étais la seule femme de l’étage et, une fois, j’ai trouvé un homme qui m’attendait dans ma chambre. Par chance, je n’y ai passé que 17 jours, car on m’a aidée à trouver un appartement », se remémore-t-elle. 

Mariana Infante célèbre l’anniversaire de son cadet, entourée de ses trois autres enfants et de son nouveau compagnon (Photo : courtoisie)

Livrée à elle-même, elle trouve un peu de soutien auprès d’un couple de voisins et met au monde Victor. Mais sa belle-famille ne lui laisse aucun répit. Sa belle-sœur s’installe chez elle pendant plusieurs mois. « J’étais harcelée par eux, je vivais de l’aide sociale, car je n’avais pas droit à la garderie pour mon bébé, donc je ne pouvais pas travailler. Je grattais les fonds de tiroir à la fin du mois, mais malgré tout, j’ai fait en sorte que mes enfants ne manquent de rien », assure Mariana. 

Après deux ans, elle parvient à convaincre le juge de valider sa demande d’asile : « Ç’a été une des journées les plus joyeuses de ma vie ! C’est très difficile d’attendre une décision comme ça en apprenant la langue du pays, en reconstruisant sa vie, tout en risquant de devoir repartir. »

Il s’agit d’une joie passagère, car quelques mois plus tard, celui qui était encore son mari débarque à Montréal. Arrêté à l’aéroport, il appelle Mariana et menace de repartir avec les enfants. Coincée, elle lui conseille de faire une demande d’asile à son tour, pour pouvoir entrer sur le territoire. Il s’impose alors chez elle, où il va vivre durant sept mois avant de repartir pour le Mexique, sans être parvenu à la convaincre de le suivre.

Ayant obtenu sa résidence permanente, elle commence à travailler dans des hôtels et suit des cours de francisation. Mais sa belle-mère s’installe dans le même immeuble qu’elle ; Mariana se retrouve soumise à une pression et à une surveillance permanentes. L’étau se resserre encore plus lorsque l’évêque de la paroisse qu’elle fréquente se met en rapport avec celui de l’église de son mari et tente de la convaincre qu’il a changé et que la famille est plus importante que tout.

Le retour du désespoir

Accablée de toutes parts, Mariana doit en outre faire face à la nouvelle du cancer de sa mère, qui vit toujours au Mexique. En 2013, elle retourne ainsi au pays et accepte de revenir avec son mari qui fréquente désormais l’église et paie les soins de sa mère. Pour Mariana, c’est un choix fait par dépit.

Elle tombe une nouvelle fois enceinte, donne naissance à un petit Angel, mais le mirage d’une vie de famille normale se dissipe en un instant. « C’était un cauchemar ! Il a pris nos passeports, a arrêté d’aller à l’église, a arrêté de payer les soins de ma mère et m’a empêchée d’être avec elle le jour de son opération. Il m’a également forcée à avoir des relations sexuelles, et c’est comme ça que je suis tombée enceinte de mon quatrième enfant », souffle-t-elle. 

Dépressive et se sentant coupable d’être retournée au Mexique, elle subit le courroux de son mari. La violence de celui-ci est tellement grande qu’elle est la cause de son accouchement prématuré à domicile. « Mon bébé est né mort, étranglé par le cordon ombilical. Tout le monde me disait que c’était fini, mais je les ai fait sortir et j’ai fait tous les gestes de secours que je connaissais pendant de longues minutes, en priant le ciel », confie Mariana. Sa détermination sauvera son bébé, le petit Elias, par « miracle ».

Sa famille l’aide alors à repartir, pour de bon cette fois, en menaçant de porter plainte pour enlèvement et séquestration. Seule ombre au tableau, elle se voit contrainte de laisser derrière elle son cadet, dont la demande de visa a été refusée. 

Finalement, quelques mois plus tard, une dernière ruse lui permet de récupérer Elias à l’aéroport de Montréal, tout en empêchant son mari de passer la frontière. « C’était ma deuxième chance au Canada avec mes quatre enfants. À partir de là, j’ai décidé que plus rien ne m’empêcherait de rêver ! » s’enthousiasme-t-elle. 

Après son retour en 2016, Mariana a pris sa vie en main. Elle a recommencé ses études et a obtenu un diplôme en développement communautaire, tout en commençant à travailler à la Joujouthèque Saint-Michel, où elle est toujours. « Ce nouveau départ a fini de m’ouvrir les yeux. J’ai dû vivre tout ça pour trouver la force de vivre seule ici. Aujourd’hui, j’essaie d’aider les autres avec mon expérience », souligne Mariana, qui a définitivement coupé les liens avec son ex-mari et sa belle-famille. 

Amoureuse, épanouie dans son travail, fière de voir grandir ses quatre garçons, elle vit enfin la vie apaisée dont elle a longtemps rêvé.

Correction - Une version précédente de cet article a été publié le 27 avril 2024 indiquait que le service d'interprétariat offert aux femmes immigrantes victimes de violences conjugales est en rupture de service. Il s'avère que celui-ci a finalement été prolongé provisoirement d'avril à juin 2024.

L’actualité à travers le dialogue.
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