Enquête
Quand les armes à feu sont mises entre les mains d’adolescents
12/4/24
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Sonia Ekiyor-Katimi
Initiative de journalisme local
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5 Minutes

Le 28 mars dernier, Mehdi Moussaoui et Jason (prénom d’emprunt pour protéger l’anonymat de la personne) ont perdu la vie dans un accident de voiture dans le quartier de Rosemont, à Montréal. Ils avaient respectivement 14 et 16 ans. La mort de ces deux adolescents a ébranlé les quartiers de Saint-Léonard et de Montréal-Nord, où ils résidaient. 

Aux alentours de 5 h 30 ce 28 mars, alors que beaucoup de Montréalais dorment encore, plusieurs coups de feu retentissent. Des témoins signalent rapidement une voiture dont les occupants tirent sur d’autres véhicules. Un homme de 41 ans est blessé à l’épaule alors qu’il se trouve au volant de son auto, tandis qu’un second, âgé de 58 ans, s’en sort indemne. Un policier engage alors une course poursuite avant de « perdre de vue » la voiture suspecte. Celle-ci sera finalement retrouvée quelques rues plus loin, après avoir embouti un arbre. 

Stupéfaction ! Le premier policier sur les lieux découvre deux adolescents à bord du véhicule. « À la suite de l’impact, le décès de l’un des occupants a été constaté sur les lieux ; l’autre occupant aurait été transporté en centre hospitalier, où son décès a été constaté. Cinq membres du BEI ont été chargés d’enquêter sur les circonstances entourant l’intervention », indique le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI). D’après les premiers éléments d’enquête, les jeunes auraient vraisemblablement ciblé des voitures au hasard. Aucun lien n’a pu être établi entre les victimes et les adolescents ni entre les victimes elles-mêmes.

Si l’hypothèse d’une initiation est évoquée par la police, l’entourage et les acteurs communautaires des quartiers où vivaient ces jeunes en sont convaincus : Mehdi et Jason ont été entraînés dans un engrenage en raison de mauvaises influences, dont ils auraient pu être sauvés. 

Face à ce nouveau drame de violence par arme à feu et face au jeune âge des protagonistes, La Converse s’est penchée sur ce qui pousse certains adolescents à s’engouffrer dans un tunnel de violence. 

Des parents désarmés

Vente illégale, fabrication par imprimante 3D, glorification sur les réseaux sociaux – les armes sont désormais à la portée des jeunes Montréalais. Une réalité qui inquiète de plus en plus les parents des quartiers sensibles, alors que les drames se multiplient.

Encore sous le choc, la mère de Jason préfère taire l’identité de son fils et protéger l’anonymat de sa famille pour le moment. Un choix qui explique le silence médiatique autour de Jason, qui a créé un malaise dans la communauté noire. Les projecteurs se sont en effet braqués sur Mehdi, son cadet de deux ans, dont le père s’est exprimé publiquement. 

Cette mère endeuillée, que nous appellerons Yolande, confie toutefois sa détresse à La Converse. « Ce ne sont pas juste des voyous sans parents ni valeurs, c’est faux. Ce sont des enfants qui ont rencontré de mauvaises personnes. Ils se sont fait manipuler, endoctriner par des plus âgés, alors qu’ils étaient vulnérables, en pleine crise d’adolescence et d’identité. Je n’ai pas encore enterré mon fils… Je veux passer d’abord cette étape, mais je me battrai ensuite pour que cela ne se reproduise pas », assure la femme d’origine haïtienne. 

En attendant, Yolande veut redonner une forme de dignité à celui qu’elle a mis au monde il y a 16 ans à peine, et qu’elle n’aurait jamais imaginé devoir porter en terre. Brisée, elle assure n’avoir pu voir le corps de son fils que cinq jours après l’accident, sans plus d’explication. « C’était un petit boute-en-train très aimé, généreux, et qui avait le don pour faire sourire tout le monde. Il était très sportif, il aimait le basketball et la boxe. C’est ça qu’il était, mon fils », se souvient-elle dans un souffle. 

Ayant une sœur, un demi-frère et deux demi-sœurs, Jason était entouré d’amour. Il avait également de nombreux amis, dont Mehdi, qu’il ne connaissait que depuis quelques mois selon la famille, mais avec qui il a partagé ses derniers instants. 

Proches et amis adresseront un dernier adieu à Jason au cours de funérailles intimes ce vendredi 12 avril à Montréal. Lundi, une prière funéraire était organisée à la mosquée du Centre Badr pour Mehdi.

Des amis impuissants

Devant l’école secondaire que fréquentait Mehdi, son nom est sur toutes les lèvres. Parmi les élèves qui n’osent pas parler, ou qui ne savent simplement pas quoi dire, il y a Lina (prénom d’emprunt), qui connaissait le disparu depuis son enfance. « Je le connais depuis 2014, on avait environ cinq ans quand on est devenus amis. Ce n’est pas un criminel, il n’a pas fait ça pour le plaisir », assure l’adolescente.

L’élève de 14 ans habitait la même rue que Mehdi. « C’était vraiment un gentil garçon. Il était un bon fils et un très bon grand frère, continue-t-elle. Il s’occupait toujours de sa mère, qui est handicapée. Il l’aidait à faire les courses. Il était très protecteur de ses plus jeunes frères et sœurs », dit-elle pour illustrer ses propos. 

Des proches de Mehdi Moussaoui lui ont rendu un dernier hommage au complexe funéraire Urgel Bourgie le vendredi 5 avril 2024, avant d’assister à la cérémonie religieuse à la mosquée du Centre Badr. (Photo: Loubna Chlaikhy)

En début d’année scolaire, Lina a toutefois remarqué un changement de comportement chez son ami de toujours, sans jamais imaginer toutefois qu’il se retrouverait au cœur d’une telle tragédie. « Mehdi était très intelligent, mais à cet âge-là, tout le monde sait qu’on est facilement influençable. Il a commencé à changer quand il a commencé à traîner avec de mauvaises personnes », raconte-t-elle. C’est aussi ce que d’autres élèves qui côtoyaient Mehdi en classe ont remarqué. « Il a profondément changé, il ne venait plus en classe et avait des comportements violents à l’école », ajoute Lina. 

Les jeunes sont au courant de l’influence grandissante de certains groupes, et ce, jusque dans l’enceinte de leurs écoles. Certains estiment que Mehdi et Jason ont été abandonnés par les institutions et qu’un accompagnement personnalisé aurait pu leur éviter de se retrouver « au mauvais endroit, au mauvais moment ».

Contactée par La Converse, l’école secondaire Antoine-de-Saint-Exupéry, où Mehdi était scolarisé, n’a pas souhaité répondre à nos questions. « En collaboration avec le Service de police de la Ville de Montréal, diverses activités de sensibilisation ont lieu durant l’année scolaire. L’équipe-école peut compter sur plusieurs intervenants à l’affût des difficultés que vivent les jeunes et formés pour les accompagner », assure toutefois le Centre de services scolaire de la Pointe-de-l’Île. 

Des jeunes influençables identifiés par les réseaux criminels

Des jeunes qui se retrouvent dans une situation similaire à celle de Mehdi et de Jason, il y en a de plus en plus. De 2015 à 2020, on observe une augmentation de 26 % des incidents enregistrés par la police impliquant des armes à feu à Montréal, selon les chiffres du ministère de la Sécurité publique du Québec. « En effet, 56 % des auteurs de violence armée et 38 % des victimes avaient entre 13 et 25 ans. Si l’on considère le pourcentage de cette tranche d’âge au sein de la population de la région métropolitaine (12 %), les jeunes ont 4,7 fois plus de risques de faire partie des auteurs d’actes de violence armée et 3,4 fois plus de risques de faire partie des victimes », souligne un rapport publié en juillet 2023 par le Centre international pour la prévention de la criminalité.

Un constat que partagent largement les acteurs communautaires des quartiers les plus touchés par ce phénomène. Walner Villedrouin, intervenant de DOD Basketball, suivait Jason depuis trois ans. « Le jour de l’accident, j’avais rendez-vous avec lui pour ses travaux communautaires. Je n’ai pas compris pourquoi il n’était pas présent, ce n’est que le lendemain que j’ai su… Je ne sais pas ce qu’il a fait exactement, mais il a commis un acte de délinquance dans le passé, et c’est pour ça qu’il devait accomplir des travaux communautaires. C’est une façon de les mettre à contribution pour réparer leur acte, mais aussi de créer un lien de confiance qui nous permette de les aider à sortir de l’engrenage », confie-t-il. 

Pour Jason, malheureusement, il était déjà trop tard… L’intervenant regrette le décès d’un « enfant intelligent, avec des valeurs, qui venait souvent à la bibliothèque pour discuter et avait même tendance à raisonner ceux qui étaient tentés de faire des bêtises ». 

Depuis un an, Walner Villedrouin note la présence d’hommes plus âgés qui rôdent autour des jeunes du quartier. Selon lui, les réseaux criminels ont identifié l’influençabilité des adolescents en manque de reconnaissance et attirés par l’argent facile. Mais le manque de moyens, bien réel, du milieu communautaire ne permet pas d’assurer une surveillance quotidienne.

Une quête identitaire

Autre enjeu de compréhension de l’inquiétante augmentation des cas de violence par arme à feu impliquant des jeunes : le conflit interculturel que certains, issus de l’immigration, vivent plus ou moins bien. Hocine Iratni, intervenant social auprès des jeunes en situation de délinquance au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, cumule plus de 15 ans d’expérience. « Il y a beaucoup de facteurs importants, mais ce qu’on observe le plus chez les jeunes contrevenants issus de l’immigration, c’est que ces derniers vivent deux ruptures. L’une culturelle, l’autre générationnelle », analyse-t-il. 

Jason était originaire d’Haïti, et Mehdi, d’Algérie. Ce dernier est arrivé à Montréal à l’âge de quatre ans, il n’a donc connu que le Québec. « Lorsqu’on fait partie d’une société d’accueil, il est plus facile de ne pas se sentir inclus. Ce sentiment d’exclusion, d’une part au niveau social et d’autre part lorsqu’on fait face à des parents qui ont vécu ailleurs, crée un vide chez certains ados. Pour combler ce vide, ils cherchent à tout prix à se rattacher et à appartenir à un groupe », souligne Hocine Iratni. 

Cette quête d’appartenance se heurte par ailleurs au fossé générationnel avec leurs géniteurs. S’ajoutent à cela plusieurs autres facteurs importants comme la tentation de l’argent facile ou la méfiance envers la société et les institutions comme la police et les médias, selon l’intervenant. « Les parents sont nés et ont grandi dans un monde complètement différent. Ils sont arrivés ici et ont dû s’adapter. Leurs enfants, eux, sont nés ici. Ils n’ont pas eu à s’adapter, mais ils ont grandi dans une réalité différente de celle que leurs parents ont connue », enchaîne-t-il. 

Lorsqu’un adolescent connaît une crise, que son comportement et ses fréquentations changent, les parents n’adoptent pas toujours la bonne approche. D’autant plus qu’ils sont généralement loin de s’imaginer que le pire pourrait arriver à leurs enfants. 

« On a souvent tendance à éloigner le problème de nous, de se dire que ça n’arrive qu’aux autres, termine Hocine Iratni. Il faut arrêter de penser comme ça. Quand on est dans le déni, on ne peut pas aller chercher de l’aide. Il faut accepter la réalité et s’outiller pour prévenir ce genre de situation. » 

Le milieu communautaire appelle à l’action politique

Le mardi 9 avril, une dizaine de jours après le drame, Beverley Jacques, le directeur de DOD Basketball et cofondateur de la Coalition Pozé, un organisme qui lutte contre la marginalisation des jeunes, a organisé une conférence de presse à Saint-Léonard. 

« Les intervenants sont fatigués, ils ont besoin d’aide. On ne veut pas que la mort de ces jeunes reste vaine. Ils ont fait de mauvais choix, c’est indéniable, mais ne sont-ils pas aussi des victimes ? Quand ça arrive dans la communauté noire, on a l’impression que c’est normal, banal. Il faut sortir de ces préjugés », déclare M. Jacques, qui a été cité par la CBC comme l’un des acteurs noirs du changement au Québec en 2023.

Beverley Jacques, directeur de DOD Basketball et cofondateur de la Coalition Pozé, a organisé une conférence de presse à Saint-Léonard le mardi 9 avril 2024. (Photo: Loubna Chlaikhy)

Celui qui connaît la famille de Jason, et a longtemps cherché à le faire jouer dans son club, dénonce un manque de moyens et de volonté politique pour faire face au fléau de la criminalité armée. « Cela fait longtemps que l’on donne l’alerte. On a l’impression que les décideurs publics ne sont pas affectés, car cela ne se passe pas chez eux. Aujourd’hui encore, on a deux jeunes qui sont morts et qui avaient accès à des armes à feu au lieu d’avoir un ballon dans les mains. On a des parents qui souffrent… Qu’est-ce qu’on attend pour bouger ? » demande Beverley Jacques. 

Lina Raffoul, directrice du centre Horizon Carrière et du Centre Jeunesse Emploi (CJE) de Saint-Léonard, dresse le même constat : « Nous avons une communauté d’organismes mobilisés, qui travaillent ensemble, mais qui manquent de ressources. Les enfants de Saint-Léonard sont de bons enfants, mais une petite partie est pourchassée par la criminalité, alors qu’on n’a aucune structure pour aider les familles dont l’adolescent connaît une crise. »

Prêts à avoir « des discussions inconfortables, mais nécessaires », les organismes communautaires implorent les pouvoirs publics de miser davantage sur la prévention plutôt que sur la répression, et de leur donner les moyens de mener une action structurante au lieu de financer des projets isolés. L’objectif est de protéger les jeunes des réseaux criminels qui multiplient les opérations de séduction à leur égard. Un défi d’envergure qu’ils se disent prêts à relever. 

« La police a tout intérêt à (re)gagner la confiance des jeunes »

Plusieurs pistes d’actions à mener existent déjà. L’Institut universitaire des jeunes en difficulté du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal coordonne par exemple le projet pilote PIVOT (Prévenir et intervenir sur les violences observées sur le territoire), dans le cadre de la Stratégie québécoise de lutte contre la violence armée du gouvernement québécois, baptisée CENTAURE. Encore en phase de projet pilote, celui-ci a été lancé en septembre 2023 et est doté d’un budget de 1,8 M$ sur trois ans. Il n’est implanté que dans deux arrondissements de Montréal : Rivière-des-Prairies–Pointe-aux-Trembles et Montréal-Nord.

Intervenant communautaire et chercheur à l’Institut universitaire des jeunes en difficulté, René-André Brisebois participe au projet pilote PIVOT. « Pour éviter que la situation ne s’envenime, il faut traiter le problème à la racine. L’un de nos buts est de trouver des moyens de freiner ou de ralentir les incidences de la violence armée chez les jeunes. Cela passe notamment par le fait d’offrir des opportunités de réinsertion lorsque certains s’isolent », déclare celui qui voit la violence armée comme le symptôme d’une maladie plus profonde. 

Plusieurs agents de PIVOT sont ainsi déployés auprès de certains établissements scolaires et institutions pour offrir un accompagnement adapté aux jeunes plus à risque de commettre un acte de violence. L’objectif est de leur montrer qu’une autre voie est possible en créant un lien de confiance, plutôt que d’opter pour la répression systématique. 

Conscient de la méfiance qui existe envers les forces de l’ordre, René-André Brisebois estime que « la police a tout intérêt à gagner ou regagner la confiance de la communauté, puisque la sécurité de tous serait plus facilement atteinte. L’intervention de la police devrait être le dernier recours lorsqu’on fait face à un jeune en difficulté. »

Il espère que les résultats seront visibles rapidement. « PIVOT se base sur des résultats et non des volontés seulement. Ce qui a fonctionné ailleurs, c’est lorsque le service de police a travaillé avec ses partenaires. La police de proximité, la police communautaire, crée des liens plus forts et de la confiance entre les communautés et la police – et donc entre les jeunes et la police », souligne M. Brisebois.

Aux États-Unis et en Écosse par exemple, deux pays qui ont adopté cette stratégie à grande échelle, les recherches indiquent une diminution de 33 % à 50 % de la criminalité violente. Une lumière au bout du tunnel ?

L’actualité à travers le dialogue.
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