Babs dans la maison de son oncle à Laval. Photo : Adrien Gaertner
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Massacre au Congo : mémoire d'un survivant de Goma
4/4/24
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Babs est né à Goma, la capitale de la province du Nord-Kivu en République Démocratique du Congo (RDC). Cette région, marquée par des décennies de conflits armés et de tensions ethniques, demeure aujourd’hui encore un foyer de violences et de brutalités infligées aux civils. C’est par le biais de la manifestation organisée par la communauté congolaise en février dernier, que nous rencontrons Babs pour la première fois. 

Témoin de la montée de violence dans sa ville natale, l’homme de 44 ans a traversé les guerres qui ont secoué le Congo entre 1996 et 2003 avant de trouver refuge en Ouganda, puis au Canada en 2019. À l’écoute de son témoignage, nous sommes transportés à l’aube des trente ans de violences armées qui secouent l’est de la RDC. 

C'est par un mercredi ensoleillé du mois de mars que nous retrouvons Babs à Laval. Debout devant la maison de son oncle, il nous attend d’un air fier, les mains dans les poches. Sa chemise aux motifs colorés évoque l’arrivée du printemps.  

Dans ce refuge familial où plusieurs survivants ont trouvé asile après avoir fui l'est du pays, nous prenons place dans un large fauteuil, symbole de l'hospitalité de son oncle. 

« On vivait, on jouait, on étudiait ensemble » 

Goma, aujourd'hui associée à des tueries de masse, n'a pas toujours été une région dangereuse. Située au bord du lac Kivu, la ville au climat montagneux était autrefois une destination touristique, nous raconte Babs, « C'était un peu les Bahamas », dit-il en rigolant. 

Lorsqu’il se remémore la ville de son enfance, il se souvient surtout de la proximité avec le Rwanda et de la quasi-disparition des frontières entre les deux pays. « Parfois je sortais de chez moi pour aller jouer au Rwanda sans même m’en rendre compte. Il n'y avait pas de frontière ! », s'exclame-t-il. Il n’y avait ni frontière terrestre, ni distinction entre le peuple congolais et rwandais nous raconte t-il. « À L'école primaire, j'étudiais avec les Rwandais mais je ne réalisais pas qu’ils étaient Rwandais. C'était difficile de réaliser que nous étions des peuples distincts, dans des pays distincts. »  Il poursuit : « Parce qu'on vivait, on jouait, on étudiait ensemble ».  

« C'était une belle vie…Jusqu'à ce que les politiciens deviennent fous », laisse-t-il tomber.  

« Tout a basculé en 1994 »  

L’année 1994 marque un tournant lorsqu’un génocide opposant les Hutus et les Tutsis est déclenché au Rwanda. En l'espace de cent jours, plus de 800 000 Tutsis sont tués. Plus d'un million de civils, principalement des Hutus*, se sont enfuis vers la RDC, craignant des représailles.

« On a vu l'arrivée en masse des réfugiés rwandais. C'est à cette époque que la vie a commencé à changer », souligne-t-il.   

Entre 1994 et 1996, Babs et sa famille prennent l'habitude d'offrir refuge à ceux qui fuyaient le Rwanda. « On accueillait des réfugiés chez nous, on leur permettait d’avoir de quoi manger, et un endroit où dormir mais certains étaient très malades », se souvient-il. Après une pause, il reprend son souffle et poursuit : « Un matin, nous nous sommes réveillés pour découvrir que les femmes et les enfants étaient tous décédés dans notre salon. Nous les avions vu vomir, donc nous pensions que c'était à cause du choléra ».

Dans son programme de communication sur le génocide des Tutsis au Rwanda, L'ONU indique en effet que des milliers de réfugiés ont été tués par des maladies d’origine hydrique.

À 14 ans, Babs est alors exposé pour la première fois à une mortalité de masse. Il reprend : « C’est là que j'ai commencé à voir le monde d’une manière différente. Ce n'était pas comme avant. Mais je ne réalisais pas que c’était rien comparé à ce qui m’attendait », laisse-t-il tomber dans un silence assourdissant.  

Parmi les réfugiés se trouvant en RDC, l’ONU mentionne dans son programme de communication qu’il s’y trouvait également des responsables du Gouvernement rwandais, des soldats et des miliciens qui avaient pris part au génocide. « Ils sont rentrés au Congo avec des armes, il y avait du banditisme, des vols à main armée, cela a amené à la création de plusieurs groupes armés », raconte Babs. 

Bien des années plus tard, depuis la reprise des combats en 2021, des milices rwandaises persistent à mener des opérations en RDC. Leur principale motivation est l'extraction illégale des minerais présents sur le sol congolais, notamment le cobalt. Cette ressource, essentielle dans la fabrication des appareils électroniques, représente environ 70% des réserves mondiales présentes sur le territoire congolais, et attise bien des convoitises.

« C'est ça la réalité du Congo. Il y a des morts partout, tout le temps. Et les enfants grandissent avec ce traumatisme. Et c'est trop dur. »  

D’une guerre à l’autre

En 1996, le déclenchement de la guerre en République Démocratique du Congo (RDC) est largement influencé par l'implication de plusieurs acteurs régionaux, dont le Rwanda et l'Ouganda. Ces pays considèrent la présence des responsables du génocide de 1994 qui se sont réfugiés en RDC comme une menace significative.

Face à cette situation préoccupante, le Rwanda et l'Ouganda décident d'intervenir militairement en RDC. En décembre 1996, une opération  rwandaise est  alors lancée dans le but d'éliminer ces groupes génocidaires. Bien que cette intervention permette de déloger ses cibles, les troupes rwandaises restent en RDC, modifiant ainsi la dynamique politique de la région. 

Cet épisode entraîne une série d'événements, notamment le soutien du Rwanda à Laurent-Désiré Kabila pour renverser le régime de Mobutu, le président au pouvoir depuis 1965 en RDC, en 1997. Ces événements conduisent à une période de conflit prolongé et complexe au Congo.

Babs, résidant à Goma, est témoin de la montée de violence dans sa région : « Vers mai 1996, les rebelles de Laurent Désiré Kabila ont débarqué dans notre ville. Il y avait des balles qui sifflaient, des explosions partout », raconte-t-il.

Malgré la violence qui l’entoure, le jeune homme demeure confiant quant à l’avenir de son pays : « On avait foi en notre président Mobutu. On croyait qu'il allait agir, que la situation allait s'améliorer. Mais finalement, c'est tout le contraire qui s'est produit », poursuit-il, d'une voix éteinte. En 1997, le régime de Mobutu est renversé par celui de Laurent Désiré Kabila.

« Les militaires ont fui », poursuit -il. « Nous, on est restés comme ça. Il fallait chercher le moyen de s’enfuir ou alors de se défendre. Se défendre c’était impossible parce qu’on n’avait pas d’armes », relate-t-il en haussant les épaules. 

Babs et sa famille s’enfuient alors vers un village voisin. 

« Malheureusement, j’ai été capturé », dit-il de manière furtive, comme insensible à la violence qu’il a lui-même subie. Il poursuit : « j'ai été forcé à intégrer l’armée Alliance Démocratique de Force pour la Libération du Congo (ADFL). J’avais 14 ans, je n'avais pas ce cœur-là ». 

Se soumettre ou mourir 

Durant trois mois, Babs est plongé dans un isolement total et subit une formation militaire qu'il décrit comme un véritable camp de concentration. « Je ne sais pas si je peux dire que c'était une formation militaire ou si c'était de la torture. On mangeait difficilement. On ne dormait presque pas. On ne s'habillait presque pas. Et ceux qui essayaient de s’échapper on les tuait », énumère-t-il. 

Dans le salon, le temps semble s’être arrêté. Le silence entre les mots de Babs intensifie son récit. 

« Je devais soit me soumettre, soit mourir », lâche-t-il. Les pauses de sa respiration semblent interminables. « Il n'y avait aucune échappatoire. Si tu quittais la base militaire, la forêt t'attendait, avec ses animaux près à t’étrangler. De l'autre côté, c'était le Rwanda. » 

Tiraillé entre la peur de s’enfuir ou de se soumettre, il se promet : « je ne veux pas faire partie de ceux qui vont traumatiser les autres ».

« Mais j'ai quand même réussi à rentrer chez moi », conclue-t-il, sans transition. La tension dans la pièce se dissipe. Il précise : « Nous devions nous rendre à Goma pour une démonstration devant les autorités de ce mouvement, qu'on appelle le Passing out*. Nous nous y sommes rendus à pied, parcourant une distance d'environ 40 à 50 kilomètres pour arriver à l'aéroport. » En cours de route, Babs réalise qu'il est tout près de chez lui et s’enfuit. « Je suis rentré chez moi. Curieusement, personne ne m'a recherché », conclut-il alors qu’un sourire malicieux étire ses lèvres. 

D’un pays à l’autre 

À peine chez lui, Babs retourne sur les bancs de l’école et termine ses études. Une fois diplômé à 19 ans, le jeune homme désire servir son pays en intégrant l’armée nationale. Cependant, la montée en puissance des groupes rebelles plonge rapidement le Congo dans le chaos, mettant Babs en danger. 

Sans issue, il prend la décision de quitter le pays et trouve refuge en Ouganda, où il séjournera pendant quinze ans.

Concernant cet épisode de sa vie, Babs reste discret. Il répète : « Je ne peux pas tout vous raconter aujourd'hui ». 

Après quelques secondes de silence, il lâche : « J’ai perdu deux frères pendant les conflits en RDC. L'un d'eux a été décapité et mutilé alors qu'il servait dans l'armée combattant le M23*. » Ses yeux fixent le sol tandis qu'il ajoute : « Il y a tant de choses à partager. Peut-être vous raconterai-je son histoire une autre fois ».

Alors qu’il pensait être en sécurité en Ouganda, Babs réalise qu’il est une cible au-delà des frontières. « J'ai subi des menaces plusieurs fois. Parfois des appels, parfois des messages. Lorsque j'ai signalé ces menaces à la police, ils ont pu retracer les appels jusqu'au Rwanda », explique-t-il en secouant la tête.

En raison de multiples menaces de mort, le gouvernement ougandais a initié une demande d'asile pour Babs auprès du Canada. C'est ainsi qu'il débarque au pays de l’érable en 2019.

« On prend mon pays pour du business ! »

Bien que les conflits au Congo trouvent leur origine dans la transition des violences du génocide du Rwanda vers des affrontements armés dans l'est de la RDC,  Babs nous rappelle que l’exploitation minière est aujourd’hui la cause principale des massacres qui se perpétuent. « On prend mon pays pour du business ! », lance-t-il. 

Depuis le début des violences armées, l'ONU estime par ailleurs un déplacement massif de la population se chiffrant à près de 7 millions d’habitants à l’intérieur du pays, et plus de 5 millions de morts. 

Bien que désormais loin du danger, Babs ne peut s'empêcher de s’informer chaque jour sur l’évolution de son pays. « Je suis devenu canadien mais je ne peux pas dire que ce qui se passe là-bas ne m'intéresse pas. Ce sont mes origines. De plus, j'ai encore de la famille là-bas qui est en danger. Je dois aussi m'impliquer », affirme-t-il. 

Il participe régulièrement à des manifestations organisées par la communauté congolaise. Ses revendications sont claires : « je me bats pour que les enfants connaissent la paix dans ce pays », exprime-t-il avec désarroi.  

Selon les derniers chiffres de l'UNICEF en 2014, plus de 40 000 enfants en RDC travaillent dans les mines.

« On ne va  pas croiser les bras ! », insiste-t-il. « Ils n’ont même pas la force de se défendre. Ils n’ont le choix que d’accepter de vivre certaines atrocités ou de mourir », laisse-t-il tomber.

« Il faut vraiment avoir un grand cœur pour supporter tout ça »

Aujourd’hui, Babs occupe un emploi saisonnier dans une compagnie sous-traitante d’hydro-Québec. Loin de son pays natal, il parle de renaissance. « J'ai la conviction que je suis né dans un nouveau monde ici, où tout ce qui peut choquer le cœur, les expériences traumatiques sont derrière moi. » Il poursuit : « Ma tête est calme »…avant d’ajouter, avec une certaine contradiction : « Je fais semblant d'oublier le passé. Voilà, ce que j'ai fait ».

Malgré les défis, Babs maintient  son optimisme : « J'essaie de garder mon sourire, je ne sais pas jusqu'à quand, mais je pense que je vais y arriver », dit-il, d’un sourire discret. 

Lorsque nous parlons de certaines ressources en santé mentale, Babs demeure sceptique : « J’en ai pas besoin. Si je tiens aujourd'hui c’est parce que mon cerveau accepte déjà toute forme de violence », affirme-t-il. 

Pour aller plus loin : 

Aide en santé mentale : 

  • Centre d’intervention de crise :

Association IRIS 

Centre de crise de l’Ouest-de-l’île de Montréal

Tracom

Le Transit 

  • Centre d’aide aux victimes d’actes criminels : 

CAVAC

  • Ligne d’écoute : 

 Ligne d'écoute pour ancien.ne.s combattant.e.s et leurs proches (24/7) :

1-800-268-7708 

Ligne d’écoute spécialisée en deuil (10h à 22h tous les jours) : 1-888-533-3845

L’actualité à travers le dialogue.
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