Les différents visages du chemin Roxham en illustration: l’autobus qui transporte les demandeurs d’asile passant par le chemin Roxham; un hommage à Fritznel Richard, un demandeur d’asile qui a perdu la vie dans la forêt qui borde le chemin; une clôture qui représente la frontière et le point d’entrée des demandeurs d’asile; une jeune famille de demandeurs d’asile; l’intersection du chemin Roxham en hiver; une jeune femme immigrée montre la photo de ses enfants, laissés derrière elle avant de venir au Canada. Illustration: Nia E-K
l’École Converse
De Roxham à la terre d’asile : un chemin précaire
3/2/23
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Le 23 décembre 2022, une tempête est annoncée. Rien d’inhabituel pour la plupart des Québécois. Le chauffage est allumé, les portes sont fermées, et on attend l’embellie. Pour Fritznel Richard cependant, un demandeur d’asile originaire d’Haïti, cette intempérie sera fatale. Dans les jours qui précèdent, confronté à une grande précarité, il souhaite quitter le Québec. Il veut retrouver sa femme et son enfant aux États-Unis et décide d’y retourner à pied, en passant par la forêt qui longe le chemin Roxham. Le 4 janvier, deux semaines plus tard, il est retrouvé non loin, mort de froid.

Comme lui, des milliers de demandeurs d’asile doivent composer avec une insécurité financière et un isolement social susceptibles de les pousser à rebrousser chemin.

Pour mieux comprendre leur situation, nous nous sommes entretenus avec Francesca, Jonathan et Slandie, qui ont tous trois franchi la frontière canado-américaine par le chemin Roxham. Ils ont pour la première fois raconté leurs parcours respectifs, en compagnie de Frantz André, membre du Comité d’action des personnes sans statut (CAPSS).

Le parcours de Francesca

En 2012, Haïti conclut une entente avec le Brésil qui permet à ses citoyens d’obtenir gratuitement des visas pour le Brésil. L’industrie textile y est alors en plein développement, et le pays a besoin de main-d’œuvre. C’est là que commence le parcours migratoire de Francesca.

La jeune femme de 27 ans fond en larmes à l’évocation de son trajet. « Ma grand-mère a dû vendre sa maison pour me permettre de partir », commence-t-elle. « Le visa était censé être gratuit, mais on a quand même dû payer un montant à la personne qui s’occupait du dossier. Au total, partir au Brésil m’a coûté environ 6 000 $US », explique-t-elle avec émotion.

Sur place, elle gagne sa vie en travaillant dans une boucherie et en tressant des relations. C’est aussi là qu’elle accouche de son premier enfant. Après deux ans passés au Brésil, elle prend la route du Canada avec son bambin sur le dos.

« J’ai quitté le Brésil avec mon bébé de 10 mois. J’ai pris le bus pour le Pérou, et puis pour la Colombie. De là, on a pris des pirogues, raconte Francesca. Il y a des personnes qui sont mortes. On a traversé la jungle à pied en Colombie. Il faut avoir le physique pour marcher trois jours et trois nuits, pour faire de la distance. Puis, notre groupe s’est rendu au Panama, en évitant les routes régulières, toujours en forêt. »

En tout, la jeune femme va passer 6 mois sur la route et traverser 10 pays avant de parvenir aux États-Unis avec son bébé. Au sein de son groupe, des règles s’instaurent : « Si tu as de l’argent et que tu t’achètes une bouteille d’eau, il faut en acheter pour tout le monde. Comme ça, quand tu te fatigues, tu as quelqu’un sur qui t’appuyer », explique la jeune mère. L’insécurité est permanente : « Sur ce chemin, il y a des personnes qui sont violées, il y a des personnes qui se font voler, il y a toutes sortes de choses. Mais après, il faut continuer. » Francesca a aussi dû acheter les services de passeurs au prix fort. « On paye de gros montants et, pourtant, des personnes meurent sur le trajet », déplore-t-elle.

Arrivée aux États-Unis, elle emménage chez une connaissance et vit des situations abusives. Elle décide de se rendre au Canada en 2017, en passant par le chemin Roxham. Aujourd’hui, elle travaille dans des maisons de retraite privées en tant que préposée aux bénéficiaires.

Elle est actuellement sans statut, ayant reçu une réponse négative à sa demande d’asile. Elle attend à présent la réponse à sa demande humanitaire. Elle espère aussi bénéficier d’un programme fédéral de régularisation des personnes sans statut migratoire, qui devrait entrer en vigueur au cours des prochains mois. Bien que les détails du programme n’aient pas encore été communiqués, le gouvernement envisage de régulariser 500 000 personnes sans statut au Canada.

Francesca redoute la déportation. En effet, bien des Haïtiens sont harcelés et kidnappés à leur retour par des malfaiteurs qui présument qu’ils ont accumulé de grandes sommes d’argent. « Je ne peux pas retourner en Haïti », dit-elle, visiblement très effrayée. « La semaine dernière, une femme a été martyrisée et tuée sur la place publique pour avoir parlé à un policier », lâche-t-elle entre deux sanglots.

Slandie et sa bonne étoile

Une jeune femme immigrée montre la photo de ses enfants, laissés derrière elle avant de venir au Canada. Illustration: Nia E-K

Le récit du parcours de Francesca ne laisse pas Slandie indifférente. Elle s’inquiète pour son frère, tout juste parti du Brésil pour tenter lui aussi sa chance sur la route. « J’entends ça, et ça me fait peur », lâche-t-elle.

« L’hiver qui arrive est stressant, loin de ma famille », ajoute doucement la jeune femme en se serrant les mains l’une contre l’autre. Elle est manifestement gênée, mais un sourire illumine son visage.

Elle raconte qu’en Haïti, une fois sa décision prise, sa famille l’aide à quitter le pays. Elle obtient un visa américain et débarque en Floride, après avoir confié ses trois enfants à ses parents. En quelques jours, grâce à l’aide d’amis, elle réussit à atteindre le Canada en passant par le chemin Roxham.

Sandlie est ensuite confrontée à une série d’embûches administratives, recevant notamment une date d’audience sans savoir comment se préparer et communiquant avec un avocat commis d’office qui, selon ses dires, ne traite pas correctement son dossier. La rencontre avec Frantz André marque toutefois un tournant dans son parcours migratoire. Aujourd’hui, après quatre ans au Canada, elle vient d’obtenir la résidence permanente. En revanche, elle ne peut toujours pas faire venir ses trois enfants. Malgré l’obtention de leur certificat de sélection du Québec, ils n’ont pas encore la résidence permanente.

Slandie jongle avec deux emplois : préposée aux bénéficiaires à domicile le jour et agente de sécurité la fin de semaine. Elle confie subir du racisme au travail. « Il y a des aînés qui m’ont dit que travailler fort ce n’est rien pour une personne noire, étant donné notre passé d’esclaves. D’autres m’ont accusée de vol. D’autres encore laissent traîner de l’argent sous leur lit pour voir si je vais y toucher. Si tu es accusée, c’est ta parole contre la leur », raconte-t-elle. « Nous ne sommes pas protégés contre ces accusations dans les agences de placement », regrette-t-elle.

Ces emplois lui permettent de soutenir ses proches restés au pays. « Ta famille compte sur toi pour survivre. Il n’y a pas d’État là-bas », explique-t-elle. Corruption et kidnapping y sont monnaie courante. « Même dans les banques, quand on envoie de l’argent, il y a des agents qui sont de mèche avec les bandits. Ils repèrent ceux qui reçoivent les transferts, pour les prendre en otage. »

En repensant à Haïti et à son parcours, elle dit ne pas avoir de regret. Pourtant, ici, la solitude lui pèse. « Mes enfants me manquent. Je ne me suis pas fait d’amis. Je travaille beaucoup pour oublier ma peine. Parfois, je rentre chez moi, je bois de l’alcool. Je sais que ce n’est pas bon, et je mets de la musique, je danse et je pleure. »

On sent malgré tout chez elle une grande détermination lorsqu’elle évoque les années à venir. « Quand j’aurai mes enfants avec moi, j’irai à l’école pour devenir infirmière. Je veux les rendre fiers », confie-t-elle.

Le rêve interrompu de Jonathan

Jonathan est lui aussi passé par le chemin Roxham, en 2017. « En Haïti, des filles se faisaient kidnapper, il y avait des gangs qui se tiraient dessus, se souvient-il. Mon père ne voulait pas nous laisser partir. C’est quand mon frère a insisté qu’il m’a pris à part et m’a donné son accord pour notre périple. » Jonathan quitte tout à l’âge de 22 ans et rejoint la Floride avec son frère, une courte étape avant le Canada.

Une fois sur place, il se voit refuser sa demande d’asile. Cependant, depuis 2019 et un moratoire qui instaure un sursis administratif aux renvois (SAR), un interdit temporaire de déportation vers Haïti lui permet de rester sur le territoire. Il détient aussi un permis de travail qu’il renouvelle chaque année.

Sa demande d’asile ayant été refusée, le jeune homme de 27 ans vit sans statut au Québec. En Haïti, il était sur le point de finir ses études de pharmacie. À Montréal, il est agent de sécurité dans une université. « Cet emploi me rappelle que j’étais en troisième année de baccalauréat », dit-il avec nostalgie.

Il attend maintenant la réponse à sa demande humanitaire, qui lui permettrait d’obtenir le statut de réfugié. Lui aussi espère reprendre ses études ici. Regrette-t-il d’être venu au Canada ? « Parfois ça m’arrive, mais quand je vois la situation au pays, je me dis que, finalement, c’est une bonne chose. Et quand je parle à mes parents, ils m’aident à m’accrocher. »

L’aide juridique jugée inefficace

Les demandeurs d’asile ont accès à des avocats de l’aide juridique pour défendre leur dossier. Francesca, Slandie et Jonathan estiment toutefois que cette aide ne leur a pas toujours été favorable.

Slandie décrit son avocat comme quelqu’un de désengagé, qui pensait qu’elle n’obtiendrait pas la résidence permanente. Il aurait changé de comportement lorsque Frantz André s’est impliqué dans le dossier. Après trois convocations, la jeune femme a finalement obtenu sa résidence permanente.

Jonathan estime pour sa part que l’aide juridique et le parcours administratif complexe auquel sont confrontés les demandeurs d’asile ont porté préjudice à son dossier. Il note que les avocats de l’aide juridique sont surchargés et n’ont pas le temps d’offrir un soutien approprié à leurs clients. « Avant de prendre un avocat privé, mon frère et moi avons été transférés à trois avocats en trois ans. Ils changeaient souvent de poste. Nous avions l’impression que notre dossier était bâclé et qu’ils n’avaient pas vraiment de temps pour nous. C’est comme s’ils étaient surchargés », se souvient-il. Jonathan a rencontré Frantz André par l’entremise d’une de ses tantes. Ce dernier l’a mis en contact avec un avocat privé. « Je ne savais pas que je pouvais faire cela, on m’avait simplement recommandé de prendre l’aide juridique », regrette le jeune homme.

Dave, un réfugié haïtien, est également passé par là. « Beaucoup de gens nous ont dit que les avocats du secteur public n’avaient pas de temps à nous consacrer et qu’ils se foutaient de nous », raconte-t-il. C’est ce qui l’a conduit à faire appel à un avocat privé. Il dit toutefois n’avoir constaté aucune réelle différence dans le traitement de son dossier. Après trois ans d’attente, il a obtenu un certificat de sélection du Québec. « Je pense qu’il serait plus pertinent d’avoir des avocats qui ont vécu la même chose que nous pour mieux aider les demandeurs d’asile et les comprendre », dit Dave. Cette expérience l’a incité à entamer des études de droit.

Un labyrinthe administratif

Une fois la frontière canado-américaine traversée par le chemin Roxham, les migrants deviennent automatiquement des demandeurs d’asile. Un retour régulier aux États-Unis devient alors impossible. Arrivés au Canada, ils doivent obtenir un Document du demandeur d’asile (DDA), qui leur donne droit gratuitement à des soins de santé et à un permis de travail renouvelable annuellement. Mais les procédures peuvent prendre beaucoup de temps.

« Ces derniers temps, la priorité pour les DDA et les permis de travail est donnée aux réfugiés ukrainiens. Pour les demandeurs d’asile qui étaient déjà au pays, l’attente est plus longue », estime Frantz André. Selon lui, Fritznel Richard a pâti de cette situation. « Je connais des personnes qui attendent depuis plus d’un an leur permis de travail », explique-t-il.

Par ailleurs, le renouvellement doit être fait quatre mois avant la date d’expiration du document. Or, le temps de traitement est souvent plus long. « Légalement, un demandeur d’asile peut continuer à travailler avec un DDA expiré, s’il peut prouver qu’il a envoyé le renouvellement. Mais les employeurs n’en tiennent pas compte. » Slandie confie avoir déjà été congédiée 15 jours avant l’expiration de son document. Elle avait pourtant fait sa demande de renouvellement.

« Ils sont laissés à eux-mêmes. Les organismes ne sont pas financés pour donner un service à cette population », plaide pour sa part Stephan Reichhold, de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes. Une situation d’autant plus difficile que, selon ses dires, les demandeurs d’asile ne sont pas admissibles aux services auxquels les autres nouveaux arrivants ont droit.

Sortir du chaos

Selon Francesca, Slandie et Jonathan, la rencontre de Frantz André leur a permis de sortir de ce qu’ils décrivent comme un chaos administratif. « Après Dieu, il y a Monsieur Frantz ! s’exclame Slandie. C’est le seul qui nous ait aidés. »

Le porte-parole du Comité d’action des personnes sans statut (CAPSS) ne compte en effet pas ses heures. Il estime avoir suivi 425 dossiers depuis novembre 2021. Qu’il s’agisse de soumettre des demandes de permis de travail, de remplir des documents du demandeur d’asile, de préparer les exilés à répondre aux questions des agents d’immigration et de leur tendre la main dans les moments difficiles, ses tâches sont nombreuses. Il demande régulièrement aux gouvernements d’améliorer les services offerts aux demandeurs d’asile et d’annuler l’Entente sur les tiers pays sûrs « qui pousse ces chercheurs et chercheuses d’une nouvelle vie à prendre des risques, jusqu’à en perdre la vie », estime-t-il. Cet accord canado-américain implique en effet qu’une fois pris en charge au Canada, les demandeurs d’asile ne peuvent plus retourner légalement aux États-Unis.

Pour une meilleure transition

Selon M. André, de nombreux exilés souffrent de traumatismes. Les ressources et l’aide psychosociale ne suffisent pas à répondre à la forte demande. « Il n’y a pas assez de soutien. Même en tant que Québécois ou Haïtien vivant au Québec, on n’en a pas assez. Imaginez alors pour les demandeurs d’asile ! » s’exclame-t-il.

Durant notre rencontre, l’écoute et l’échange permettent aux demandeurs d’asile de se confier dans un espace bienveillant, nous disent-ils. Ils nous confient s’être ouverts pour la première fois. « J’ai toujours caché mon histoire, j’avais peur d’être jugée », avoue Francesca.

Dave, lui, a trouvé plus de soutien. Lui et son frère ont été dans une école où ils ont pu socialiser, leurs parents ont trouvé du soutien en fréquentant une église. Il pense que les nouveaux arrivants auraient besoin d’un atelier une fois par mois pour socialiser, réseauter et découvrir les ressources dont ils peuvent disposer. Il ajoute qu’il est nécessaire d’offrir des services d’apprentissage de l’informatique.

Francesca, Slandie et Jonathan souhaitent qu’un plus grand nombre de représentants du milieu communautaire qui connaissent la réalité haïtienne puissent accompagner les demandeurs d’asile. Ils estiment par ailleurs que la création d’espaces de soutien psychologique est essentielle. Ils aimeraient aussi plus de soutien de la part de la diaspora haïtienne. « C’est comme s’ils ne veulent pas s’associer aux demandeurs d’asile et aux personnes qui ne sont pas en situation régulière », dit Francesca, qui rappelle de nouveau qu’elle ne peut compter que sur l’aide de M. André.

« À un téléphone près, je suis disponible », déclare ce dernier avec un sourire pour ses protégés. Le conseiller puise dans ses économies pour venir en aide aux demandeurs d’asile. C’est d’ailleurs à ses frais qu’il se rendra en Floride pour apporter les cendres de Fritznel Richard à son épouse, Guenda Filius. « Je ne voulais pas qu’elle reçoive ses cendres dans une boîte par FedEx. Ce n’est pas humain », nous confie-t-il quelques jours avant son départ. Mais il travaille à bout de bras, il aimerait embaucher du personnel et offrir plus de services aux demandeurs d’asile. Le conseiller est d’ailleurs en train de créer un organisme de bienfaisance qui va pouvoir l’aider à obtenir du financement pour le Comité d’actions des personnes sans statut (CAPSS).

Sur la route du chemin Roxham

L’autobus qui transporte les demandeurs d’asile à Saint-Bernard-de-Lacolle. Illustration: Nia E-K

Nous nous sommes rendus sur le chemin Roxham pour échanger avec Jean-Philippe, qui réside près de la frontière. En 2022, il a travaillé quatre mois auprès d’une agence chargée de l’accueil des personnes interceptées sur les lieux par la GRC.

Nous découvrons que le chemin, bien qu’irrégulier, est balisé. Ici, pas de poste-frontière, certes, mais des caméras de surveillance qui filment tous les marcheurs. Le ciel est régulièrement traversé par un hélicoptère, dont les passages sont plus fréquents depuis le décès de Fritznel Richard. Devant la forêt qu’il a tenté de traverser pour retourner aux États-Unis, le long de cette petite route de campagne, rien ne rappelle qu’il a laissé sa vie dans ces bois, aucune plaque ne commémore la mémoire de Fritznel Richard.

Au point de passage exact entre les deux pays, des préfabriqués sont installés. C’est là que patientent les exilés avant d’être amenés au premier centre d’accueil, où on procède à leur identification. « On pouvait loger jusqu’à 150 nouvelles personnes par jour au camp », précise Jean-Philippe. Les habitants du coin sont familiers de ces opérations. « Les agents de la GRC, je les salue, ils me saluent (…) Je les considère comme des voisins, ça fait partie du paysage », note notre hôte.

Le 27 décembre dernier, ce sont toutefois des agents de la Sûreté du Québec (SQ) qui se sont présentés chez lui, à la recherche de Fritznel Richard. Après avoir inspecté son terrain, ils se sont rendus chez les voisins. « Je pense que, si ça avait été une petite fille d’ici, les gens se seraient davantage mobilisés », regrette Jean-Philippe.

Le centre d’accueil est situé à cinq minutes de route, et les exilés y séjournent au maximum quatre jours avant d’être pris en charge par des proches ou placés dans des chambres d’hôtel par les services de l’immigration. Jean-Philippe devait voir à leurs besoins primaires : affaires de toilette, draps et nourriture.

« J’avais l’impression d’être la première personne qui répondait à leurs questions », explique le jeune homme. « Parce que, quand ils passent par le chemin Roxham, ils sont mis en état d’arrestation par la GRC, y a pas de care qui est donné à cet endroit-là », précise-t-il. Puis, les agents de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) prennent le relais. Photos, empreintes, numéro d’identification – l’opération est menée par des employés en uniforme. « Des fois, il y avait des gens qui avaient très peur de ça », se souvient Jean-Philippe. Selon lui, ces procédures anonymisent les bénéficiaires. « On ne sait pas comment ils s’appellent, raconte-t-il. Le personnel utilise le terme “DA”, pour “demandeur d’asile”. Je préférais les appeler “usagers” », rapporte-t-il au sujet de la méthode qu’il privilégiait pour éviter de les réduire à leur expérience.

L’ex-employé évoque ensuite des difficultés de recrutement et de logistique. « C’est pour ça que je suis parti. Je trouvais ça trop dur de ne pas avoir les ressources pour faire la job », confie-t-il. Il déplore aussi le manque de formation du personnel. « Peu de gens travaillaient là par vocation. Ça pouvait donner lieu à un traitement un peu plus rude d’une certaine clientèle, quelque chose qui pourrait être attribué à un manque d’amour, tout simplement. Certains mettaient plus un chapeau de gardien de prison que le chapeau de quelqu’un qui est là pour faire de l’humanitaire. »

Selon lui, l’accueil des demandeurs d’asile gagnerait à être confié à l’ASFC plutôt qu’à la GRC. « Le premier visage qu’ils verraient, ce serait celui de gens formés à l’accueil. » Il plaide aussi pour plus de ressources et d’accompagnement. « Si on laisse entrer ces gens-là, il faut les accompagner et leur donner des ressources pour partir leur vie », déclare-t-il.

« Crucifié pour servir d’autres migrants »

Un hommage à Fritznel Richard, un demandeur d’asile qui a perdu la vie dans la forêt qui borde le chemin Roxham. Illustration: Nia E-K

Fritznel Richard, lui, n’a pas eu cette chance. Un dernier hommage lui a été rendu le 22 janvier dernier. Proches et amis se sont réunis pour honorer sa mémoire. Sa femme, Guenda Filius, a assisté à la cérémonie en vidéoconférence, son jeune enfant sur les genoux. Plusieurs membres de la communauté haïtienne de Montréal étaient également présents. Les pompes funèbres Magnus Poirier ont assumé les frais de la cérémonie. Jacques Laurent, directeur de la maison funéraire de Montréal-Nord, est lui aussi issu de la communauté haïtienne. Il n’a pas hésité à aider. « Malheureusement, il faut toujours avoir un Jésus-Christ.

C’est Fritznel qui a été crucifié pour sauver d’autres migrants, alors je pense que ça va porter ses fruits. Mais je pense qu’il va toujours y avoir des choses comme ça », poursuit-il. « Il faut ce genre d’événement malheureux pour donner un sens à la vie. J’aimerais que tout le monde prenne conscience de ce qui se passe, pose des questions, n’ait pas peur de s’informer, parce qu’on a le droit de le faire. Dans le meilleur des mondes, juste demander aux gens de faire attention et d’appliquer notre devise nationale en Haïti : L’union fait la force », conclut-il.

Pour aller plus loin…

  • Le 24 janvier dernier, une quinzaine d’organismes qui accueillent des demandeurs d’asile ont uni leurs voix afin de demander plus de ressources financières, estimant que le secteur communautaire vit une « crise », avec des équipes qui « frôlent l’épuisement ». Afin de pouvoir faire face à la demande, les organismes demandent donc davantage de ressources. Ils souhaitent également un renforcement des services d’accompagnement juridique, de même que l’annulation d’une décision gouvernementale de 1996 qui limite l’accès aux services publics pour les demandeurs d’asile.
  • Haïti est considéré par les Nations unies comme un pays traversant l’une des pires crises humanitaires et de droits de l’Homme. Le pays subit aussi des sanctions économiques du gouvernement canadien et d’autres pays depuis le 10 novembre 2022, date d’entrée en vigueur du Règlement d’application de la résolution des Nations unies sur Haïti.
  • L’entente sur les tiers pays sûrs est un accord canado-américain qui oblige les migrants à demander l’asile dans le premier pays sûr où ils mettent les pieds. Concrètement, cela signifie que ceux qui passent par les États-Unis ou qui y vivent se font refouler aux postes frontaliers canadiens. En revanche, ce texte – contesté devant les tribunaux – ne vise pas les migrants qui empruntent des passages jugés irréguliers, comme le chemin Roxham.
  • Interrogé au sujet des délais de traitement des dossiers des demandeurs d’asile, le ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du gouvernement canadien indique avoir mis en place, le 13 septembre 2022, une nouvelle méthode de demande d’asile. Selon le ministère, « la nouvelle plateforme de demande contribue à rendre le processus d’enregistrement et de réception plus efficace ». Il assure également avoir mis en œuvre, le 16 novembre 2022, « une politique d’intérêt public temporaire qui permet aux demandeurs d’asile d’obtenir rapidement des permis de travail ouverts, ce qui leur permet d’accéder plus tôt au marché du travail canadien ».
  • Le ministère indique également que le gouvernement fédéral a versé une aide de près de 698 M$ au Québec en 2021-2022 pour permettre à la province d’offrir des services d’établissement et d’intégration, notamment aux demandeurs d’asile.
  • Au sujet de l’entente sur les tiers pays sûrs, le ministère confirme son intention de maintenir l’accord qui lie le Canada et les États-Unis. « Nous continuons de travailler avec nos homologues américains afin que l’Entente sur les tiers pays sûrs demeure une approche humaine et équitable de traiter les demandes d’asile entre nos deux pays », fait savoir le ministère.

L’actualité à travers le dialogue.
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