DIALOGUES
L’excellence noire : un fardeau pour certains membres de la communauté
23/2/24
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Initiative de journalisme local
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« [La célébration de] l’excellence noire, ça t’encourage, mais avec un couteau sous la gorge ! » s’exclame Manuel, panéliste à La Converse lors d’une soirée de dialogue organisée autour du thème de l’excellence noire et de ses conséquences sur la santé mentale.

Chaque année, durant le mois de février, le Canada et de nombreux pays dans le monde célèbrent le Mois de l’histoire des Noirs. Cette période est consacrée à la reconnaissance et à la célébration de l’histoire de ces communautés, mais aussi à la mise en lumière des réalisations de certains de leurs membres. Durant ce mois, le mot-clic #BlackExcellence ou, en français, #ExcellenceNoire refait surface avec force sur les réseaux sociaux. Malgré un besoin criant de représentation des personnes noires dans les médias, cette célébration de l’excellence noire est perçue par certains comme une pression sociale.

La Converse a souhaité accueillir dans ses bureaux des Montréalais et des Montréalaises des communautés noires pour discuter de ce sujet. Entre professionnels et étudiants, un dialogue s’amorce.

« L’excellence noire, c’est un carcan »

Nous sommes un mercredi soir, et l’espace studio de La Converse reçoit ses invités. Six panélistes sont présents : Manuel, Adrianna, Nohémie, Lætitia, Paula et Anthony.

Manuel, l’aîné du groupe, est entrepreneur et directeur des ressources humaines dans une entreprise privée. Selon lui, l’excellence noire n’est rien de moins qu’un fardeau pesant sur les épaules de la communauté. « Cela nous enlève notre droit à l’erreur. Contrairement à d’autres, qui ont la possibilité d’être bons ou mauvais sans être déshumanisés, nous devons constamment en faire plus pour être acceptés », dit-il sous le regard approbateur des personnes présentes dans la salle.

Nohémie est agente de programme au gouvernement et co-animatrice de l’émission de radio Ça vous choque ?, diffusée à l’antenne de CISM 89,3 FM. Elle soutient que la célébration de l’excellence noire occulte les défis auxquels font face les personnes noires avant de parvenir au succès. « On célèbre souvent quelqu’un qui a réussi dans son quartier, mais on ne parle pas de la manière dont son quartier ne l’a pas aidé à réussir – par manque de ressources. On met l’accent sur cette personne en notant qu’elle a pu se démarquer, alors qu’il faudrait permettre à tous les jeunes du quartier de se démarquer. »

Ces difficultés auxquelles font face les personnes noires ne se limitent pas à l’environnement dans lequel elles ont évolué, mais aussi aux milieux scolaires ou professionnels, comme nous le rappellent nos panélistes à tour de rôle.

« Il y a encore trop de “premiers Noirs” »

Le rapport annuel de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse en 2022 indique que seuls 11,2 % des employés des organismes publics sont issus des minorités visibles. Néanmoins, aucune donnée ne précise le pourcentage exact d’employés noirs.

Manuel, lui, constate que les Noirs sont encore largement sous-représentés dans les postes de cadres au Québec. « Il y a encore trop de “premiers Noirs” dans les postes de travail », déplore-t-il, alors que les autres acquiescent d’un hochement de tête. « Plusieurs fois, j’ai été le premier gestionnaire noir, voire le seul Noir dans mon emploi. En fait, la diversité commence souvent avec moi », poursuit-il.

Manuel ressent le fardeau de représenter dignement sa communauté afin de ne pas compromettre les chances d’autres personnes noires d’accéder à des postes comme le sien. « Tout ce que je fais pourrait fermer des portes aux personnes noires qui viendront après moi. Il n’y a pas d’autre choix que d’exceller au travail. Je ne peux pas être simplement Manu et me concentrer uniquement sur ma carrière. »

Nohémie a éprouvé une pression similaire lorsqu’elle a fondé le CÉRA (Comité des Étudiant.e.s Racisé.e.s de l’Association Étudiante de Science politique et Études internationales de l’Université de Montréal) en 2020. Au départ, elle et trois autres camarades souhaitaient former un comité consacré tout particulièrement aux personnes noires. Face à un « environnement hostile », dit-elle, les cofondatrices ont finalement adopté une approche plus inclusive, offrant un espace sécuritaire à tous les étudiants racisés.

« Il y avait une pression de devoir performer, parce que c’était le premier comité de ce genre », explique-t-elle. Dès le départ, les étudiantes ont dû faire face à des commentaires négatifs. « On n’avait alors pas le droit à l’erreur, poursuit-elle. Si ça avait échoué, ils auraient pu mettre fin au projet et ne plus jamais autoriser un comité pour les personnes racisées. » En moins de deux semaines, Nohémie et son équipe se sont retrouvées en état d’épuisement », nous dit-elle.

« L’excellence noire, c’est aussi être le meilleur modèle d’intégration »

La pression sociale exercée sur les individus noirs ne se limite pas à leurs performances professionnelles, mais s’étend également à leurs comportements et à leur personnalité, nous font comprendre Lætitia, Manuel, Nohémie, Anthony et Paula.

Lætitia, 20 ans, est étudiante en études internationales à l’Université de Montréal et agente d’assurance. « On reconnaît l’excellence des personnes noires, mais uniquement de celles qui plaisent au public québécois. L’excellence noire, c’est aussi correspondre au meilleur modèle d’intégration », dit-elle.

La jeune femme reconnaît que, pour correspondre à ce modèle et être mieux perçue, elle a renoncé un temps à sa liberté de choix vestimentaire et capillaire. « J’ai des vêtements traditionnels, mais je ne vais pas m’habiller en boubou pour aller à l’université, même si je trouve ça très beau. Concernant mes cheveux, même s’ils sont au naturel, il faut qu’ils soient bien plaqués avec du gel », explique-t-elle.

Nohémie dit également ressentir une pression constante pour être soignée. Contrairement à ses collègues, elle ne se permet pas d’être décontractée, et ce, même en télétravail. « Mes collègues n’auront pas de mal à me dire qu’ils sont en pyjama ; moi ,je ne vais pas leur dire que je suis en pyjama – ça va pas ! » dit-elle en rigolant. « Mes collègues peuvent jurer, moi non. Je sais qu’il y a certaines choses que je ne peux pas me permettre de faire comme les autres, car cela peut être mal perçu. Mais peu importe ce que je fais, ou ce que je dis, au final, on va toujours me voir comme étant noire », conclut-elle.

Manuel observe également une certaine retenue dans son comportement : « Il faut que tu fasses attention. Tu ne peux pas être le “angry black man”, tu ne peux pas péter des coches, tu ne peux pas non plus avoir de mauvaises journées. Il faut toujours que tu sois souriant, même quand tu es épuisé. »

Anthony, consultant en science des données, nous partage une perspective différente. Il affirme que la pression qu’il a ressentie n’était pas externe, mais plutôt auto-imposée. En grandissant, il a cherché à modifier la perception des autres à son égard, surtout en raison de son bégaiement dans son enfance. « Je marchais croche et j’étais l’image de l’handicapé qui ne pouvait presque pas parler. Puis, j’ai travaillé sur moi, j’ai commencé à gagner des marathons et plein de prix. Chaque fois que j’excelle, je change la perception des gens autour de moi », déclare-t-il avec fierté.

« Quand tu es noir, tu commences dans l’enfance avec un niveau de stress élevé, à 7 sur 10 »

Le concept d’excellence noire va bien au-delà de la simple pression extérieure. Pour beaucoup, elle prend racine dans l’enfance, au sein des foyers, avec la pression exercée par les parents. Certains enfants sont élevés dans l’idée qu’ils doivent se surpasser, qu’ils doivent faire plus que les autres pour espérer réussir un jour.

« Quand tu es noir, tu commences dans l’enfance avec un niveau de stress élevé, à 7 sur 10. Tes parents t’apprennent qu’il faut que tu sois deux fois meilleur », repart Manuel. Nohémie rétorque d’un sourire entendu : « Pour ma part, j’ai toujours su que j’irais à l’université, sans même savoir ce que c’était ; c’était prédestiné, il fallait que j’y aille. »

Lætitia évoque le stress qu’elle ressentait petite face à l’échec. « Quand j’avais des mauvaises notes, je pleurais. J’avais vraiment peur de dire à ma mère que j’avais échoué à un examen. Pour moi, la validation scolaire, ç’a été quelque chose de marquant. » Cette pression imposée par sa mère autour de la réussite scolaire, Lætitia la vit toujours. « Je sens cette pression : je dois atteindre les objectifs que ma mère s’est fixés pour moi ou les surpasser, dans le meilleur des cas. »

Adrianna, la cadette du groupe, est une jeune consultante en stratégie marketing à son compte et esthéticienne. Contrairement aux autres panélistes, elle affirme avoir bénéficié d’une éducation qui lui a permis de se découvrir et de s’exprimer sans être constamment poussée à exceller dans tous les domaines. « Moi, je n’ai pas eu à me battre avec mes parents. » Pour elle, il n’est pas question de subir de pression extérieure en tant que personne noire. « Mes parents m’ont appris à être humaine. Je n’essaie pas d’être une femme noire excellente, j’essaie d’être Adriana et excellente, c’est tout. »

Elle reconnaît avoir fait l’expérience d’un traitement différencié lorsqu’elle travaillait dans une banque. Cependant, elle refuse de se plier aux attentes de la majorité blanche pour correspondre à une image préconçue de ce qu’une femme noire devrait « être » ou de la façon dont elle devrait se comporter.

« Si je n’avais pas ce fardeau-là, qu’est-ce que j’aurais fait de ma vie ? »

Dans la salle, plusieurs sont issus de familles d’immigrants et vivent pour cette raison une double pression : celle d’exceller en tant que membre de la communauté noire et celle de rendre leurs parents fiers, ces derniers ayant immigré pour améliorer leur qualité de vie.

Paula, étudiante en science politique à l’Université de Montréal, fait partie de ceux qui ressentent cette double pression. Originaire de la République dominicaine, la jeune femme a immigré à l’âge de 12 ans. « J’ai toujours eu la conviction que je n’ai pas quitté mon pays pour rien. Je sentais donc cette responsabilité de faire quelque chose de ma vie, et je me demande toujours ce que j’aurais fait si je n’avais pas eu ce fardeau. »

Actuellement aux études, Paula admet que, pour ses parents, aller à l’université n’est ni un exploit ni une source de fierté. « Au sein de ma famille, je ne suis pas perçue comme un exemple d’excellence noire ; je me contente de faire ce qu’ils estiment être juste », dit-elle. Puis, elle ajoute : « Je ne vois pas pourquoi je devrais exceller dans mon milieu pour être acceptée et aimée dans mon entourage, mais j’ai été élevée de cette façon, donc c’est vraiment dur de me défaire de ça. C’est très dur d’imaginer que c’est correct d’être médiocre dans un domaine. »

Cette pression que vivent les personnes de la communauté noire influe notamment sur leur capacité à se reposer, nous confient nos invités. « J’apprends à avoir des moments d’oisiveté ; c’est surtout la pandémie qui m’a forcé à apprendre à me reposer », nous raconte Manuel.

« C’est correct d’être médiocre »

Alors que la soirée tire à sa fin, les intervenants discutent d’initiatives à mettre en place pour ne plus vivre sous la pression de l’excellence noire.

Pour Anthony, il est essentiel de célébrer toutes les formes de réussite noire, même les plus modestes : « Toutes les réussites méritent d’être soulignées, dit-il. Même un élève qui réussit son secondaire 5, c’est de l’excellence noire. » Une idée que partage aussi Lætitia : « Il faut considérer toutes nos réussites. Faire la vaisselle aussi, c’est de l’excellence noire ! » dit-elle sous le rire des participants.

D’un commun avis, les panélistes insistent sur la communication et la connexion avec des personnes de la communauté. « Il faut parler à des gens qui sont en mesure de comprendre ton ressenti », déclare Lætitia.

Adrianna conclut cette soirée de dialogue avec un large sourire et rappelle : « C’est correct d’être médiocre aussi ! »

L’actualité à travers le dialogue.
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