12/12/2025

Immigration au Québec : quand les mythes rencontrent les réalités vécues

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Local Journalism Initiative
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Sonia Ekiyor-Katimi
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Note de transparence
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Est-ce que le Québec accueille trop d’immigrants ? Les demandeurs d’asile saturent-ils les services publics ? La crise du logement serait-elle liée à l’arrivée de personnes étrangères ? Les travailleurs temporaires représentent-ils un fardeau ? Ces questions, alimentées par les discours politico-médiatiques, dominent aujourd’hui le débat public. Dans ce climat, l’Observatoire pour la justice migrante (OPLJM) et Amnistie internationale Canada francophone ont présenté, le 4 décembre, une trousse d’éducation populaire intitulée « Brisons les mythes » et destinée à outiller le public face aux idées reçues sur l’immigration. Un outil fondé sur des données, mais aussi sur des témoignages et des expériences vécues.

Quand Dounia* prend la parole, un silence recueilli s’empare de la salle du Café les Oubliettes. La voix hésitante mais le regard fier, la petite dame aux cheveux courts pose la question qui la poursuit depuis son arrivée au Québec : « Ça veut dire quoi, une femme sans statut ?» demande-t-elle. Dans la salle, les chaises cessent de bouger. « Parce qu’on nous voit toujours comme des personnes illégales. »

Dounia vit à Montréal depuis des années. Elle n’a ni permis de travail, ni carte d’assurance maladie, ni droit officiel d’étudier ou de se déclarer résidente. « Mais tout ça ne fait pas de moi une criminelle », insiste-t-elle. Comme elle, beaucoup de personnes sont entrées au Canada avec un visa visiteur, d’autres avec un permis temporaire : elles ont étudié, travaillé ou déposé une demande d’asile. Puis, un refus, un visa expiré, un employeur qui n’a pas effectué les démarches nécessaires, un divorce, une erreur administrative ou simplement des délais (parfois de plusieurs années) ont fait basculer leur vie. 

Elle raconte les frontières traversées, les renoncements et les pertes. « On quitte un pays parce qu’on cherche la sécurité, l’espoir, ou juste une chance de vivre. » Mais une fois ici, dit-elle, on devient « un dossier incomplet, un refus, un non-conforme ».

Dounia souffre de l’idée voulant que les personnes sans statut soient illégales. « Aucune femme ne devient sans statut par choix. C’est toujours une fuite imposée », lance-t-elle. La salle écoute, immobile. « Être sans statut, c’est vivre dans un pays sans en avoir le droit. Pas le droit d’exister officiellement, pas le droit d’être malade, pas le droit d’étudier. » Les mots tombent un à un. Elle parle d’une « existence réelle, mais niée », d’une vie façonnée par la peur : peur qu’on frappe à la porte, peur d’un contrôle d’identité, peur de perdre son enfant ou son logement. « La peur devient une seconde peau. »

Puis, elle évoque ce qu’on ne voit jamais : les maisons nettoyées, les enfants gardés, les cuisines de restaurants, les soins donnés aux aînés. « Ce pays fonctionne grâce à nous. Mais notre présence n’est écrite nulle part. Nous sommes indispensables, et pourtant invisibles. »

Lorsque Dounia conclut en déclarant que « l’absence de papier ne doit jamais signifier l’absence de droits », la salle réagit presque d’un seul mouvement. Les applaudissements durent longtemps. Elle baisse légèrement les yeux, émue. « On ne demande pas un privilège, dit-elle. On demande le droit d’exister sans peur. »

« Un travailleur temporaire ne compte que sur lui-même »

Adam* est arrivé au Québec en 2023. Informaticien de formation, spécialisé en gestion des stocks et en systèmes ERP, il avait été recruté depuis l’étranger par une entreprise montréalaise du secteur logistique. Le contrat promis : 24 mois, avec possibilité d’obtenir la résidence permanente après deux années de travail – une perspective confirmée par l’agence de recrutement international qui l’accompagnait.

À son arrivée à Montréal, il découvre toutefois un permis de travail fermé, valable seulement 12 mois. « J’ai démissionné d’un poste stable en Algérie pour un contrat de deux ans ici, certainement pas pour me retrouver avec un permis d’un an », raconte-t-il. Sa femme et ses trois enfants, qu’il n’a pas vus depuis trois ans, l’attendent de l’autre côté du projet migratoire.

Entre démarches administratives, renouvellements de permis (des délais de 6 à 12 mois) et un conflit avec son premier employeur réglé devant la CNESST, il réussit à transformer son permis fermé en permis ouvert.

Comme travailleur temporaire, Adam fait partie du lot d’immigrants souvent montrés du doigt par le gouvernement comme étant à l’origine du déclin du français, du manque de logements abordables ou encore de l’itinérance. « Entendre que nous sommes responsables de ce qui ne va pas ici, ça me brise le cœur », confie-t-il.

La réalité de ce travailleur qualifié est pourtant loin du portrait véhiculé par certains discours politiques. Installé en région, employé d’une multinationale, il paie ses impôts, son loyer et les frais du quotidien « comme tout le monde ». En revanche, il n’a pas accès à la RAMQ ni à aucune aide sociale. « Un travailleur temporaire ne compte que sur lui-même », souligne-t-il.

À la lumière de son parcours, il est difficile de soutenir que les immigrants temporaires constituent un fardeau. Ce mythe, abordé dans la trousse, est aussi remis en question par les nombreux cas de travailleurs francophones et qualifiés révélés lors de la récente montée de boucliers contre l’annulation du PEQ.

Urgence, écoute et responsabilité partagée

Au Café les Oubliettes, les témoignages provoquent un réel effet : un silence dense d’abord, puis une série de prises de parole qui élargissent le débat. Plusieurs participantes racontent leur quotidien dans les écoles, là où le climat politique entre souvent par la porte de la classe.

Une mère de Saint-Michel, qui a deux adolescentes au secondaire, décrit « le recul des discussions » sur les droits des personnes immigrantes et l’absence d’outils pour discuter de ces sujets sereinement. « Des fois, elles reviennent et me racontent ce qui se dit en classe… et c’est inimaginable », dit-elle, en évoquant au passage « un travail d’éducation nécessaire » pour créer des espaces où les jeunes peuvent poser leurs questions sans jugement.

Une autre intervenante parle de l’inconfort des enseignants, pris dans un cadre institutionnel « de plus en plus tendu », et parfois hésitants à utiliser de nouveaux outils pédagogiques. Une participante rappelle qu’« on ne peut rien déconstruire dans la peur et la culpabilité », estimant que rendre les concepts clairs et accessibles, notamment par rapport aux droits des personnes immigrantes, permettrait aux professeurs de jouer pleinement leur rôle.

Une troisième voix parle d’asymétrie de l’information. Elle décrit le défi de naviguer entre les annonces politiques, les prises de position médiatiques et les réactions des élèves : « Ils me disent : “Je suis d’accord avec vous, mais ce n’est pas ça qu’on me dit à la télé.” » Pour elle, affronter ce brouillard d’informations exige un travail collectif : « On ne peut pas y arriver si on n’est pas ensemble. »

Enfin, une travailleuse communautaire résume le sentiment qui semble traverser la salle : l’importance de ne pas laisser les personnes directement touchées affronter ces changements seules. « On a tous la responsabilité de ne pas fermer les yeux », dit-elle, en insistant sur la nécessité d’ouvrir des conversations et de rappeler aux personnes concernées « qu’elles ne sont pas seules ». Pour elle, l’enjeu est aussi émotionnel : « Pendant que les statistiques défilent, les gens, eux, sont déstabilisés. »

La crise du logement n’est pas imputable à l’immigration

C’est sans doute l’idée la plus répandue dans le discours politique actuel : si les loyers explosent, ce serait d’abord la faute de l’« immigration temporaire ».

La trousse « Brisons les mythes » confirme ce que répètent le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) et de nombreux organismes de lutte pour le droit au logement : la crise du logement au Québec n’est pas imputable à l’immigration. Elle partage avec ce regroupement national pour le droit au logement d’autres facteurs connus, sans lien avec l’immigration : les condos de luxe se sont multipliés, alors que les logements sociaux, eux, n’ont pas été financés à la hauteur des besoins.

En tout cas, « le temps d’attente pour une habitation à loyer modique (HLM) au Québec ne serait pas amoindri par une restriction des [immigrants et des immigrantes] à statuts précaires, puisque [ceux-ci et celles-ci] n’y sont pas admissibles », affirme encore le FRAPRU. À quoi s’ajoutent la présence accrue d’Airbnb, la spéculation immobilière, l’augmentation des résidences secondaires en région ou encore le manque de résidences pour aînés. Selon l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), la crise du logement s’aggrave depuis près de 20 ans, bien avant la hausse récente de l’immigration.

Lors du débat, un intervenant rappelle que des milliers de travailleurs agricoles temporaires venus d’Amérique du Sud sont logés directement par les fermes qui les emploient : « Ces personnes ne comptent donc pas dans la crise du logement. Mais malheureusement, Mme Duranceau (ministre responsable de l’Administration gouvernementale et de l’Efficacité de l’État, ndlr) essaie toujours de les mettre dans les mêmes boules. »

Le secteur de la construction lui-même dépend de la main-d’œuvre immigrante pour bâtir les logements qui manquent. « Un peu plus, et on leur demande de retourner dans leur pays, mais de nous construire du logement en télétravail », ironise l’humoriste Emna Achour dans une vidéo consacrée à ce mythe.

Comment l’outil a été conçu : sources et méthode

La directice de l'’Observatoire pour la justice migrante, Amel Zaazaa, la chercheuse Sadjo Paquita et la responsable des campagnes d'Amnistie internationale Canada francophone, Marisa Berry Méndez
Photo: Mégane Dorsaz

Pour Amel Zaazaa, directrice de l’Observatoire, la trousse découle d’un constat : « L’immigration est devenue un couteau suisse politique. Avant de construire un discours alternatif, il fallait des outils pour défaire celui qui s’imposait. »

Certes, dit-elle, les données sur l’immigration sont abondantes, mais rarement expliquées au grand public. D’où le besoin de rendre accessibles l’information et la recherche à un public plus large « pour que notre société puisse être plus éclairée sur ces enjeux-là, qui sont très polarisés. Surtout dans un contexte où il y a tellement de fausses informations. »

Dans la foulée de la campagne « On s’fera pas porter l’chapeau », l’équipe a condensé des analyses, vérifié des données et présenté ce nouveau contenu sous une forme accessible, en portant une attention particulière aux jeunes. « On ne dit pas aux gens quoi penser. On leur donne de quoi vérifier », résume-t-elle.

Quand la parole revient aux jeunes

Au-delà des données, c’est la voix des jeunes qui rappelle la portée humaine du débat. Mayaline, élève de 3e secondaire, se lève pour lire un texte décrivant ce que vivent beaucoup d’enfants de migrants : un discours public qui accuse les nouveaux arrivants tout en les exploitant.

Les personnes immigrantes, écrit-elle, sont souvent les « rouages silencieux mais essentiels » d’un Québec qui peine pourtant à les reconnaître.

Ses mots font écho à ce que relevait plus tôt la représentante d’Amnistie internationale Canada francophone, Marisa Berry Méndez (coproductrice de l’outil), en évoquant la loi de Brandolini. Ce principe – selon lequel il faut beaucoup plus d’énergie pour réfuter une fausse information que pour la produire et la propager – éclaire le rôle de l’éducation populaire : un travail lent, souvent discret, mais indispensable.

*Les prénoms ont été modifiés pour protéger l’identité des personnes.

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