La cheffe Parveen pétrit la pâte pour les crêpes indiennes. Photo : Edouard Desroches
Migrations
Collectif de Curry : des demandeuses d’asile deviennent cheffes cuisinières
8/5/24
Illustrator:
Initiative de journalisme local
COURRIEL
Soutenez ce travail
temps de lecture:
5 Minutes

Exemple de solidarité et d’inclusion, le Collectif de Curry offre un espace où des demandeuses d’asile qui viennent d’arriver au pays peuvent s’intégrer dans un milieu professionnel en faisant à manger pour les personnes à faible revenu.

Nous sommes un vendredi matin d’avril, la lumière douce du printemps filtre à travers les fenêtres des bureaux d’Afrique au Féminin, organisme situé au cœur de Parc-Extension. C’est là que nous rencontrons Leonora King, coordonnatrice de projet d’Afrique au Féminin, chercheuse à l’Université McGill et fondatrice du Collectif de Curry Parc-Ex (PECC), un projet communautaire qui emploie des demandeuses d’asile et des femmes qui ont récemment immigré au Québec comme cheffes cuisinières.

La jeune femme, élancée et souriante, porte un pull rose fuchsia qui exprime bien sa personnalité joyeuse et accueillante.

Installée dans ces locaux, Leonora King nous raconte les débuts du PECC, né en pleine pandémie.

La genèse

En 2020, Leonora est organisatrice communautaire pour Afrique au Féminin*, un centre d’accueil où elle anime des ateliers en ligne. Des ateliers où les participantes expriment avec passion leurs talents, leur musique, leur danse et, surtout, leurs recettes.

Dans un large sourire, Léonora partage ce qui suit : « La cuisine était populaire ! Les femmes étaient fières de partager leurs compétences culinaires. Elles se prenaient véritablement au sérieux. C’est là que je me suis dit qu’elles pourraient peut-être en faire un travail si je me coordonne avec mes amis. »

Leonora a conscience des obstacles qui se dressent devant ces femmes arrivées depuis peu au Canada, majoritairement en provenance d’Asie du Sud. « Elles ne parlent pas la langue et elles n’ont pas nécessairement d’expérience de travail. Mais j’ai remarqué qu’elles sont souvent passionnées par la cuisine », explique-t-elle.

Alors que travailler dans un restaurant se résume à livrer des repas durant la période de la pandémie, Leonora met en place un système de commande et de livraison entre ces femmes qui aiment cuisiner et son cercle d’amis. « Elles préparaient les repas chez elles, et moi, je me chargeais de la livraison des commandes », résume-t-elle.

Cette collaboration se poursuit même après la réouverture des restaurants suite à la levée des restrictions sanitaires. Plutôt que de mettre fin à cette initiative qui connaît un essor grâce au bouche-à-oreille, le Collectif de Curry déménage finalement dans les cuisines de Jeunesse au Soleil en 2023. Là, les femmes, désormais cheffes, se réunissent plusieurs fois par semaine pour préparer les commandes. Le rôle de Leonora, lui, n’a pas changé ; cette dernière vient récupérer les plats en fin d’après-midi pour les livrer aux clients.

Ce qui était à l’origine une initiative temporaire destinée à aider des demandeuses d’asile dure maintenant depuis trois ans, explique Leonora : « Je pensais organiser des rotations pour aider d’autres femmes, mais finalement, leur nombre ne cesse d’augmenter. » La condition de ces rotations est simple : les cheffes cuisinières doivent céder leur place au maximum six mois après avoir obtenu leur résidence permanente afin de permettre à d’autres femmes de prendre la relève au sein du Collectif de Curry.

« Nous avons commencé à six, nous sommes désormais neuf et nous avons une liste d’attente composée de plusieurs femmes intéressées », révèle la jeune femme sur un ton maussade, consciente qu’elle ne pourra pas aider d’autres femmes de sitôt, en raison des délais d’obtention de la résidence permanente. Elle poursuit : « Mais je n’ai pas le cœur de leur demander de partir. Elles sont devenues mes mères, mes tantes, mes sœurs », nous dit-elle en joignant ses deux mains sur son cœur.

Les cheffes cuisinières du Collectif de Curry

Naila, Parveen, Kamal, Deepali et Promila sont les cheffes du jour.
Photo : Edouard Desroches

Dans les cuisines de Jeunesse au Soleil, situées à 10 minutes de marche à peine des bureaux d’Afrique au Féminin, nous faisons la rencontre de Naila, Parveen, Kamal, Deepali et Promila, les cinq cheffes cuisinières du jour.

Ces cinq femmes ont toutes commencé cette aventure avec Leonora il y a quatre ans. Depuis, elles n’ont jamais quitté leur poste de cheffe, étant toujours en attente de leur résidence permanente.

Il est 11 h, et depuis 8 h, ces femmes s’affairent sur les lieux à préparer une variété de plats pour une commande de plus de 200 personnes. L’air embaume de délices, alors que les femmes, concentrées, s’activent à leur tâche.

Elles échangent en hindi, se comprenant naturellement ainsi. Naila, la plus à l’aise en anglais, explique avec enthousiasme : « Ce qui nous motive, c’est de travailler toutes ensemble et de partager la nourriture. »

Lorsque Kamal fait son entrée vers midi, les accolades chaleureuses se multiplient. « C’est une cheffe aussi », laisse échapper Naila avec un sourire complice.

« Nous sommes des cheffes, car nous avons toujours cuisiné à la maison, c’est une passion que nous maîtrisons parfaitement », déclare Deepali avant d’embrasser Kamal à son tour, puis de poursuivre la cuisson des crêpes indiennes.

« Sans le Collectif de Curry, nous serions toujours sans emploi »

Dans l’effervescence de la cuisine, Naila s’applique à couper des légumes pour accompagner le riz épicé et le poulet qu’elle a déjà préparés, tout en répondant à nos questions. Un détail frappant émerge de ses réponses et confirme les propos de Leonora : Naila, comme toutes les femmes qui s’activent autour d’elle, n’a jamais travaillé auparavant.

La cheffe Naila dans la cuisine de Jeunesse au Soleil.
Photo : Edouard Desroches

« Je me suis mariée il y a 10 ans et je n’ai jamais travaillé ailleurs qu’à la maison en tant que femme au foyer », confie-t-elle. Au début de 2020, alors qu’elle est enceinte de sa deuxième fille, Naila quitte son premier pays d’accueil, l’Arabie saoudite, avec son mari et sa fille aînée. Leur objectif est clair : offrir à leurs filles un avenir différent, un avenir où elles pourront choisir leur propre voie professionnelle.

« S’il n’y avait pas le Collectif de Curry, nous serions toutes encore sans emploi », laisse tomber Naila, alors que les autres cheffes acquiescent de la tête, reconnaissant leur chance d’avoir pu bénéficier de cette occasion.

Ici, au sein du Collectif de Curry, leurs compétences culinaires sont reconnues, la barrière de la langue est inexistante, et il est possible de concilier travail et vie de famille.

Chacune travaille de manière équitable entre 5 et 15 heures par semaine, un compromis idéal pour elles. Naila reprend : « Ce n’est pas beaucoup, mais nous sommes heureuses, car nous avons pour la plupart des enfants en bas âge. Travailler toute la journée n’est pas possible pour nous. Mais si nous avions plus de commandes, nous serions tout aussi contentes, car je sais que nous pourrions nous organiser entre nous. »

Naila ajoute qu’elle peut maintenant déposer ses deux filles de sept et quatre ans à l’école, aller au travail, puis les récupérer avant la fin de la journée, ce qui n’était pas le cas il y a moins d’un an. « L’année passée encore, nous n’avions pas accès à une garderie subventionnée, ce qui rendait la recherche d’emploi impossible », explique-t-elle.

Parveen, qui est âgée de 71 ans, est la doyenne du groupe. Affectueusement appelée « grand-mère », elle montre une remarquable dextérité manuelle. En l’espace de trois heures, elle a réussi à préparer une centaine de Maggi Balls – des boulettes de pomme de terre frites – et pétrit maintenant la pâte pour les crêpes que cuit Deepali. Naila se fait l’interprète de Parveen : « À mon âge, sans le Collectif de Curry, il aurait été impossible de trouver un emploi quelconque. »

Vers une cuisine internationale

Parc-Extension est un lieu emblématique de la culture sud-asiatique. D’ailleurs, les femmes du Collectif de Curry sont principalement d’origine indienne et pakistanaise. Leonora envisage cependant d’ouvrir les cuisines à des femmes venant d’autres régions du monde.

Elle explique : « Il y a des demandeuses d’asile de différentes origines qui ont besoin de travail. Je pense que c’est une richesse de goûter à des plats cuisinés par des femmes issues de ces pays, qui maîtrisent les recettes authentiques et peuvent les partager avec les autres. Nous pourrions envisager des plats mexicains, togolais ou d’autres cuisines du monde... » Elle évoque cette possibilité avec un brin de rêverie, avant d’ajouter : « Mais cela dépendra de nos ressources financières... Pour le moment, nous n’avons pas les moyens d’engager davantage de femmes », conclut-elle dans un sourire gêné.

Pour aller plus loin

*Afrique au Féminin : Créé en 1986 à l'origine pour soutenir les femmes immigrantes d'origine africaine, Afrique au féminin a étendu son action pour accueillir des femmes de toutes origines lorsqu'il a obtenu des bureaux dans le quartier Parc-Extension de Montréal en 1990, un secteur où la population sud-asiatique est majoritaire.

L’actualité à travers le dialogue.
L’actualité à travers le dialogue.