Mbombo Tshiteya et Quelyna Kalubi, la mère et la soeur de David Kalubi.
Enquête
Déontologie policière : une réforme qui favorise le lobby policier au détriment des familles de victimes?
5/1/24
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David Tshiteya Kalubi est décédé à l’âge de 23 ans dans une cellule de détention du Palais de justice de Montréal le 8 novembre 2017. Il attendait de comparaître devant un juge après avoir été arrêté la veille pour deux mandats non exécutés. La mort de David a donné lieu à un procès en déontologie policière. Les agents Dominique Gagné et Mathieu Paré, deux policiers du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), ont été cités à comparaître devant le Comité de déontologie policière du Québec à la suite du décès du jeune homme. Les audiences, qui ont débuté près de cinq ans après la mort de David, se sont déroulées en octobre 2022. Entourée des membres de sa famille et de ses enfants, Mbombo Tshiteya n’a manqué aucune audience, faisant parfois connaître son mécontentement ou sa désapprobation pendant le témoignage des policiers. De temps à autre, on pouvait la voir hausser les épaules ou bouger la tête en murmurant quelques mots du genre « Mais ce n’est pas vrai ça ! », « Ils (les policiers) ne disent pas la vérité », et j’en passe. Au deuxième jour de l’audience, son fils Jonathan, le grand frère de David, a laissé éclater sa frustration à haute voix, poussant le juge administratif Benoit McMahon à intervenir. Tout en disant comprendre la douleur des membres de la famille, celui-ci leur a demandé de garder le calme afin que les audiences se déroulent sans accroc.

Les six jours de procès, au cours desquels ont tour à tour défilé les enquêteurs du Bureau des enquêtes indépendantes (BEI) ainsi que les policiers du SPVM susmentionnés, ont abouti à la condamnation de ces derniers. Le juge McMahon a estimé que Mathieu Paré et Dominique Gagné avaient enfreint les articles 5, 7, 8 et 10 du Code de déontologie des policiers du Québec en présentant une « déclaration qu’ils savaient fausse ou inexacte » ainsi qu’en faisant « preuve de négligence et d’insouciance à l’égard de la santé et la sécurité de monsieur Kalubi, qui était sous leur responsabilité ».

Pour la famille Tshiteya, le procès a été à la fois un moment de soulagement et une thérapie. C’est dans la salle d’audience que Mbombo Tshiteya et les siens ont pris connaissance, pour la première fois, des faits et des détails relatifs à la mort de David. Pour dire les choses clairement, il a fallu cinq longues années pour que cette famille d’origine congolaise ait une idée claire des circonstances entourant ce tragique décès. « Avant ces audiences, nous étions totalement dans le brouillard », m’a expliqué Mbombo Tshiteya au deuxième jour des audiences, alors que nous étions dans le hall du 500 René-Lévesque Ouest, l’immeuble abritant le Comité de déontologie policière.

Devoir vivre la mort de son enfant reste sans nul doute la pire épreuve qu’un parent puisse traverser. Je m’en suis aperçu au contact de Mbombo Tshiteya, la mère de David Tshiteya Kalubi. Les années passent, mais la douleur et les souvenirs restent vivaces. « C’est vraiment bizarre ! Dès qu’on approche de la date de la mort de David, des souvenirs remontent à la surface. C’est comme ça chaque année au mois de novembre et de décembre », me dit-elle. « Ça se réveille ; tu ressens la douleur au même endroit ; tu te rappelles des choses et tu te poses des questions dans tout ce que tu fais ; tu n’as envie de rien faire. C’est comme des séquelles post-traumatiques. On vit avec, on est habitué, mais dès qu’on approche cette période-là, c’est comme si on était malade. »

Mbombo Tshiteya m’explique que toute la famille reste marquée par la mort de David. Chaque année, son fils Jonathan lui rappelle le moment fatidique où il a appris la triste nouvelle. « Maman, tu te souviens, c’est à cette heure qu’on est venu frapper à la porte pour annoncer la mort de David », raconte-t-elle. C’est Jonathan qui a appris en premier la nouvelle du décès de son frère.

Une épreuve difficile pour les Tshiteya, qui s’ajoute à d’autres péripéties avec lesquelles la famille doit dorénavant composer.

En effet, cette année, l’anniversaire de la mort de David intervient dans un contexte particulier. D’une part, les policiers du SPVM cités dans cette affaire ont décidé de faire appel de leur condamnation. D’autre part, l’Assemblée nationale du Québec a adopté en octobre dernier un projet de loi qui élimine le droit, pour des tiers, de porter plainte en déontologie policière. Or, c’est bien grâce à la plainte déposée par un tiers, en l’occurrence l’activiste Alexandre Popovic, porte-parole de la Coalition contre la répression et les abus policiers (CRAP), que les policiers impliqués dans le décès de David Kalubi Tshiteya ont été cités à comparaître en déontologie policière.

Pour la famille Kalubi, qui pensait avoir tourné la page de cette saga douloureuse, le chemin qui mène à l’apaisement des cœurs et des esprits semble long. À l’immense peine d’avoir perdu un fils et un frère s’ajoutent la colère et l’incompréhension face à une situation dont elle se serait bien passée. « Je trouve ça aberrant, surtout quand on sait que nous avons perdu un enfant et que ces policiers ont caché la vérité », fustige Mbombo Tshiteya, pour qui cette situation « réveille des souvenirs douloureux ».

La mère de David se l’explique d’autant plus mal que les policiers ont été condamnés à 22 jours de suspension sans solde. Une « sentence-biscuit », selon elle.

Elle souligne que, depuis la mort de son fils, sa famille et elle ont dû composer avec une situation difficile, estimant ne pas avoir été considérées comme il se devait par les autorités. « On nous a traités comme un numéro. Il y avait une volonté de prouver que ce n’était pas criminel. Le dossier a évolué comme ça, puis il a été classé », se souvient-elle.

Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) avait en effet conclu que la preuve au dossier ne permettait pas de conclure que les policiers Mathieu Paré et Dominique Gagné avaient fait preuve de négligence criminelle.

Pour la famille Tshiteya, c’est la déception, d’autant qu’elle a été laissée à elle-même durant toute l’enquête, affirme la mère de David Kalubi. « Nous étions mis devant un fait accompli. On a dit que les policiers n’étaient pas criminellement responsables, et c’est tout », raconte-t-elle.

Mme Tshiteya affirme que le BEI ne lui a jamais fait part du fait que les policiers avaient fait de fausses déclarations dans l’affaire impliquant son fils. Au moment d’écrire ces lignes, le BEI n’avait pas répondu aux demandes formulées par La Converse à ce propos.

En plus d’avoir l’impression d’avoir été abandonnée à elle-même, la famille Tshiteya a dû composer avec des articles de presse qui semblaient insister sur « des choses qui n’étaient pas opportunes », affirme Mbombo Tshiteya. Notamment le fait que David était connu de la police ou prenait des substances psychoactives. « On a même insinué qu’il était mort d’une surdose », dit-elle avec amertume.

La famille Tshiteya reste persuadée que les circonstances entourant la mort de David Kalubi n’ont pas été totalement élucidées.

Du décès du jeune homme aux conclusions du DCPC, en passant par celle du coroner, la famille Tshiteya a eu l’impression de demeurer dans le brouillard le plus complet. C’est d’ailleurs par l’entremise de La Converse qu’elle a appris que les policiers impliqués dans le décès de David étaient cités à comparaître devant le Comité de déontologie policière à la suite du dépôt d’une plainte par Alexandre Popovic.

Ce fut à la fois un choc et une surprise pour les Tshiteya. La mère de David se souvient : « Je suis croyante. Je m’étais dit que je n’avais pas d’outil pour faire face à ce que nous vivions. Je me demandais ce que je devais faire. Devais-je parler à Dieu ? Devais-je entreprendre une démarche ? Quand est-ce que nous aurions une réponse ? C’était l’objet de mes prières. Et quand nous avons entendu parler de Popovic, je me suis dit : “Voilà ! Dieu a entendu nos prières.” »

L’inattendu « Robin des Bois » !

Alexandre Popovic est arrivé dans le dossier et dans la vie des Tshiteya par hasard. C’est en lisant un article du Journal de Montréal qu’il a appris l’affaire. « J’ai vu un article de journal qui mentionnait qu’un jeune d’à peine 23 ans était décédé alors qu’il était en détention, en attente de comparution pour une petite affaire à la cour municipale, se souvient le porte-parole de la CRAP. Sans connaître vraiment beaucoup d’autres détails, je me suis dit que cette histoire ne sentait pas bon. »

Les policiers ont une obligation déontologique à l’égard d’une personne qui est détenue sous leur garde. Ils doivent veiller à sa santé et à sa sécurité. Le décès de David Kalubi intrigue donc Alexandre Popovic, qui est très impliqué dans les affaires liées aux agissements problématiques de la police. « Je me suis dit que quelque chose n’avait pas fonctionné dans le système », explique-t-il. Dans les jours qui suivent, il décide de déposer une plainte contre les agents Mathieu Paré et Dominique Gagné, sachant qu’une enquête du BEI est alors en cours. « Je me suis dit que deux enquêtes valaient mieux qu’une. En portant plainte, je savais bien que ça déclenchait une enquête au niveau de la déontologie policière, compte tenu du fait qu’il s’agissait d’un décès », dit-il.

Des plaintes contre la police ou des policiers, Alexandre Popovic en a déposé des dizaines et des dizaines, au point d’être considéré comme l’un des plaignants les plus prolifiques du système de déontologie policière au Québec. Si la plupart d’entre elles ont été rejetées, comme il me l’a confié lui-même, celle concernant les agents Paré et Gagné s’est rendue jusqu’à son terme, aboutissant à la citation des policiers devant le Comité de déontologie.

Pour Alexandre Popovic, l’étonnement le dispute à la satisfaction, d’autant que les plaintes contre les policiers n’aboutissent que très rarement à cette étape du processus. « C’était en octobre-novembre 2020. J’apprends que le Commissaire à la déontologie policière a déposé une citation devant le Comité contre Mathieu Paré et Dominique Gagné, se souvient Popovic. Comme je disais, des plaintes, j’en ai fait beaucoup, et des résultats comme ça, je n’en ai pas eu beaucoup. Alors oui, pour moi, juste ça, c’est une victoire. »

La suite, c’est une audience d’une semaine devant le Comité de déontologie. Présent lors des audiences, j’ai pu observer l’attention avec laquelle Alexandre Popovic suivait l’affaire. Stylo et petit carnet en main, les membres de la famille Tshiteya assis à ses côtés, il prenait des notes à la manière d’un journaliste couvrant une affaire d’intérêt public. S’il peut se targuer d’avoir réussi à faire citer deux policiers du SPVM devant le Comité de déontologie, au point de les faire condamner pour des manquements relatifs à la déontologie policière, il reste que sa marge de manœuvre est désormais réduite, compte tenu des nouvelles dispositions du projet de loi 14 relatif à la sécurité publique, sanctionné en octobre dernier.

Une disposition de la loi qui hérisse

L’ancienne loi prévoyait que n’importe qui pouvait porter plainte en déontologie policière. La nouvelle, déposée par le ministre de la Sécurité publique, François Bonnardel, réduit ce droit aux personnes présentes sur les lieux d’une intervention policière comme parties prenantes ou témoins, ainsi qu’aux personnes victimes d’une mauvaise conduite policière.

Le député de Québec solidaire André Fontecilla, qui avait plaidé pour le maintien de l’ancien système pendant l’étude du projet de loi, est inquiet. Il estime que la nouvelle mouture de la loi engendrera plus de problèmes qu’il n’en résoudra. « Avec la loi actuelle, on vient de restreindre sérieusement la possibilité du public d’obtenir justice en cas de dérogation, de manquement au Code de déontologie policière », confie-t-il.

Pour Alexandre Popovic, c’est un recul important pour des gens comme lui qui militent contre les comportements répréhensibles des policiers. « Avec cette loi, je m’attends à perdre le droit de déposer des plaintes comme je l’ai fait dans d’autres affaires », déplore-t-il, avant d’ajouter : « Si je tombe par exemple sur un article de journal et me rends compte que quelque chose ne va pas, je ne pourrai plus faire ce que j’ai pu faire dans le cas de David Kalubi. »

Un avis que partage Lynda Khelil, responsable de la mobilisation à la Ligue des droits et libertés. « Avec la nouvelle loi, si une situation similaire (à celle de David Kalubi) se produit, les policiers pourraient ne pas faire l’objet d’une plainte en déontologie et pourraient ne pas être cités à comparaître », fait-elle remarquer.

Si les plaignants tiers ne peuvent plus déposer de plainte au nom d’autrui, la nouvelle loi prévoit tout de même un mécanisme de signalement permettant à toute personne de saisir le commissaire au sujet de « la conduite d’un policier dans l’exercice de ses fonctions qui est susceptible de constituer un acte dérogatoire au Code de déontologie ».

Le problème ici, insiste Popovic, c’est que des plaignants tiers comme lui ne pourront plus bénéficier des privilèges accordés aux plaignants, comme le droit de suivre le déroulé d’une enquête, d’être informé des motifs du rejet d’une plainte ou même de demander la révision d’une décision devant une autre instance du Comité de déontologie policière. Cette obligation de reddition de comptes qui incombe au Comité devient facultative avec le mécanisme de signalement. « Donc, moins de transparence », observe Popovic

Contactée par La Converse, Me Mélanie Hillinger, la Commissaire à la déontologie policière, fait valoir qu’elle n’a plus le pouvoir de commenter le projet de loi 14 entré en vigueur le 5 octobre dernier, mais d’en assurer l’application. Toutefois, sa porte-parole, Me Michelle-Audrey Avoine, a tenu à apporter certaines clarifications au sujet des changements qu’entraîne la nouvelle loi. « L’objectif poursuivi tant par la plainte que par le signalement est le même, à savoir de permettre à toute personne de pouvoir porter une situation à la connaissance du Commissaire », précise-t-elle, avant d’ajouter : « Une plainte ou un signalement seront traités avec la même rigueur, selon le même cadre d’analyse et conformément aux mêmes valeurs organisationnelles (...). » Selon Me Michelle-Audrey Avoine, ce n’est qu’au niveau du suivi au signalant que les modalités pourront différer en raison du fait que le signalant n’aura pas été présent sur les lieux de l’événement ainsi que du souci de préserver la confidentialité d’informations de nature sensible.

Par ailleurs, le plaignant tiers aura droit aux mêmes informations que le plaignant direct, à l’exception des informations de nature sensible, qui pourraient toucher le policier concerné ou la personne impliquée dans l’événement, ou qui feraient état de tactiques d’intervention policière. Selon Me Avoine, « il ne s’agit pas ici de retirer des droits du fait que la personne change de statut (signalant plutôt que plaignant), mais davantage de préserver des renseignements qui ne sont pas d’ordre public ».

Un argument que relativise Me Virginie Lemire, avocate impliquée dans les affaires policières. Selon la juriste, la protection de la vie privée ne devrait pas être un prétexte pour justifier n’importe quoi. « Si, réellement, il y a des gens qui trouvent que leur vie privée est atteinte par ce système-là, il faut en parler, il faut le démontrer et donner des exemples », souligne-t-elle.

Quid des interventions policières problématiques où il n’y a pas de témoin pour porter plainte ? De quelle marge disposent les membres d’une famille n’ayant pas assisté à une intervention policière impliquant l’un des leurs ?

Lynda Khelil et Virginie Lemire affirment que leur marge de manœuvre est réduite. À moins d’être des témoins directs d’une intervention policière, elles doivent se contenter essentiellement du mécanisme de signalement. Et même dans un cas où il y a un témoin, il n’est pas certain que celui-ci portera plainte en déontologie policière s’il ne connaît pas ce mécanisme de plainte. « Il y a aussi beaucoup de personnes qui n’ont pas confiance dans le système de déontologie policière, rappelle Lynda Khelil. En fait, quand on parle du système de déontologie, on entend souvent des gens dire : “À quoi ça sert ?”, “Ça ne sert à rien !”, “C’est une machine à rejeter les plaintes !” »

Virginie Lemire ne dit pas autre chose, elle qui est souvent chargée d’affaires impliquant des policiers. Elle a observé un phénomène d’autocensure chez les témoins, surtout s’ils sont accusés au pénal à la suite d’une intervention policière. « Les personnes accusées, par exemple d’entrave et d’autres accusations lors d’une intervention policière, ne veulent pas porter plainte contre des policiers qui peuvent témoigner dans leur procès criminel tant qu’elles ne sont pas acquittées, explique la juriste. Et le délai à la déontologie est encore plus court ; c’est un an, c’est excessivement court. »

La proportion de plaintes de plaignants tiers qui se rendent devant le Comité de déontologie policière étant significative, comme nous le verrons plus bas, la juriste suggère de se pencher sur les raisons qui poussent les témoins directs à ne pas porter plainte.

Dans ces circonstances, le rôle des personnes n’ayant aucun lien direct avec l’intervention policière s’avère important. Lynda Khelil et Virginie Lemire insistent pour dire que les plaignants tiers permettent de mettre en lumière des situations et des événements qui, autrement, n’auraient pas été amenés à l’attention du Commissaire à la déontologie policière. Ils permettent de porter plainte quand la victime ne peut ou ne veut pas le faire. « En empêchant un tiers qui n’était pas présent lors d’une intervention policière de porter plainte, on s’empêche d’avoir le processus de plainte pour un événement où il y a eu un décès, une blessure grave ou une violation de droit », conclut Lynda Khelil.

Au sujet des familles des personnes impliquées dans une intervention policière problématique, Me Avoine rappelle qu’« il sera possible de prévoir des modalités particulières pour traiter un signalement qui serait effectué par un membre de la famille d’une personne ayant été impliquée dans une intervention policière ». Et d’ajouter : « En effet, le Commissaire est conscient que la sensibilité de cette personne par rapport aux événements est différente de celle d’une personne qui y est complètement étrangère. »

La plupart des personnes interviewées dans le cadre de cet article ne sont pas convaincues par les arguments du Commissaire. Circonspecte, Virginie Lemire attend de voir comment les choses vont se dérouler sur le terrain. Selon la juriste, « les policiers ont des pouvoirs extraordinaires dans la société ; il faut un organisme fort, qui est capable d’assurer une réflexion sur le travail policier et d’assurer l’imputabilité des policiers qui commettent des torts qui dépassent les limites ». La juriste estime qu’avec la nouvelle loi, « on va complètement dans une autre direction ».

De son côté, André Fontecilla estime lui aussi que le nouveau système « mine à la base le système de déontologie qui, à l’origine, avait été mis en place pour faire en sorte que le public ait une confiance plus grande dans les agissements des membres des corps policiers ». Le mécanisme de signalement, fait observer Virginie Lemire, n’offre pas de garantie suffisante en matière d’imputabilité et de transparence en raison de la discrétion totale qui entoure la gestion des signalements. « S’ils refusent de donner suite à une plainte, ils n’ont pas à donner de motifs et il n’y a pas de droit de révision. » Elle estime qu’« on s’achemine vers un système opaque ».

Elle prône le libre choix, autrement dit le retour à l’ancien système, qui permettait à chacun de s’adresser au Commissaire à la déontologie policière afin de formuler une plainte en raison de la conduite problématique d’un policier dans l’exercice de ses fonctions. Le système de signalement ne devrait pas se faire au détriment des témoins tiers. « Il faut donner le choix aux gens, insiste-t-elle. Quelqu’un qui est capable de soutenir un dossier, de le monter correctement, comme c’est clairement le cas pour un certain nombre des plaintes de plaignants tiers qui ont abouti à des sanctions devant le Comité, ne mérite pas qu’on lui retire ce droit. »

Des situations et des chiffres évocateurs

La juriste en veut pour preuve une étude de l’Université de Montréal qui compare les plaintes soumises au Commissaire par les témoins tiers et celles formulées par les témoins directs ou les personnes directement impliquées dans des événements impliquant des policiers.

Selon cette étude, les plaintes déposées par des plaignants tiers ont représenté 3,2 % de toutes les plaintes reçues par le Commissaire à la déontologie de 2015 à 2020. Malgré leur caractère ultraminoritaire, ces plaintes « sont celles qui ont parcouru le plus de chemin dans le processus déontologique », écrivent les auteurs de l’étude. Leur proportion est significative, puisqu’elles ont représenté 22,6 % des plaintes ayant mené à une décision du Comité de déontologie, et 27,9 % de celles ayant conduit à des sanctions. Preuve que « l’ancien système fonctionnait », fait observer Virginie Lemire, qui ne comprend toujours pas pourquoi il a été aboli. « Comment peut-on garder confiance en nos institutions si on prend ce genre de décision, qui n’est nullement soutenue par les chiffres ? » s’interroge-t-elle.

Un lobby policier puissant ?

Alexandre Popovic reste persuadé que le corps policier sort renforcé par le changement législatif qui vient d’être opéré. « C’est une importante victoire pour le lobby policier, qui se bat depuis plusieurs années pour affaiblir un système de déontologie policière qui est déjà faible, qui est déjà sous-financé », regrette-t-il.

Un argument que j’ai entendu lors de mes entretiens avec certains membres de la société civile et qui ne semble pas dénué de fondement. En effet, dans un mémoire qu’il a déposé en 2020 dans le cadre des consultations sur la réalité policière au Québec, le Commissaire à la déontologie policière observe que les plaintes des plaignants tiers ont suscité « énormément de controverse auprès des services de police et des associations représentant les intérêts des policiers ». Il relève que plusieurs estiment que cette situation « discrédite le système de déontologie policière ».

Tout en reconnaissant la nécessité de conserver la possibilité, pour un citoyen non impliqué, de dénoncer une situation qu’il considère comme étant problématique, et tout en reconnaissant également le fait que « ces plaintes sont utiles à la mission du Commissaire puisque ce dernier ne peut agir de sa propre initiative », le Commissaire a souhaité proposer « un nouveau modèle qui permettrait de répondre aux préoccupations exprimées » par les corps policiers.

Selon Lynda Khelil, la nouvelle loi est une réponse du ministre de la Sécurité publique, François Bonnardel, aux demandes formulées par le Commissaire à la déontologie policière de l’époque Marc-André Dowd et par le comité consultatif sur la réalité policière, qui a aussi repris les recommandations du Commissaire, ainsi qu’à celles des corps policiers et des associations qui représentent leurs intérêts.

Me Avoine a toutefois tenu à relativiser les choses. Elle explique ces changements en évoquant, entre autres, le respect des délais de traitement des plaintes. « Au cours des dernières années, certains éléments de conjoncture ont engendré des retards dans le traitement des plaintes et ainsi accentué la pression sur l’équipe du Commissaire » précise-t-elle, avant d’ajouter : « Les réflexions qui ont été faites dans le cadre des consultations sur la réalité policière ont pris en compte ces éléments, et les propositions qui en ont résulté visaient à rechercher le meilleur équilibre entre la réalisation de la mission et l’utilisation judicieuse des ressources disponibles. »

Mbombo Tshiteya, elle, reste persuadée que son expérience prouve que l’ancien système fonctionnait bien. La détermination dans les gestes, l’inquiétude dans le regard, elle se dit « déçue » par la nouvelle loi et estime qu’elle « n’aurait pas dû être adoptée ». Elle s’interroge : « M. Popovic est allé au secours des gens comme nous, qui ont été brimés et à qui on a arraché un être cher, et je me demande comment on peut passer une telle loi. Est-ce qu’on cherche à protéger des policiers véreux ? »

Au moment d’écrire ces lignes, le bureau de François Bonnardel n’avait toujours pas répondu aux sollicitations de La Converse.

L’actualité à travers le dialogue.
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