La disponibilité des aliments de différentes cultures dans les banques alimentaires
En ce dernier jour de novembre, aux alentours de 14 h, Mohamed* se tient devant l’épicerie Milano, dans la Petite Italie. De manière timide, il s’approche avec une demande pudique : « Salam, pourrais-tu m’aider ? » murmure-t-il, tendant un bout de papier, les yeux baissés.
Sur ce morceau de papier froissé se trouve une liste d’épicerie de base : du riz basmati, du lait, des œufs, du garam masala, des oignons, des poivrons, de la farine et de la viande.
En se dirigeant vers une banque alimentaire à proximité, il souligne : « Mais là-bas, ils n’ont ni riz ni viande halal. »
Le récit de Mohamed n’est malheureusement pas unique. Selon le Bilan de la faim 2023, près d’un quart des usagers des banques alimentaires sont des nouveaux arrivants de statuts divers : demandeurs d’asile, réfugiés, immigrants permanents ou temporaires.
La Converse s’est penchée sur la disponibilité des produits de différentes traditions culinaires dans les banques alimentaires et des solutions alternatives à moindre coût.
Le Centre d’entraide aux familles
Le vendredi 8 décembre vers 14 h, le Centre d’entraide aux familles (CEAF), à Rivière-des-Prairies–Pointe-aux-Trembles, se prépare en vue de l’ouverture du comptoir alimentaire hebdomadaire, dans une heure. Malgré le froid, une douzaine de personnes attendent déjà dehors.
La directrice, Yolette Café, nous accueille, un sourire aux lèvres, son manteau d’hiver fermé jusqu’en haut : « Comme vous pouvez le voir, la grande majorité de nos bénéficiaires sont des personnes issues de l’immigration, et les denrées que nous recevons ne reflètent pas leur diversité culinaire. Mais je ne peux pas aller chercher des aliments spécifiques, quand je ne suis même pas sûre qu’il y a des produits de base. »
À l’intérieur, la pièce est divisée grâce à des séparateurs. D’un côté se trouvent une trentaine de chaises soigneusement disposées qui créent un espace accueillant. De l’autre se déroule la préparation méticuleuse des paniers et des boîtes alimentaires. Les bénévoles forment deux équipes. Les plus agiles s’attellent au déchargement du camion rempli de cartons de denrées et transportent ceux-ci avec précaution jusqu’à la salle de réception.
La directrice place des concombres dans des boîtes : « Nous venons en aide à trois groupes principaux : les nouveaux arrivants – surtout les demandeurs d’asile –, les nouveaux pauvres et les aînés. »
« Veillez à ce qu’il reste suffisamment de nourriture pour préparer des boîtes d’urgence », rappelle d’une voix à la fois forte et tendre Yolette aux bénévoles qui déposent les boîtes terminées sur le sol.
Cette semaine, on trouve dans le panier hebdomadaire du CEAF quelques fruits et légumes, des lanières de poulet, une conserve de thon, une boîte de jus, des céréales Cheerios, du café instantané, un litre de lait 2 %, des chips, du pain de mie, une bière, du yaourt et des tranches de pain aux bananes.
« Nous recevons des livraisons de viande deux fois par mois, et aujourd’hui est le jour de distribution. Malheureusement, la viande halal est rarement incluse, ce qui signifie que notre clientèle musulmane ne peut pas bénéficier de cette offre », explique Yolette.
« La nourriture est aussi un moyen de se sentir chez soi »
Les portes du centre s’ouvrent dans une quinzaine de minutes, mais on laisse entrer quelques bénéficiaires, venus pour s’inscrire au panier de Noël, qui sera distribué le 19. L’équipe des bénévoles les accueille et leur offre du café chaud.
Ils parlent entre eux en créole et évoquent les recettes qu’ils essaieront de faire pour les fêtes s’ils reçoivent les produits appropriés, comme des patates douces, des courges, des bananes plantain et des haricots rouges et noirs.
Tout en les écoutant, Yolette nous explique : « Pour préparer ces recettes, il nous manque souvent des ingrédients, car les denrées alimentaires que nous recevons ne correspondent pas nécessairement à leurs traditions culinaires. Nous n’avons pas le pouvoir de sélectionner les articles qui se retrouvent dans nos paniers ; c’est Moisson Montréal qui nous les envoie. »
Contactée à cet effet, la responsable de l’approvisionnement de Moisson Montréal, Lissa Huneault, nous indique que, « comme nous [Moisson Montréal] acceptons les dons, je suis tributaire de ce que je reçois, par contre je fais un effort vraiment pour aller chercher le maximum de denrées qui peuvent plaire à toutes les communautés ».
Par exemple, l’organisme a mis « du riz dans les boîtes de Noël, sachant que cet ingrédient est culturellement accepté de tous et nécessaire aussi dans plusieurs cultures ».
« Effectivement, on y trouve du riz », constate Yolette en ouvrant l’une des boîtes de Moisson Montréal. « Les Haïtiens, les Syriens et les Pakistanais, par exemple, mangent beaucoup de riz, mais ce n’est pas le sac de 700 g que Moisson a mis qui va suffire à une famille avec des adolescents », estime-t-elle.
Elle poursuit en énumérant les produits : « Ils ont également ajouté des nouilles instantanées, des Chocomax, une boîte de jus, des biscuits, un paquet de macaroni et des boîtes de conserve, mais malheureusement, pas de légumes, pas de fruits ni de produits laitiers. Mon objectif est d’inclure au moins trois repas complets par panier.
Un peu déçue, la directrice avoue : « Nous avons environ 200 paniers de Noël à préparer et nous devons faire des achats pour les compléter. On voulait offrir aux gens de la dinde ou du poulet, mais où allons-nous trouver de l’argent ? »
À ce sujet, elle interpelle sa collègue, Caroline Audain, qui travaille bénévolement pour amasser des fonds. « Pour nos bénéficiaires, même s’ils ont des difficultés toute l’année, ils aiment se réunir en temps de fête autour d’un bon repas, mais ça va être difficile de joindre les deux bouts cette année », déplore Caroline, courtière immobilière de profession.
« Cette semaine, je me suis rendue dans une épicerie pour acheter davantage de riz, différents types de fèves et des pommes de terre pour notre clientèle, dont de nombreux membres sont d’origine haïtienne. Ils célèbrent Noël, le jour de l’An et une fête nationale au cours de cette période », reprend Yolette.
« C’est important d’avoir des gens qui décident de l’approvisionnement des communautés qu’ils servent, car ils comprennent l’importance de se retrouver autour d’un bon repas », commente Caroline.
Étant issue de l’immigration haïtienne, elle estime que c’est un effort nécessaire, car « la nourriture est aussi un moyen de se sentir chez soi ».
« J’aimerais tellement qu’il y ait plus de nourriture de notre culture »
Il est 15 h, les portes du centre sont ouvertes pour les usagers. Au bout de quelques minutes, la salle est bondée, et la file est aussi populaire, malgré le froid.
Parmi les premiers bénéficiaires du panier hebdomadaire, il y a Salma*. « Je suis au Québec depuis 18 ans, mais cette année, c’est la première fois que je fréquente une banque alimentaire. J’ai dû arrêter de travailler il y a six ans à cause d’une opération, et ma famille et moi vivions avec le salaire de mon mari. Tout allait bien, mais cette année a été très difficile, nous n’arrivons pas à maintenir le rythme. »
D’origine syrienne, Salma explique que ses enfants ne savent pas que leur famille fait partie des milliers de Québécois qui dépendent de l’aide alimentaire pour subvenir à leurs besoins. « Je n’ai plus vraiment le choix si je veux réduire les dépenses avec cette inflation insupportable. »
Par le biais de le CEAF, Salma et sa famille ont découvert beaucoup de nouveaux produits. « Par exemple, je n’avais jamais cuisiné avec du plantain avant cette année. Les gens ici sont gentils, ils nous expliquent comment faire », dit-elle en parlant des employés et des bénéficiaires.
En l’écoutant, Rania*, une maman algérienne de trois adolescents, intervient dans la conversation pour ajouter : « Tu sais ce que je voudrais vraiment manger ? Des figues du bled. Mais elles sont vraiment chères. Ça serait tellement bien s’ils en ramenaient un jour. »
Les deux femmes, presque à l’unisson, disent vouloir de la viande halal. « Honnêtement, nous n’en achetons plus souvent, dit Rania. Quand on en achète, ce n’est pas pour la déguster, mais pour parfumer nos repas. »
Puis, avançant dans la file, Laury*, une nouvelle arrivante haïtienne, s’arrête pour saluer Salma et Rania.
« Moi, j’habite à Montréal-Nord, mais je viens jusqu’ici parce que je sais qu’ils essaient de distribuer des aliments de chez nous. Ce n’est pas le cas dans les banques alimentaires proches de chez moi. Ici, l’équipe qui travaille nous ressemble. Je peux témoigner de leur générosité d’esprit. Ils ne refusent jamais personne. Ils trouvent toujours le moyen de donner quelque chose », nous dit-elle avant de rentrer dans la salle de réception.
Il est 15 h 45, la file s’étire toujours, le CEAF bourdonne des conversations des usagers, certains assis, mais la plupart debout. Les bénévoles continuent à confectionner des paniers hebdomadaires et à les distribuer aux clients. Yolette demande l’attention de tout le monde : « On organise un repas de Noël le 29, il y aura de la dinde ! Venez, on veut vous voir, on veut apprendre à vous connaître, on n’a jamais le temps de bien se parler. »
L’annonce terminée, les gens applaudissent, certains promettent de venir, et le brouhaha reprend de plus belle.
Carrefour Populaire de Saint-Michel
Toujours dans l’est de la ville, au Carrefour Populaire de Saint-Michel, la demande d’aide alimentaire est également élevée.
Dans la cuisine communautaire du Carrefour, l’équipe formée de membres du personnel et de bénévoles se réunit autour de la table, prête à partager un repas. Au menu aujourd’hui, du spaghetti à la viande halal, préparé par la cuisinière, qui veille aux repas communautaires.
La coordonnatrice, Mame Bigué Dieng, mentionne qu’il manque encore des aliments pour compléter les boîtes de Noël. Elle explique qu’elle achète aussi des provisions pour diversifier les produits offerts aux bénéficiaires, par exemple de la viande halal.
« Ce qui est bien ici, c’est qu’on a Ma boîte à provisions, qui nous permet d’avoir de meilleurs prix et de chercher des produits qui ressemblent à notre clientèle. Regarde, on cuisine avec de la viande halal pour nos bénévoles. »
« Par exemple, durant l’Aïd, on achète de la viande halal pour les Musulmans et du couscous de taille moyenne qui convient aux habitudes culinaires maghrébines », souligne la coordonnatrice.
Ma boîte à provisions : un marché pour tous
Plus de bénévoles se joignent à la tablée, ils viennent tout juste de finir la confection des paniers de Ma boîte à provisions.
En 2011, un groupe de résidents engagés de Saint-Michel a uni ses forces pour mettre en œuvre une idée novatrice : « En achetant en plus grande quantité, en faisant nos courses ensemble, on pourrait peut-être réduire le coût de nos épiceries. »
Plus d’une décennie plus tard, ce groupe d’achat est devenu Ma boîte à provisions. « Au départ, nous avions une dizaine de produits provenant d’un seul fournisseur. Maintenant, nous proposons près de 400 articles distribués par une variété de fournisseurs différents », raconte Yitong Chen, l’agente de développement de Ma boîte à provisions.
Désormais, Ma Boîte à provisions propose bimensuellement une sélection abordable d’aliments frais, variés et locaux. La livraison gratuite est même offerte dans le quartier aux aînés et aux personnes à mobilité réduite.
« Malheureusement, pour l’instant, nous ne pouvons pas étendre la livraison à tout le monde, car notre livreur est également le concierge, et nous cherchons à alléger ses responsabilités. Cependant, comme nous sommes un marché communautaire, tout le monde est invité à passer commande chez nous et à bénéficier de nos bons prix ; ce n’est pas seulement pour les résidents du quartier », précise-t-elle.
« Le quartier Saint-Michel est très multiculturel, attirant des usagers de divers horizons. Pour notre service d’aide alimentaire avec les paniers mensuels, le choix des produits n’est pas toujours possible. Cette année, malgré une forte demande, nous avons reçu de la viande halal seulement deux fois, et à des moments aléatoires. »
Yitong nous conduit dans la salle de stockage. Sur les étagères, les produits varient. Nous trouvons diverses épices, allant du cumin à des mélanges d’épices afro-créoles, différents types de riz, diverses fèves, toutes sortes de noix, etc.
« Avec Ma boîte à provisions, nous essayons de répondre aux demandes des différentes communautés. Par exemple, la communauté haïtienne a exprimé un grand besoin de différents types de haricots. De même, la communauté latino nous a fait part de son besoin récurrent de farine de maïs. Et c’est également le cas pour la communauté maghrébine, qui nous a demandé de la semoule de blé. »
« Notre équipe est diversifiée, des membres du personnel aux bénévoles. Cela signifie que nous comprenons les habitudes culinaires de nos communautés et pouvons sélectionner les bons ingrédients. Prenez le couscous, par exemple ; nous proposons un seul type, mais c’est parce que la communauté maghrébine, qui en est la principale utilisatrice parmi notre clientèle, préfère des grains de taille moyenne. On ajoute des produits en fonction des demandes de la communauté. »
Mais comment réussissent-ils à avoir un bon prix ?
« Notre équipe se compose de moi, Kathleen Phaëton, et de Mame Bigué Dieng. On s’engage activement dans la négociation des prix avec les fournisseurs. Comme nous sommes une initiative communautaire, on ne cherche pas à faire de profits, et on court circuite les intermédiaires comme les grandes surfaces. On va chercher de meilleurs prix. »
Malgré leurs efforts, Yitong doit reconnaître que l’inflation l’emporte sur son talent de négociatrice. « On ne peut plus offrir de produits aussi simples que la mayonnaise, le rapport quantité-prix est trop défavorable. »
Kathleen Phaëton, la coordonnatrice de la sécurité alimentaire du Carrefour, nous explique le rôle de la collaboration dans le succès de Ma boîte à provisions.
« Grâce au financement Projet impact collectif avec Centraide, on peut faire plusieurs projets dans notre quartier. »
« Dans les produits proposés par Ma boîte à provisions, nous intégrons un volet dédié à la transformation alimentaire. Ainsi, non seulement nous utilisons des restes non vendus pour préparer des repas, mais nous avons également des partenaires comme les Jumeleurs et Mon Resto Saint-Michel, qui préparent des repas congelés de qualité à des prix abordables, allant de 3,85 $ à 5,50 $. »
De plus, Ma boîte à provisions a aussi un volet de production avec l’agriculture urbaine. « Nous recevons plusieurs aliments du Jardin des Patriotes et de la serre de l’école secondaire Louis-Joseph-Papineau. Par exemple, les aliments que nous vendons viennent directement de la récolte de l’automne dans le jardin. Mes collègues qui s’occupent du jardin ont commencé à planter des espèces exotiques comme de l’hibiscus. Ce n’est pas encore un produit qu’on vend, mais on va sûrement en avoir l’année prochaine, comme on le fait avec les aromates. »
« Notre circuit-court d’approvisionnement et de transformation alimentaire s’ancre pleinement dans le quartier Saint-Michel, favorisant une connexion directe entre producteurs locaux et consommateurs, tout en encourageant une démarche durable », conclut Kathleen Phaëton.
De plus, La Converse a effectué des analyses comparatives de factures de supermarchés et de Ma boîte à provisions. À l’exception de quelques produits, Ma boîte à provisions parvient à réduire le coût total de la facture d’épicerie.
Décembre tire à sa fin, et la nouvelle année promet de nouveaux défis. Selon les deux banques alimentaires, des cas comme celui de Mohamed vont aller en augmentant, surtout avec l’inflation accablante. Les banques alimentaires cherchent à s’adapter aux besoins de leur clientèle et surtout à leur culture culinaire, mais pour cela, il est nécessaire de leur fournir des moyens qui soient à la hauteur. Entre-temps, le Carrefour Populaire de Saint-Michel sera fermé pour permettre à l’équipe de se reposer et de reprendre des forces. Le Centre d’entraide aux familles demeure ouvert, même durant la période des Fêtes.
*Nous avons modifié son prénom pour des raisons de sécur