Pourquoi on ne se parle pas ?
Le 20 septembre dernier, des manifestations pour et contre l’éducation de genre à l’école ont donné lieu à un affrontement dans les rues de Montréal.
Puis, du 7 au 25 octobre, la ville est devenue le théâtre d’une cinquantaine d’actes haineux liés à la guerre à Gaza. Des événements malheureux, comme l’attaque contre une Montréalaise en raison de son soutien à la cause palestinienne et l’attaque d’un centre juif au cocktail Molotov, sont venus nous rappeler l’augmentation inexorable de la violence.
Face à cette violence et à la polarisation des débats publics, La Converse a consulté deux spécialistes, l’un de la radicalisation et l’autre de la médiation interculturelle.
Ces deux professionnels partagent une conviction : le dialogue demeure le remède essentiel pour émerger de ce climat délétère.
Qui se radicalise, et pourquoi ?
Louis Audet-Gosselin est le directeur scientifique et stratégique du Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence (CPRMV). Cet organisme est un centre de recherche qui offre aussi des services éducatifs sur la radicalisation, l’accompagnement et l’intervention psychologique à la population montréalaise et québécoise.
Définition
« Lorsque nous parlons de radicalisation, nous faisons principalement référence à une identification très forte à un groupe exclusif qui se perçoit en opposition violente à d’autres groupes de la société », commence le directeur.
« Cela signifie qu’on ne peut plus entendre les points de vue des autres, ce qui conduit à une forme de déshumanisation de l’autre et à la légitimation de la violence, souvent au détriment des principes démocratiques. » Selon lui, ce phénomène peut se produire chez n’importe quel regroupement politique.
Marginalisation
Plusieurs facteurs de vulnérabilité poussent certains individus, marqués par un sentiment de marginalisation et d’exclusion sociale, à emprunter le chemin de la radicalisation.
« Que ce soit une réalité objective ou une perception biaisée, beaucoup de personnes se sentent exclues et visées, estimant qu’elles n’ont pas le droit d’exprimer des avis controversés, de douter ou même de formuler des critiques sans être stigmatisées. »
Il évoque l’exemple d’adolescents tombés sous l’emprise de l’influenceur masculiniste Andrew Tate. « Ces derniers se tournent vers la misogynie parce qu’ils se sentent exclus et socialement dévalorisés. »
Il explique également que le sentiment de marginalisation renforce la perception d’injustice, du « deux poids, deux mesures ».
En ligne
« Il y a une surreprésentation des individus vivant principalement dans le monde virtuel parmi ceux qui commettent des actes violents au nom d’une idéologie. Il y a une déconnexion assez extrême par rapport à la société réelle. »
Le chercheur note que la majorité des personnes qui se radicalisent ont souvent un cercle social relativement homogène et peu diversifié. « En ligne, nous ne sommes plus nécessairement dans une société où nous devons composer avec diverses personnes, y compris celles qui nous agacent, ou même celles que nous apprécions malgré nos différences pour certaines raisons. Tout cela disparaît. Il devient de plus en plus courant de s’enfermer dans des bulles où les gens partagent nos opinions. »
L’écran crée également une distance par rapport aux conversations en face-à-face, où l’humanisation de l’autre est plus probable. « Dans le monde virtuel, il est plus facile de déshumaniser ceux qui ne partagent pas nos opinions – ce qui favorise la polarisation et la violence. »
Les réseaux sociaux jouent également un rôle significatif à cet égard. « La vitesse de diffusion de l’information sur ces plateformes alimente la polarisation. Les réactions instantanées ne laissent pas le temps de vérifier l’information ou de considérer différentes perspectives, ce qui entraîne une escalade rapide des tensions. Et puis, les algorithmes peuvent aussi pousser les utilisateurs vers des contenus de plus en plus extrêmes. »
Un problème structurel
Le Dr Audet-Gosselin souligne que la responsabilité de la radicalisation ne peut être attribuée uniquement aux personnes concernées. Il souligne le rôle de certains discours politiques, médiatiques et sociaux facilitent la radicalisation.
« Dans les délibérations publiques, les débats se polarisent rapidement autour de solutions radicales ou clairement à l’encontre de l’autre partie, écartant ainsi toutes les positions qui ne se situent pas aux extrêmes. Cette tendance à voir toute différence comme une opposition étouffe les nuances et renforce les biais cognitifs courants. »
L’urgence du dialogue
Dans la société actuelle, « on est vraiment dans l’urgence des espaces du dialogue », déclare-t-il.
Le directeur scientifique et stratégique estime qu’au Québec, on tend en effet à instaurer des dialogues de manière précipitée, souvent en réaction aux situations de crise. « Notamment dans les milieux scolaires, où les enseignants sont accablés. Le dialogue n’est pas la priorité lorsqu’on prend en compte le niveau de stress auquel ils font face. »
Le même constat vaut pour les organismes communautaires : « Ils sont sous-financés », estime le Dr Audet-Gosselin.
« Publiquement, il n’y a plus d’espace pour exprimer des doutes sans être diabolisé. Ce manque de dialogue fait en sorte que, lorsque des personnes cherchent un lieu pour s’exprimer, elles finissent par tomber sur des groupes extrémistes. »
« La majorité des gens ne sont probablement pas aussi tranchés dans leur point de vue initial. Par contre, il y a vraiment des noyaux de personnes qui vont exploiter des crises à des fins extrémistes, car elles ont des intentions haineuses. Ces groupes organisés sont prêts à fournir des réponses toutes faites et à organiser des manifestations pour rassembler toutes ces personnes. »
Puis, le dialogue a un grand objectif : humaniser. « Donc, il faut y aller avec bienveillance, sans jugement et avec l’intention de comprendre – et non de convaincre. »
Il donne par ailleurs comme conseil aux personnes témoins d’un processus de radicalisation de consulter le site web du CPRMV et d’utiliser les ressources qu’offre l’organisme.
« On ne peut aider que ceux qui sont ouverts à recevoir de l’aide. C’est pourquoi le rôle des témoins est crucial. Si vous voyez une personne qui suit un processus de radicalisation, contactez-nous pour qu’on puisse vous accompagner de façon sécuritaire et soutenir aussi les personnes en voie de radicalisation. »
Le dialogue, c’est quoi exactement ?
Pour savoir comment parvenir à établir un dialogue, nous avons consulté Michèle Vatz Laaroussi, professeure de l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke. Elle a joué un rôle essentiel dans la conception et la mise en place du programme de maîtrise en médiation interculturelle dans cette institution d'enseignement.
Dans le Guide d’accompagnement pour une recherche action-médiation, la chercheuse et ses pairs mettent en lumière le fait que « le dialogue n’est pas un débat contradictoire, un discours à sens unique, une argumentation ou une quête de vérité ».
« Il s’agit plutôt d’un échange de paroles, d’idées, de convictions, ancré dans la reconnaissance de l’autre et de sa différence. Il s’agit d’une co-création. »
L’initiative du dialogue survient à la suite de la prise de conscience que la polarisation nuit à tous – aux personnes d’un camp comme à celles de l’autre, ou plus simplement aux individus au sein de la société.
Les conditions du dialogue
Des petits groupes
- « Le dialogue n’est généralement envisageable qu’au sein de petits groupes, surtout en période de conflit et de grandes tensions », souligne la travailleuse sociale. Elle cite les manifestations et les contre-manifestations comme des exemples de situations peu propices au dialogue.
« Dans les moments où nous sommes en confrontation, nous sommes rarement capables d’abandonner notre propre position et de sortir de nos propres émotions pour écouter l’autre. Cependant, il est possible d’organiser des dialogues après une manifestation, ou même avant, afin de réduire le plus possible les dégâts pendant ces événements. »
- « Les personnes qu’on approche pour participer au dialogue sont généralement celles qui ne sont pas fortement polarisées et qui se situent plus près du centre », précise-t-elle. « Ces individus jouent un rôle majeur, car après le dialogue, ils peuvent explorer d’autres positions et faciliter des discussions avec leurs pairs au sein de leur propre groupe. »
Besoin d’une tierce personne
- « Qu’il s’agisse d’alliés, d’organisations facilitatrices ou de médiateurs professionnels, la présence d’une tierce partie est cruciale, car elle permet d’éviter de tomber dans le débat et d’engager un véritable dialogue », ajoute Mme Vatz Laaroussi.
- « Ça peut sembler évident, mais les médiateurs doivent rester impartiaux, tout en assurant le respect de chaque individu. Ils sont des guides pour les participants et les orientent vers une communication non violente », insiste-t-elle.
Un climat convivial et un environnement sécuritaire
- « La création d’une atmosphère conviviale est essentielle. » Pour favoriser le développement informel de connexions individuelles, la professeure Vatz Laaroussi recommande « le partage d’un repas ou d’une collation » ou « que chaque groupe apporte sa propre contribution ». L’expression artistique est aussi un bon moyen.
- « Un environnement sécuritaire se caractérise par la reconnaissance de la diversité de la société, honorant chaque individu dans sa richesse d’identité. » Cela requiert aussi la mise en place de règles favorisant une communication non violente. « Par exemple, il faut s’exprimer au “je" plutôt que de parler au nom de l’autre partie. C’est essentiel pour maintenir une communication respectueuse, sincère et profonde. »
- Puis, « [les médiateurs] doivent être… attentifs aux propos qui peuvent être injurieux, racistes ou blessants afin de les reprendre rapidement et de ne pas laisser les rapports de pouvoir et les inégalités se reproduire durant la médiation. »
- « Il faut penser à un lieu de rencontre, à égale distance pour tout le monde, et qui accommode les participants en termes d’accessibilité. »
La pre-médiation
- Il ne suffit pas de réunir des parties qui s’opposent dans un dialogue. La professeure explique qu’une tierce partie doit d’abord rencontrer ces groupes séparément, dans le cadre d’une préparation. « C’est ce qu’on appelle une pré-méditation. »
Elle insiste sur l’importance de cette étape, car celle-ci permet aux membres de chacun des groupes de s’exprimer en toute liberté avec des individus partageant leur idéologie.
« Cela crée un espace de sécurité culturelle, où chacun se sent à l’aise au sein de son propre groupe. Ça permet aux participants de s’exprimer sans retenue, parfois de manière forte, voire violente, mais dans un climat de confiance mutuelle, sans jugement », ajoute-t-elle.
Au cours de cette étape, le conflit peut être mis sur la table et être analysé sous d’autres angles.
Lors de la médiation « Les féminismes en dialogue »*, les organisateurs ont préparé plusieurs exercices pour avancer vers le dialogue. L’un d’eux porte sur l’auto-définition, une démarche qui, pour beaucoup, constitue « une première réflexion sur la question “Qui sommes-nous ?”, sans être catégorisés par autrui ».
L’exercice « Je nous vois, je les vois, ils-elles [iels] me voient » invite quant à lui chaque personne à exprimer ses impressions sur son propre groupe ainsi que sur un groupe qu’il perçoit comme étant éloigné. Cette réflexion vise à traiter des tensions et incite les participants à partager leurs expériences et leurs préjugés.
- Le rôle d’une tierce partie est d’aider les participants à déconstruire les préjugés et leurs origines, tout en humanisant les deux parties. « Ce qui fait conflit, le plus souvent, ce sont des préjugés, de l’incompréhension, de l’ignorance mutuelle et beaucoup de malentendus, fait remarquer la professeure. Avant d’entrer en dialogue et de rencontrer l’autre côté, il faut faire reconnaître tout cela. »
Le temps
- Le facteur temps revêt aussi une grande importance dans la réussite d’un dialogue. « Il faut accorder le temps nécessaire à chaque étape, soit la pré-méditation et la rencontre pour le dialogue. »
Durant la médiation « Les féminismes en dialogue », la séance de pré-méditation a duré de 2 heures 30 à 3 heures. Puis, les rencontres du dialogue se sont échelonnées sur deux jours, avec une planification de la journée ayant permis d’aborder le conflit de plusieurs manières.
« Il faut du temps pour que les changements s’opèrent, pour parvenir à souhaiter un dialogue, pour cultiver une ouverture d’esprit et pour s’interroger sur soi-même. Plutôt que de s’imposer une échéance rigide, il est plus judicieux d’adopter un rythme personnel et de s’adapter à celui de son interlocuteur dans le dialogue. »
Comment se préparer au dialogue
Personne ne détient la vérité, mais une vérité
- Selon la professeure, pour amorcer un dialogue, il est nécessaire de commencer par se décentrer. « Il faut tout d’abord reconnaître que nous percevons le monde à travers des lunettes, que celles-ci soient culturelles, sociales, économiques ou autre, explique-t-elle. Nous n’avons pas la vérité absolue, mais au mieux, nous avons une partie de notre vérité. »
Cette décentration ne se fera pas d’un coup, mais plutôt de manière progressive. Comme première étape vers l’ouverture, on peut amorcer la médiation en se mettant en contact avec des productions culturelles et artistiques. « Que ce soit la lecture d’un roman, le visionnage d’un film ou l’écoute de musique, peu importe le type d’art qui résonne en vous, c’est un moyen d’élargir votre horizon en explorant les dimensions émotionnelles d’autrui. »
Revoir ses attentes
- « Le fait que nous soyons prêt à dialoguer ne signifie pas que l’autre le soit également. Si nous nous précipitons trop tôt, cela ne fonctionnera pas, et cela ne fera qu’accroître notre frustration mutuelle », explique-t-elle.
Il est essentiel d’attendre que l’autre se joigne à nous, car nous n’avons pas tous le même rythme. « Les gens finissent par se retrouver, mais cela nécessite du temps. Le temps pour trouver les mots justes, pour éviter de causer des blessures. »
« On dialogue »
- L’élément clé, ici, est de partager ses émotions, car c’est ainsi que naît l’empathie. Il s’agit de sortir de l’approche de la persuasion à tout prix et d’amener plutôt les gens à ne pas juger, à être vulnérables.
« Cela signifie qu’on ne cherche pas à blesser l’autre ; on ne veut pas non plus être blessé. Il s’agit de créer une situation où le respect mutuel permette de s’exprimer sincèrement et de comprendre ce que l’autre ressent ou dit. »
À l’aide des alliés, on peut vraiment dépasser le jugement pour aborder les émotions sous-jacentes. « Qu’est-ce qui nous fait peur ? Qu’est-ce qui nous tracasse ? Qu’est-ce qui nous blesse ? Qu’est-ce qui nous préoccupe ? C’est en explorant ces aspects émotionnels qu’on peut espérer créer un véritable dialogue et comprendre les perspectives de chacun. »
Mme Vatz Laaroussi propose d’ailleurs un exercice d’expression artistique recourant à la formule de la correspondance et dans le cadre duquel chaque individu est invité à écrire une lettre à une personne du groupe opposé.
Dans le Guide d’accompagnement pour une recherche action-médiation, elle établit un plan pour ce type de lettre : « 1. Se présenter ; 2. Expliquer en quoi on ressent de l’incompréhension, des tensions ou des conflits dans la relation ; 3. Exprimer ses émotions concernant ces tensions et conflits ; 4. Conclure en proposant des stratégies possibles pour rapprocher les parties. »
« L’écriture apporte un changement significatif à notre expression, par rapport à une communication orale. Les émotions, notamment la colère, s’expriment différemment, et la réflexion sur les mots employés dans l’écriture prend une place centrale », explique-t-elle.
L’objectif est de réaliser que « nous partageons les mêmes émotions, pour pouvoir créer de d’empathie ».
« L’empathie ne consiste pas à dire “J’aime l’autre” ou “L’autre a raison sur tous les points”, mais à reconnaître que je peux comprendre les émotions de l’autre. »
« C’est évident qu’on ne peut pas toujours arriver à l’empathie. Cependant, même en son absence, l’expression des émotions peut au moins aboutir à une écoute et au respect de ce que l’autre a à dire. »
Nous sommes capables d’autre chose que de violence
Dans le contexte politique actuel, qui est de plus en plus polarisé et sombre, Michèle Vatz Laaroussi, comme Louis Audet-Gosselin, est convaincue que « nous devons continuer à croire en la possibilité du dialogue ». « Il est essentiel de maintenir notre foi en notre capacité à choisir des alternatives à la destruction, à l’agression et à la violence », ajoute-t-elle.
En songeant à la situation mondiale qui prévaut aujourd’hui, la professeure souligne ce qui suit : « Nous vivons dans un monde où la violence semble se propager, où les conflits augmentent. C’est donc le moment propice pour promouvoir et amorcer des dialogues. Il ne faut pas avoir peur de vouloir changer les choses, même si c’est juste à petite échelle. »