« Les enfants qui ont migré sans en avoir fait le choix » : C’est ainsi que Rimel Mehleb, Sabrina Zennia et Bouchera Belhadj ont défini la génération 1.5, leur génération. Une population invisible et muette que les trois femmes arrivées d’Algérie quand elles étaient enfants ou adolescentes ont voulu faire parler en créant un balado éponyme, dévoilé le 12 juillet dernier. Leur projet met en lumière la vie et les défis de ces déracinés livrés à eux-mêmes.
À l’occasion de la Journée internationale de la jeunesse, il semble crucial de parler de cette génération d’immigrés passée à la trappe.
« J’ai migré avec mes parents quand j’avais 14 ans. C’était en mars 2002 », raconte Andres Larrea. Son père a très vite décidé qu’il voulait partir. « Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour me préparer », dit-il Andres pour signifier le choc et la rupture qu’il était sur le point de vivre. Sa famille et lui sont passés par les États-Unis avant de traverser la frontière à pied et demander l’asile au Canada. Après un passage au YMCA, ils se sont installés à Montréal-Nord et ont obtenu leur résidence permanente trois ans plus tard.
Andres était la seule personne de sa famille à parler anglais, et a ainsi dû aider ses parents à effectuer toutes les démarches administratives. Il raconte que cela a créé un changement de dynamique dans ma famille : « J’ai dû prendre des responsabilités et devenir un membre actif de la famille. C’était beaucoup de stress ». Il lui incombait d’informer sa famille à propos du système québécois et surtout être le témoin direct des difficultés de ses parents.
Andres fait partie de la génération 1.5. Ce terme a été introduit par le sociologue cubano-américain Rubén G. Rumbaut dans les années 60. Habituellement, on parle de première, de deuxième voire de troisième génération d’immigration pour désigner respectivement les immigrés qui ont eux-mêmes migré, les enfants et les petits-enfants de ces immigrés.
La génération 1.5, ce sont les enfants et adolescents qui sont nés à l’étranger et ont quitté leur pays avec leur famille pour s’installer ailleurs. Ils ont donc vécu à la fois dans les deux pays d’origine et d’accueil et possèdent souvent les deux nationalités. Déracinés, ils sont en réalité coincés entre les deux cultures, ceux qui sont Québécois sans l’être tout à fait et Péruvien, Algérien ou Sénégalais sans complètement avoir les mêmes codes.
Pressions
Comme tant d’autres, la famille d’Andres a migré pour offrir aux enfants un meilleur avenir, des études de qualité, une liberté d’être, une sécurité. Parce qu’il parlait anglais, Andres a vécu de plein fouet les difficultés de sa famille. « Tu vois le sacrifice et le déclassement, c’est très concret. Tu sais ce qu’ils ont perdu », témoigne Sabrina Zennia lors d’une rencontre avec les autres créatrices du balado au café Colibri, rue Beaubien, un café multiculturel qui est devenu le lieu de rencontre de beaucoup de communautés.
C’est sans oublier la pression à réussir sa vie, comme si les enfants portaient le poids du succès. Face à ces attentes, l’enfant 1.5 doit se frayer une place dans la société d’accueil, parfois en contradiction avec la culture d’origine. « C’est comme si la famille nous disait “sois meilleur que les Québécois, mais reste comme nous ‘», soupire Rimel. Chaque famille possède sa propre dynamique : certaines familles décident de maintenir un lien fort avec le pays d’origine, les valeurs et les pratiques, quand d’autres préféreront la mettre de côté pour s’assimiler.
Gravir une montagne à chaque fois
Pour les 1.5, les difficultés ne s’arrêtent pas à la famille et à ces dualités. À commencer par le départ et l’arrivée. Pour les adultes qui choisissent de migrer comme pour les enfants qui subissent, le départ reste une rupture habitée par le doute, la peur et l’incompréhension. C’est une perte de repères totale et il faut tout réapprendre : comment dire bonjour, comment s’habiller, les gestes du quotidien, le snack préparé pour 10 h, la langue qu’il faut apprendre à parler, lire et écrire, les noms si familiers et réconfortants pour certains, mais angoissants pour d’autres, etc. « C’est comme si on devait gravir une montagne à chaque fois », verbalise Alilou, arrivé d’Algérie à 12 ans, dans le deuxième épisode du balado.
« Parmi les défis, il y a d’abord l’intégration scolaire, la francisation, qui est un gros morceau, mais aussi la création d’un cercle social », énumère Marina Doucerain, professeure en psychologie sociale et culturelle et appartenant elle-même à la génération 1.5. « J’ai passé presque un an sans être scolarisé et je ne connaissais personne », raconte Andres qui s’est senti très isolé à son arrivée. « Et avec le stress que vivait ma famille, je ne me sentais pas alaise de faire une crise d’adolescence », explique-t-il.
Et puis, il y a les discriminations ou tout simplement le fait d’être constamment différencié, et de se faire demander d’où l’on vient. « Je suis arrivé au moment des premiers accommodements raisonnables. J’ai toujours vécu dans un Québec où l’immigration est représentée comme une menace », partage le jeune homme.
Un non-dit peu documenté
Rimel Mehleb, Sabrina Zennia et Bouchera Belhadj regrettent que le ressenti des enfants ne soit pas pris en compte. Parce que la migration a été réalisée pour l’avenir et le bien-être des enfants, il est courant de partir du principe qu’ils sont chanceux d’être au Canada et qu’ils vont s’adapter rapidement. Le terme génération 1,5 est d’ailleurs très méconnu et cette population demeure peu étudiée ou du moins peu rendue visible.
Un constat que la psychologue Marina Doucerain partage, même si elle ne saurait en déterminer la cause. Quoi qu’il en soit, personne n’en parle, pas même les premiers concernés. « Personne ne parle de ça et ce n’est pas juste une coïncidence. Il y a beaucoup de honte, de culpabilité, de secret, un manque d’espace autour du sujet », déclare Rimel Mehleb.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Bouchera, Rimel et Sabrina ont créé leur balado : « Au début, on a commencé cela pour nous. On voulait documenter et ouvrir la conversation sur le sujet et que ça parle aux gens ». Peu à peu, ce projet intime a pris de l’ampleur, déliant les langues, créant des liens entre ces multitudes d’expériences de migration.
Livrés à eux-mêmes
La génération 1.5 se sent délaissée, livrée à elle-même pour comprendre son nouvel environnement et faire le deuil de celui qu’elle a laissé. Face au vide de soutien, à l’absence d’aide, de repères ou de modèles, les jeunes de la génération 1.5 bricolent. Certains maintiennent un lien fort avec la culture d’origine, via la nourriture, la musique, les allers-retours au pays, la politique, la religion ou encore la communauté. C’est le cas de Rimel, qui s’est retranchée dans sa communauté algérienne après le débat autour de la Charte des valeurs et la crispation du débat sur la laïcité et l’immigration.
Pour Andres, après avoir voulu être « plus blanc que blanc », il met désormais un point d’honneur à garder une « continuité culturelle et culinaire surtout ». « La langue est très importante pour moi, je n’imagine pas de ne pas l’enseigner à mes enfants par exemple, ce serait terrible », poursuit le jeune homme. Aujourd’hui chercheur en sciences de l’environnement et très engagé politiquement, Andres vit entre le Québec et l’Amérique du Sud, et le Québec. « Ça m’aide à ne pas me sentir étranger dans mon pays et de rattraper tout le slang! », rit-il.
Du point de vue de la psychologue Marina Doucerain, ce bricolage pourrait refléter « l’échec de la société ». « Il y a du bon, car il faut bien qu’ils tissent des liens. Mais c’est un problème si ces liens se font par dépit, parce qu’il n’y a rien d’autre pour eux », estime-t-elle.
Sous le radar du gouvernement
Lors de notre rencontre au café Colibri, Rimel, Bouchera et Sabrina dénoncent ce délaissement. « Il y a beaucoup de petites initiatives, mais elles sont disparates et pas coordonnées. Il n’y a pas de plan du gouvernement », regrette Sabrina Zennia.
Stephan Reichhold, directeur de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI), abonde dans ce sens : « Avant, les services aux jeunes étaient seulement destinés aux réfugiés et aux jeunes immigrants de 12 ans et moins. Le ministère de l’Immigration ne se sentait pas concerné et expliquait que cela devait relever du ministère de l’Éducation ». Les services à la petite-enfance existaient, mais les 12-18 ans passaient sous le radar.
Il explique qu’il y a eu un revirement depuis deux ans. Dans la foulée des investissements massifs du gouvernement de la Coalition Avenir Québec (CAQ), les services aux jeunes sont devenus une priorité, selon M. Reichhold. « Les organismes sont nombreux à avoir embauché un intervenant communautaire interculturel (ICI) jeunes. Il y a des collaborations avec les commissions scolaires », énumère-t-il. « On n’est quand même pas sortis du bois, il y a encore beaucoup d’efforts à faire, surtout pour ceux ayant un statut précaire, les travailleurs temporaires, les étudiants étrangers ou les demandeurs d’asile », rappelle Stephan Reichhold.
Contactés par courriel, le ministère de l’Immigration explique avoir embauché 55 intervenants pour la jeunesse, le milieu scolaire et la petite enfance dans 20 organismes communautaires du Québec. « Les ICI favorisent la valorisation de chaque jeune, la rencontre de l’autre, la résolution de conflit, le sentiment d’appartenance et la découverte des activités dans les milieux », précise Arianne Méthot, responsable des communications du ministère. Elle précise aussi que ces intervenants proposent du soutien interculturel pour « favoriser le dialogue et réduire les incompréhensions ».
Plus de ressources
Des efforts à instaurer dès la classe d’accueil, qu’a fréquenté Andres. « Tu te rends compte que c’est la dernière priorité du gouvernement, quand tu regardes les ressources », regrette-t-il. Le jeune homme trouve que les enseignants devraient être davantage épaulés. « Les professeurs doivent à la fois enseigner le français, mais aussi le fonctionnement de la société québécoise. C’est beaucoup ! », déclare-t-il.
De son côté, Marina Doucerain estime que les jeunes, notamment préados et adolescents, devraient être accompagnés dans la construction de leur identité « entre-deux ». « Il devrait y avoir une intervention ou un programme pour les aider à créer leur identité narrative », explique-t-elle. L’identité narrative, c’est l’histoire que chacun raconte sur soi, c’est la narration qui fait du sens. « Pour les parents, elle est plus simple, car ils sont acteurs de la migration, ils l’ont choisie. Mais pour les ados, pour qui c’est déjà compliqué, c’est tout un champ de ruines à rebâtir ! », détaille la psychologue.
Des idées qui répondraient aux témoignages des enfants de la génération 1.5 récoltés par Bouchera, Rimel et Sabrina. Elles expliquent avoir eu le sentiment d’être une main-d’œuvre, comme leurs parents, des travailleuses qui seront bénéfiques à l’économie québécoise. « Le côté humain de la migration est mis en sourdine. Et même quand il y a des initiatives, elles ne vont pas au fond des choses », assènent-elles. En ouvrant la conversation sur leur génération, elles ramènent l’identité et la culture au cœur des débats et rappellent ainsi que « l’intégration est vitale et n’est pas juste un caprice ».