Briser le silence et réclamer sa place dans les médias quand on est une femme noire
« C’est dangereux d’être une femme noire avec une opinion dans les médias », déclarait Emilie Nicolas, lauréate du prix dans la catégorie Rédacteur(trice) d’opinion de l’année du Gala Dynastie, le 21 avril dernier.
Si la Soirée Médias du Gala Dynastie a mis à l’honneur les femmes, elle a également été l’occasion de souligner les défis que ces dernières rencontrent dans cette sphère. Des journalistes, chroniqueuses et animatrices de télévision comme Kharoll-Ann Souffrant, Sophie Fouron, Anne-Lovely Étienne et Malia Kounkou se sont confiées à La Converse à ce sujet.
Chaque entretien a été fait individuellement, mais les témoignages de ces femmes concordent tous : les femmes noires, encore peu présentes dans l’espace médiatique québécois, font inévitablement face à des obstacles.
« La télévision québécoise a longtemps été faite pour et par la majorité blanche »
Une étude réalisée en 2022 par l’Association canadienne des journalistes révèle qu’il existe un déséquilibre au Canada dans la représentation des femmes journalistes au sein du paysage médiatique. Parmi celles qui occupent un poste dans les médias, 66 % sont Blanches, et 3,3 %, Noires. De plus, 8 salles de presse sur 10 ne comptent aucun journaliste noir.
Une réalité à laquelle sont confrontées les femmes que j’ai rencontrées, souvent les seules personnes noires dans leur environnement professionnel.
« Le Québec, c’est particulier au niveau des médias », commence Kharoll-Ann Souffrant, chroniqueuse à Noovo depuis 2021, travailleuse sociale et lauréate du prix dans la catégorie Auteur.e de l’année 2024 pour l’essai Le privilège de dénoncer au Gala Dynastie. « En grandissant ici, je n’ai jamais vu de personnes noires à la télévision », poursuit-elle.
La seule référence qu’elle garde en tête est Rima Elkouri, chroniqueuse de La Presse, d’origine maghrébine, mais pas noire. « Je me retrouvais quand même dans ce qu’elle disait. Elle écrivait tout ce que je pensais », nous dit-elle avec un soupçon de joie.
Cette sous-représentation des femmes noires dans les médias n’est pas sans conséquence, estime Sophie Fouron, journaliste et animatrice des émissions Tenir salon et La vie est un carnaval à TV5, qui a notamment reçu le prix de l’Animatrice télé de l’année au Gala Dynastie. Pour elle, ce phénomène a imposé une limite à ses aspirations professionnelles : « La télé québécoise a longtemps été conçue pour et par la majorité blanche, affirme-t-elle. Alors, pendant longtemps, je suis restée derrière la caméra. Inconsciemment, je pensais que devant, ce n’était pas ma place. Je ne me permettais pas de rêver à ça. »
D’origine haïtienne par son père et québécoise par sa mère, Sophie Fouron raconte avoir grandi dans un « environnement vraiment blanc », qui l’a longtemps empêchée de voir les discriminations auxquelles elle pouvait être confrontée. « Moi, je me considérais comme Québécoise. Je ne pensais pas à ma couleur et je ne pensais pas que les gens me voyaient différemment », laisse-t-elle tomber. Je pense que j’ai peut-être été volontairement aveugle, je me suis empêchée de voir que les gens me traitaient différemment ou me refusaient des contrats en raison de la couleur de ma peau ou encore de mon nom de famille qui ne sonne pas québécois. J’ai tendance à vouloir voir le beau chez les gens, avant de penser qu’ils ont des biais inconscients ou qu’ils font de la discrimination à mon égard », conclut-elle.
L’animatrice reconnaît néanmoins que son métissage lui a probablement facilité l’accès à certaines opportunités, contrairement à d’autres collègues à la peau plus foncée. « Être métisse, ça te permet de naviguer plus aisément parce que les gens sont moins confrontés à ta différence ou heurtés par elle, malheureusement. C’est un sujet tellement douloureux et délicat, mais le colorisme* dans les médias, ça existe. Moi, j’ai bénéficié de ces privilèges. Il y a des gens qui “passent mieux” aux yeux de certains décideurs parce qu’ils leur ressemblent un peu plus. Je parle de la majorité blanche », poursuit-elle sur un ton maussade.
Anne-Lovely Étienne, personnalité très présente sur les réseaux sociaux, est chroniqueuse et lauréate du prix Rédactrice d’opinion de l’année 2023. Elle souligne d’emblée un autre effet néfaste du manque de représentation : le doute persistant sur les compétences professionnelles des femmes noires. Selon elle, le manque d’accès de ces femmes à certains postes conduit leurs collègues ou responsables à remettre en question leur aptitude à exercer ces métiers. Une situation que la chroniqueuse a subie.
« Les collègues ne le font pas nécessairement de manière consciente, mais il y a toujours cette tendance à remettre notre professionnalisme en question, à me demander constamment si je suis certaine de ce que j’écris », déclare la chroniqueuse, visiblement lassée. Après un court silence, elle ajoute : « Ça se fait de manière très pernicieuse, mais quand on est la seule Noire parmi 25 journalistes, c’est ce qui arrive. »
« Ce n’est pas le message, mais la messagère, le problème »
Pour Kharoll-Ann, prendre la parole en tant que femme noire est plus difficile dans les médias, contrairement à leurs collègues blanches.
Elle exprime sans détour sa frustration : « Je ne veux pas sembler ingrate, mais il est indéniable qu’à compétence égale, je ne suis pas traitée de la même façon. Si j’aborde certains sujets, cela dérange. » Selon elle, ce n’est pas le message, mais bien la messagère, le problème.
Anne-Lovely constate elle aussi qu’elle est souvent réduite au silence lorsqu’elle essaie d’aborder certains sujets. « Chaque fois que j’exprime une opinion sur les questions raciales ou sur le racisme systémique, on préfère donner la parole à des chroniqueurs blancs », dit-elle en référence à la couverture médiatique du mouvement Black Lives Matter, en 2020.
Malia Kounkou, journaliste de pop culture à Urbania et chroniqueuse à NeoQuébec, est également très présente sur les réseaux sociaux. Lorsqu’elle aborde des enjeux touchant la communauté noire, elle rencontre des réactions défensives d’une partie du public. « Chaque fois, c’est considéré comme une plainte, un caprice ou encore du militantisme, et non du journalisme. » Elle poursuit : « C’est nécessaire, d’arrêter de classifier ces conversations comme étant du militantisme dès lors qu’elles concernent les Noir.e.s. Cela met fin à la discussion, comme si celle-ci n’avait aucune légitimité, alors qu’en réalité, elle est plus que cruciale. Nous devons tous participer à ces échanges. »
Malia rappelle que la présence des journalistes noir.e.s dans les salles de presse est essentielle pour assurer une couverture médiatique plus inclusive. « En tant que journaliste noire, ce qui va m’intéresser de façon instinctive, ce sont les enjeux de la communauté noire. C’est sur mon radar », déclare-t-elle d’un ton ferme. « Je préfère traiter des sujets qui sont proches de ma peau, plutôt que de grincer des dents parce que le sujet sera traité un peu comme une joke ou comme quelque chose d’original ! Alors que, non, ce n’est pas original, c’est mon quotidien », affirme-t-elle.
Sophie aborde le même sujet : « Même dans les médias, les revendications des minorités ne passent pas, parce que ça ébranle les privilèges. Les gens disent : “Nous, on était bien. Pourquoi vous venez revendiquer des choses ?” Parce que ce n’est pas tout le monde qui était bien ! » s’exclame-t-elle.
Malgré les discriminations subies, ces femmes journalistes restent déterminées à faire entendre leur voix.
« On doit arracher notre place parce qu’on ne veut pas nous la donner »
Selon la chroniqueuse Anne-Lovely, ce silence imposé aux femmes noires se perpétue en raison des stéréotypes que véhiculent notamment, ironiquement, les médias : « Il y a des biais inconscients qui nous collent à la peau. La femme noire est souvent représentée comme plaignarde, agressive, violente et criarde. » Un préjugé qui alimente les attaques et les critiques dirigées contre celles qui prennent la parole, estime la chroniqueuse.
Un exemple révélateur est l’expérience qu’elle a vécue après avoir dénoncé une vidéo jugée raciste de l’animateur et acteur Guillaume Lemay-Thivierge. Dans cette vidéo, ce dernier se filmait dans une forêt et tenait un bouleau sur lequel était gravé le mot en N. Son commentaire : « Des fois, la vie, c’est aussi de travailler. Travailler fort. Il y a une expression qui résume très bien. Des fois, c’est de dire, j’ai un gros boulot. » La vidéo a été supprimée depuis. Cependant, ses sous-entendus douteux ont conduit à son renvoi de son poste d’animateur de l’émission Chanteurs masqués.
Malgré tout, Anne-Lovely a été confrontée à une vague d’insultes durant plusieurs jours.
« C’est déjà difficile d’être simplement une femme avec des opinions, mais lorsqu’on est une femme noire, il y a toute une violence avec une connotation qui renvoie à la colonisation et à l’esclavage », explique celle qui a reçu des courriels et des commentaires du type : « Les colons avaient raison de vous violer ! »
Pour Kharoll-Ann, le combat pour faire entendre sa voix n’est pas une option. « Il faut arracher sa place. Pas seulement la prendre, mais l’arracher, car on ne veut pas nous la donner. Aujourd’hui, la situation commence à évoluer, mais les médias restent majoritairement dominés par les Blancs », déclare-t-elle.
« Le train avance lentement, mais il ne reculera plus »
Bien que la situation demeure complexe pour les femmes noires dans les médias, Kharoll-Ann Souffrant, Sophie Fouron, Anne-Lovely Étienne et Malia Kounkou demeurent confiantes en songeant à l’avenir. « Le train avance lentement, mais il ne reculera plus », résume Sophie Fouron.
Malia Kounkou, journaliste de 28 ans, est consciente qu’elle ne vit pas les mêmes difficultés que ses aînées dans le métier. Elle ajoute que les prochaines générations en vivront moins, mais que, pour cela, il faut continuer de s’imposer maintenant. « Les consciences s’ouvrent, et les gens se rendent compte de ce qu’on vit. C’est un poids qui repose sur nos épaules pour faire en sorte que ce qui concerne nos communautés soit aussi considéré par les autres. N’hésitons pas à parler des enjeux de notre communauté. »
Anne-Lovely Étienne, quant à elle, appelle ceux et celles qui se sentent relégués dans l’ombre à se révéler. « Montre ton talent parce qu’on en a besoin », exhorte-t-elle, mettant en avant l’importance de la diversité dans les médias québécois. « On ne peut pas juste être un frère ou une sœur noir.e à représenter tous les médias québécois », insiste-t-elle.
Dans cette quête pour la reconnaissance et l’égalité, certaines femmes trouvent leur voix en menant des actions de « réparation ».
Sophie Fouron s’applique notamment, dans Tenir salon, à donner la parole à ceux que la société marginalise. Dans cette émission documentaire, l’animatrice va à la rencontre de différentes communautés culturelles dans leurs salons de coiffure. « C’était, pour moi, comme de la télé de réparation. Je pense que, inconsciemment, je l’ai conçue ainsi. Je voulais remercier tous ces immigrants qui sont arrivés, qu’on n’entendait jamais, qui n’avaient jamais la parole, qui n’étaient jamais vus de façon humaine, qui n’étaient que des statistiques », laisse-t-elle tomber.
Elle conclut ainsi : « Mon statut et même ma couleur de peau servent à mettre d’autres en lumière et à dénoncer la discrimination, les injustices que vivaient mes sœurs et mes frères plus foncés. »
Le message est clair : si le chemin vers l’égalité peut paraître long, il est néanmoins certain. La détermination de femmes comme Kharoll-Ann Souffrant, Sophie Fouron, Anne-Lovely Étienne et Malia Kounkou à faire entendre leur voix constitue une source d’inspiration et garantit un avenir plus favorable aux prochaines générations dans les médias québécois.
Pour aller plus loin
Le colorisme : Le colorisme est une discrimination qui se concentre sur les nuances de teint de peau au sein d'un groupe donné. Cela peut se manifester par des préjugés favorables ou défavorables envers les individus en fonction de leur teint de peau. Les tons de peau plus clairs sont valorisés, tandis que les peaux plus foncées sont dévalorisées.