« J’ai dû créer mon propre monde pour vivre réellement » – de la scène au ring, ou briser les chaînes de l’adversité
Que l’on songe aux cordes d’un ring et à celles d’un violon, et on comprendra rapidement que rares sont ceux qui arrivent à jouer des deux ! Sarah-Judith Kayiri Hinse-Paré – musicienne, auteure, compositrice, interprète, et vice-championne de boxe du Canada dans sa catégorie – incarne une force aux nombreuses facettes. La Converse l’a rencontrée dans son studio d’enregistrement à LaSalle pour en savoir plus sur l’univers unique de cette artiste et athlète qui refuse de se laisser enfermer dans les limites qu’on a pu vouloir lui imposer.
« Kayiri est mon deuxième prénom, un prénom burkinabé », commence la jeune femme au style résolument hip-hop. « Ce prénom représente la capacité à ne pas se laisser influencer par le jugement des autres et à oser poursuivre ses propres aspirations. Il me correspond parfaitement ! » s’exclame l’artiste et athlète avant d’ajouter : « On m’a souvent demandé de choisir entre le sport et la musique, mais pour moi, c’était impensable de choisir l’un au détriment de l’autre. »
Vêtue d’une veste en jean et d’une jupe assortie, Kayiri complète son look avec une casquette blanc et rose portant son prénom. Ses grandes boucles d’oreilles en forme d’Afrique se balancent doucement, célébrant fièrement ses racines burkinabè.
« Je n’étais pas libre d’être moi-même »
Originaire de Gatineau, Kayiri confie s’être toujours sentie marginalisée en raison de la couleur de sa peau métissée. Elle dont le père est noir et la mère blanche a grandi en tant que minorité, ce qu’elle a vivement ressenti durant son enfance. « C’était difficile, honnêtement, de grandir à Gatineau. Je trouvais qu’il n’y avait pas beaucoup de gens qui me ressemblaient. Au primaire, j’étais la seule Noire ; donc, je suis très chanceuse d’avoir rencontré la musique très tôt ; c’est ce qui a été mon refuge… Je n’étais pas dans mon environnement, je n’étais pas libre d’être moi-même », conclut-elle.
Dès l’âge de sept ans, Kayiri jongle avec le sport et le violon, deux passions qui ne vont jamais l’abandonner. « J’aime créer, faire du sport, bouger, insiste-t-elle. Bien que j’aie exploré différents sports, le violon est resté une constante dans ma vie. Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours pratiqué le sport et la musique en même temps. »
C’est au cégep, après avoir vécu du harcèlement, que la jeune fille décide pour la première fois de mettre de côté ses activités sportives, ce qu’elle va faire pendant plusieurs années. « Je préfère éviter d’entrer dans les détails, mais cette période m’a plongée dans la dépression », confie-t-elle laconiquement pour ne pas s’attarder sur cet épisode de sa vie. « Pendant cette épreuve, j’ai pris beaucoup de poids parce que je mangeais mes émotions », avoue-t-elle sans détour.
En 2010, elle déménage à Montréal pour étudier au Conservatoire de musique de Montréal. Kayiri reprend peu à peu confiance en elle, alors que sa carrière musicale décolle. « Un univers incroyable s’est ouvert à moi, se souvient-elle avec enthousiasme. J’ai commencé à jouer avec des groupes, à me produire davantage, et j’ai même commencé à voyager avec ma musique. »
« Ç’a changé ma vie, de ressentir de la force pour la première fois »
C’est aussi à ce moment-là que l’artiste décide de reprendre sa santé en main. En entrant dans le gymnase Underdog, la jeune femme ne s’attendait pas à ce que la boxe devienne une partie intégrante de sa vie. « C’est drôle, la boxe n’était vraiment pas quelque chose que j’aurais imaginé faire », raconte-t-elle avec un sourire amusé. Au départ, la jeune femme cherchait simplement une salle de sport pour perdre le poids accumulé durant ses années de dépression.
Mais son coach, voyant son potentiel, lui propose quelque chose de différent. « Il est venu me voir et m’a dit : “Tu es vraiment athlétique. Peut-être que ça te ferait du bien de faire un sport de combat.” Je lui ai répondu : “Non, je ne suis pas violente” », se souvient-elle en éclatant de rire. « C’est vrai que j’avais pas mal de préjugés sur la boxe. Je pensais que c’était le mal. Et pourtant… J’ai vu tellement de gens se transformer », raconte-t-elle en esquissant un sourire. « J’ai vu des gars qui étaient dans des gangs retourner aux études, refaire leur vie. Moi-même, je me suis transformée au travers de la boxe. » Du même souffle, elle ajoute : « Ç’a changé ma vie, de ressentir de la force pour la première fois. De reprendre possession de mes moyens. »
Se remémorant ses débuts, elle poursuit : « En tant que violoniste classique, j’étais habituée à rester dans l’ombre, à pratiquer seule, sans parler aux autres. Mais à ce moment-là, la jeune Kayiri de 20 ans, qui frappe dans les gants avec des garçons... C’était incroyable. »
« Finalement, je suis montée dans le ring et j’ai commencé à faire des combats. Mon premier match, ç’a été assez drôle ; j’ai gagné très facilement, raconte-t-elle. Puis, juste après le combat, j’ai conduit jusqu’à Montréal parce que je jouais à un gala de musique. » Elle reprend : « La boxe exige énormément de discipline, mais c’est aussi le cas pour la musique. Pour réussir, il faut se fixer un emploi du temps, des objectifs clairs, et s’y tenir. En ce moment, j’ai pris une pause de la boxe. Je trouve qu’il y a un équilibre à trouver, des pauses à prendre. Là, je vais vraiment pousser la musique. J’ai un message à partager », laisse-t-elle tomber.
Violence conjugale : « Qui aurait cru que ça pouvait arriver à une boxeuse ? »
Pour Kayiri, la musique est un exutoire, un moyen de se libérer des douleurs enfouies. Son dernier single, Avoir le dessus, en est un exemple. « J’ai écrit cette chanson pendant la pandémie, une période qui m’a permis de prendre du recul », raconte-t-elle. « On me demandait pourquoi j’avais ralenti mes sorties musicales, mais la vérité, c’est que je vivais de la violence conjugale », confie-t-elle, le regard perçant.
« Quand on pense à une boxeuse, on imagine la force, la résilience. Pourtant, j’ai été victime de violence conjugale. Qui aurait cru que cela pouvait arriver à une boxeuse ? Pourtant, c’est arrivé. »
Après avoir partagé son histoire, elle a compris combien c’était commun. Dans les sports de combat, beaucoup de femmes subissent des violences, mais elles gardent souvent le silence. Selon la boxeuse, la raison de ce silence est le sentiment de honte que ces femmes éprouvent. « Le premier sentiment qu’on a, quand on a été victime de violence conjugale, c’est la honte. En devenant une victime, on a honte, car on n’a rien décidé. C’est une personne extérieure qui vient poser une action, et ça t’amène à entrer dans une catégorie de victimes », explique-t-elle.
« Moi, c’est arrivé au même moment où on parlait de féminicides, pendant la pandémie. Donc, je me suis dit : “Ah ! Je fais partie de ces femmes-là” », lâche-t-elle en riant nerveusement.
« Le lendemain où j’ai été étranglée par mon ex, j’étais tellement confuse… Je me suis demandé comment j’avais pu être aussi naïve, comment je ne l’avais pas vu avant ? Puis là, la honte embarque. Je suis une victime de violence conjugale, la honte ! » s’exclame-t-elle. Après un court instant, elle reprend : « Puis, certaines personnes n’en parlent pas, simplement parce qu’elles sont dans le déni. Beaucoup subissent des violences physiques, mais il y a aussi toutes les violences psychologiques et émotionnelles qui précèdent la violence physique. Pour moi, la violence physique n’est arrivée qu’une fois – il m’a étranglée –, mais les violences verbales avaient commencé dès le début de la relation. »
Si Kayiri peut aujourd’hui en parler, c’est parce qu’elle estime être dans un bon processus de guérison. « Je suis très ouverte à l’idée d’en parler et d’être la voix des femmes qui sont dans ces situations-là. Être victime ne signifie pas être vaincue. On peut surmonter les pires épreuves et ne pas se laisser enfermer dans le rôle de victime. On peut décider de ne plus écouter ces voix négatives dans notre tête », martèle-t-elle.
« Les histoires douloureuses font partie de moi, mais elles ne me définissent pas : j’ai le choix entre me laisser ralentir par ces épreuves ou bien continuer à avancer, à réaliser mes rêves, à grandir. »
Briser ses limites
Pour faire passer ce message de résilience et d’espoir, Kayiri ne se limite pas à la scène. Elle s’engage aussi auprès des jeunes, notamment dans le cadre d’ateliers d’écriture qu’elle anime dans les écoles. « Travailler avec eux me permet de voir à quel point la culture contemporaine, marquée par la violence dans les jeux et les influences négatives, façonne leur vision du monde et leur énergie », confie-t-elle. « Je fais aussi des ateliers dans les prisons avec les femmes », ajoute-t-elle. Forte de son parcours marqué par les obstacles, Kayiri explique avoir une capacité à créer des liens profonds avec des jeunes de tous les horizons. « Mes expériences me donnent une grande empathie et une compréhension de leur réalité. »
Kayiri encourage les jeunes à explorer leurs rêves, à imaginer des horizons qu’ils n’ont peut-être jamais envisagés auparavant, à ouvrir des portes et à dépasser leurs limites. « Pour moi, la vie consiste à chercher sans cesse à grandir et à devenir une meilleure version de soi-même », insiste-t-elle, les mains parlantes.
Son message est clair : « Vous pouvez accomplir tout ce que vous souhaitez dans la vie. Les limites sont une invention humaine. Les grands inventeurs et les grands créateurs ont souvent réussi en allant au-delà de ce qu’on leur disait être possible. Si vous rencontrez une limite, analysez-la, adaptez-vous et continuez à avancer. Ne vous laissez pas freiner par les limitations imposées par les autres. Suivez votre cœur, poursuivez vos rêves et n’arrêtez pas à cause des obstacles. »