Migrations
La police de Montréal traque encore les sans-papiers
31/3/24
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Sonia Ekiyor-Katimi
Initiative de journalisme local
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Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) appelle encore l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) pour vérifier le statut des personnes migrantes, selon des chiffres obtenus par La Converse. 

En 2023, le SPVM a passé 1 061 coups de fil à l’Agence pour « détermination du statut, demandes de mandat et demandes d’expulsion antérieures », selon une porte-parole de l’ASFC dans un courriel. 

Si ce chiffre marque une claire diminution des appels par rapport aux années précédentes, ils viennent néanmoins miner la confiance des personnes sans statut dans la métropole, croient certains experts. 

Le service de police de la ville de Toronto a dépassé celui de Montréal pour les vérifications en 2023. Mais cela n’a pas toujours été le cas. La métropole ontarienne a eu recours à l’ASFC 1 330 fois en 2023, alors que le service de police de Vancouver n’a téléphoné à l’agence que 552 fois.

« À Montréal, ce chiffre tournait autour de 3 500 appels annuels au cours des années précédentes », rapporte Caroline Labelle, une porte-parole du SPVM.

Si cela représente un pas dans la bonne direction afin d’inclure les personnes sans statut dans la vie municipale, il faudrait cependant mettre fin entièrement à la collaboration entre la police et l’agence fédérale, qui a le pouvoir d’ordonner des déportations ou des détentions, selon un professeur de l’Université Concordia. 

« La première chose à faire, ce serait d’arrêter la collaboration entre le gouvernement municipal et l’ASFC. Oui, il y a une amélioration [parce qu’il y a moins d’appels], mais la collaboration existe encore », déplore Ted Rutland, professeur au Département de géographie, d’urbanisme et d’environnement. 

Les policiers ont quatre raisons d’appeler l’Agence des services frontaliers du Canada pour vérifier le statut migratoire d’une personne. 

D’abord, dans le cadre d’une enquête quand la sécurité d’une autre personne est en jeu. Ensuite, pour des vérifications de permis de conduire et d’immatriculation. Puis, pour une enquête sur des infractions criminelles dans le cadre de laquelle la personne arrêtée fait l’objet d’un mandat d’arrêt. Et enfin, dans le cadre d’une enquête avec mandat. 

Craintes de vérification de statut

Cette collaboration avec l’ASFC devient un peu « l’angle mort de la police », croit Louis-Philippe Jannard, qui est l’un des coordonnateurs à la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI). Son sujet de recherche au doctorat a d’ailleurs porté sur la question des pratiques de détention des agents de l’ASFC. 

« Lors de l’une de mes entrevues avec un agent, on m’a dit que le SPVM était même un partenaire principal », relate-t-il. 

Le fait que les migrants savent que des vérifications peuvent être faites, même sous de faibles prétextes, « vient nuire à leur mission de protection du public. On peut penser au cas où une personne se blesse et aurait besoin d’une ambulance. Est-ce qu’un premier répondant va vérifier l’identité d’une personne ? Non, mais cette personne sans statut pourrait hésiter à composer le 911 par crainte qu’on fasse une recherche sur son identité. » 

Une autre inquiétude ? La détention dans un centre de surveillance de l’immigration. L’un d’entre eux se trouve à Laval. Les personnes sans statut qui représentent un risque selon l’Agence des services frontaliers du Canada, ou dont on n’arrive pas à confirmer l’identité ou qui sont en attente de déportation, mais qu’on craint de ne pas voir se présenter au moment de leur renvoi, peuvent être détenues là-bas.

« Ce qui est sûr c’est que, si la personne fait l’objet d’une mesure de renvoi, ça peut mener à une déportation. Si la personne est sans statut et que ça fait un bout de temps qu’elle est au Canada et qu’elle ne respecte pas la mesure de renvoi, j’imagine que c’est utilisé par l’Agence pour mener à une détention [au centre de Laval] », explique M. Jannard. 

De son côté, Ted Rutland ajoute que, au-delà de la crainte occasionnée par une vérification de statut, il y a la peur tout court d’être arrêté pour des raisons futiles. 

« Nous savons que le service de police arrête beaucoup plus souvent les personnes racisées pour des contrôles routiers, par exemple. Si ces personnes racisées sont en plus des personnes sans statut, le risque augmente pour elles », déplore le professeur. 

Il cite un rapport rédigé l’an dernier qui analyse la surreprésentation des personnes racisées dans les interpellations policières. Selon ce document, les personnes noires couraient 3,5 fois plus de risques d’être interpellées que les personnes blanches et 2,6 fois plus que les personnes d’origine arabe. 

Origine d’une ville sanctuaire

Le concept de « ville sanctuaire » est né en 1979 à Los Angeles, aux États-Unis. Celui-ci est devenu de plus en plus populaire dans les années 1980 et 1990 chez nos voisins du sud, alors que de nombreux réfugiés du Guatemala et du Salvador fuyaient la violence dans leur pays. 

La politique d’une « ville sanctuaire », bien qu’elle ne soit nulle part officiellement définie, est de ne pas demander aux résidents des preuves de citoyenneté et de ne pas les dénoncer aux douaniers s’ils sont sans-papiers.

« Une ville sanctuaire signifie essentiellement que, si vous vivez dans notre ville, vous êtes notre voisin, vous faites partie de notre communauté, peu importe ce que fait le gouvernement fédéral. La municipalité ne se préoccupera donc pas de votre statut migratoire, elle vous traitera comme un citoyen », précise M. Rutland.

Montréal, une ville sanctuaire ? 

Il faut ici remonter à 2017, année où l’ancien président américain Donald Trump a fermé la porte aux ressortissants de sept pays à majorité musulmane en vertu d’un décret présidentiel – communément appelé le « Muslim Ban ». Les ressortissants d’Iraq, d’Iran, de Somalie, du Soudan, du Yémen, de Libye et de Syrie ont alors été interdits d’entrer aux États-Unis. 

C’est dans ce contexte que l’ex-maire montréalais Denis Coderre avait affirmé que Montréal était une « ville sanctuaire ». Cela n’était que symbolique, selon plusieurs personnes. 

« Le fait qu’il y ait encore des appels [du SPVM à l’ASFC], ça remet en question l’appellation de Montréal comme ville sanctuaire. On ne peut pas affirmer que Montréal est une ville sanctuaire », martèle M. Jannard lors de notre appel téléphonique.

En 2020, le SPVM a instauré plus de mesures pour éviter des appels directs à l’Agence des services frontaliers du Canada. « Les policières et policiers du SPVM doivent d’abord aviser un superviseur et obtenir son autorisation avant de communiquer avec l’ASFC », détaille Mme Labelle du SPVM. 

Par ailleurs, si une personne est appréhendée par des agents, mais qu’elle n’est pas visée par un mandat d’arrêt et est sans statut, cette personne sera aidée par les policiers de Montréal, poursuit Mme Labelle.

« En collaboration avec les partenaires du réseau de la santé, des services sociaux et communautaires, les policières et les policiers dirigent les personnes sans-papiers vers des ressources qui leur viendront en aide, selon leur situation », affirme la porte-parole du SPVM. 

Ted Rutland croit cependant que les personnes sans statut n’ont pas nécessairement confiance en ce processus. Le professeur de l’Université Concordia décrit également un contexte où ces personnes, par crainte d’être arrêtées et possiblement déportées, vont complètement changer leur mode de vie. 

« Les personnes sans-papiers doivent modifier leur vie et leurs habitudes de diverses manières qui vont à l’encontre de notre idée de ville libre, avance-t-il. Si vous êtes sans-papiers et que vous faites du vélo, que vous utilisez un véhicule, la police peut vous arrêter et vous demander une pièce d’identité. Si j’étais sans-papiers, je ne ferais pas de vélo. Je marcherais ou je prendrais le transport en commun. » 

L’actualité à travers le dialogue.
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